"Supprimer les programmes d'aide aux pays pauvres serait une catastrophe" Par Esther Duflo, économiste, professeur au Massachusetts Institute of Technology
DANS
UN CHAT SUR LEMONDE.FR, ESTHER DUFLO, ÉCONOMISTE ET PROFESSEUR AU MIT,
EXPLIQUE QU'IL SERAIT TRÈS IMPORTANT QUE, DANS LE FUTUR, ON ÉVALUE
L'IMPACT DES POLITIQUES PUBLIQUES OU LES PROJETS DES ONG FINANCÉS PAR
L'AIDE ET MENÉS DANS LES PAYS PAUVRES.
Hublélan : Quel regard portez-vous sur la politique de lutte contre la pauvreté menée en France ces dernières années ?
Esther
Duflo : Il y a deux aspects dans cette question : y a-t-on mis les
moyens nécessaires ? Et à mon avis, la réponse est non, en particulier
en raison d'autres décisions fiscales. Autre aspect : la méthode, et
sur ce point, je suis plus positive, en particulier sur le travail fait
par Martin Hirsch quand il était haut commissaire aux solidarités
actives, où il a lancé le fonds d'expérimentation qui a permis à des
centaines de projets issus de toute la France de différents acteurs –
missions locales, municipalités, ONG – de proposer des idées.
Le programme était financé, et l'évaluation de ce programme aussi. Je trouve cette approche très riche et très porteuse.
Gandalf
: Quelle doit être la priorité de la lutte contre la pauvreté :
la création de nouvelles richesses ou bien une meilleure répartition
des richesses existantes ?
Les deux. Je pense que l'on ne
peut pas faire l'un sans l'autre, en particulier on ne peut pas se
concentrer sur la création de nouvelles richesses en disant : les
choses vont se répartir et cela aidera tout le monde. Pour que les
pauvres puissent bénéficier des nouvelles richesses, il leur faut en
avoir les moyens. Une éducation correcte, un état de santé correct, un
logement, un accès aux transports en France, une nutrition correcte
dans les pays les plus pauvres. Et on ne peut y arriver sans avoir une répartition des richesses plus équitable, en particulier en bas de la distribution.
Guest
: Pensez-vous que, depuis la crise, la réduction de la pauvreté a été
largement reléguée derrière des objectifs comme le retour rapide à la
croissance et la réduction des déficits (alors que ceux-ci sont
facteurs d'inégalités) par les organismes internationaux (FMI) et les
puissances occidentales ?
Dans les pays riches, j'ai
l'impression que cette tentation est présente et que juste après la
crise, il y a eu une conscience claire, dans les gouvernements, qu'il
était important d'offrir à chacun une sécurité de base. On a lancé des
plans de relance, on a fait des efforts de stimulation de l'économie
pour combattre le chômage. Après le pic de la crise, plusieurs pays ont
changé de priorité. Par exemple aux Etats-Unis, en Angleterre, en
France. Ils se sont dit : il est important de réduire les déficits le
plus vite possible, et essaient maintenant de faire des économies aux
dépens de programmes sociaux. Ils essaient de garder les minima
sociaux, mais leurs objectifs de réduction des déficits sont tels que
cela me paraît impossible de le faire sans augmenter les impôts, ou en
diminuant les programmes sociaux. Dans les pays pauvres, je pense
que cela n'a pas été le cas. Juste après la crise, il y a eu une peur
que les budgets des pays s'effondrent à cause de l'effondrement du
cours des biens primaires et de l'aide extérieure. Or l'effondrement de
l'aide extérieure n'a pas eu lieu. Elle aura peut-être lieu dans le
futur, quand les gouvernements des pays riches essaieront de combler
leur déficit, mais pour l'instant, les budgets d'aide ont été
maintenus. Même celui du gouvernement de Cameron en Angleterre. Cela
correspond à une perception qui, je crois, est juste de la part des
gouvernements des pays riches et des institutions internationales que
de laisser des programmes qui existent, d'éducation, de santé,
s'effondrer dans les pays pauvres, ce serait une catastrophe.
Lydia : Le système monétaire actuel n'est-il pas un frein à la lutte contre la pauvreté ?
Non,
je ne pense pas. Ce qui est important dans la lutte contre la pauvreté,
c'est : quel budget on y consacre, ce qui est une question fiscale
plutôt que monétaire. Et d'autre part, comment on dépense cet argent ?
De manière utile ou non ? C'est une question de définition de la bonne
politique publique, et à nouveau pas une question monétaire.
Ben
: Pensez-vous que l'aide publique au développement déversée depuis des
années sur des pays dits "en voie de développement" soit d'une réelle
utilité ? Certains intellectuels des pays du Sud sont convaincus du
contraire...
C'est une excellente question à laquelle il
est regrettable qu'on n'ait pas vraiment de bonne réponse. Ce qui est
désastreux, c'est qu'on ne le sait pas, tout simplement. Il est
possible que l'aide qui a été apportée ait été très utile, il est
possible qu'elle n'ait servi à rien. On n'a pas éléments pour le dire
car les projets financés avec cette aide n'ont pour la plupart pas été
évalués de manière systématique. Donc on passe souvent d'une
politique à une autre, un peu comme on change de mode : les grands
barrages, l'éducation, le micro-crédit, retour aux grands barrages,
sans tirer les leçons de ce qui a été fait par le passé. Et c'est pour
cela qu'on peut avoir des gens tout à fait raisonnables qui pensent que
l'aide a été inutile, voire nuisible. Ce qui est très important,
c'est de jauger cela et de faire en sorte que, dans le futur, on évalue
l'impact des politiques publiques financées par l'aide ou des projets
des ONG financés par l'aide, de manière que, si vous reposez votre
question dans dix ans, on puisse vous donner une réponse.
Al Abass : Que peut-on faire après 2015 et l'arrivée à échéance des objectifs du millénaire ?
Il
est important de ne pas se fixer sur les objectifs du millénaire et sur
2015 comme date butoir. Les objectifs du millénaire sont un ensemble de
buts que la communauté internationale s'est fixés en l'an 2000 et qui
devaient être accomplis d'ici à 2015. Par exemple, diviser la pauvreté
par deux, faire en sorte que chaque enfant ait droit à une éducation
primaire et jusqu'à la fin du collège, réduire la mortalité infantile
et maternelle, etc. Les objectifs du millénaire ont leur utilité
dans la mesure où ils ont permis de concentrer les regards et les
énergies sur ce qui constituait les standards minimum d'une vie décente
pour chaque personne. Mais une fois qu'on sera en 2015, si on est
parvenu aux objectifs du millénaire, il faudra continuer sur cette
lancée pour faire mieux. Par exemple, si tous les enfants sont à
l'école, il faudra se demander comment faire en sorte qu'ils y
apprennent quelque chose, ce qui n'est souvent pas le cas aujourd'hui. Et si on n'est pas parvenu aux objectifs du millénaire, il faudra continuer à y travailler. Est-ce
qu'il sera nécessaire et souhaitable de fixer d'autres objectifs en
2015 ? C'est possible. Simplement à cause de ce pouvoir rhétorique, ce
pouvoir sur l'imaginaire collectif que ces objectifs simples peuvent
avoir.
CelticPogo
: On le sait : d'ici à 2050, nous serons 9 milliards sur Terre, or
l'environnement est déjà très fragilisé par la pression anthropique...
lutter contre la pauvreté ne peut donc pas se faire sans une prise en
compte des facteurs environnementaux : comment les intégrer dans les
politiques de lutte contre la pauvreté ?
C'est absolument
vrai que la dimension de l'environnement doit être prise en compte dans
la lutte contre la pauvreté. Ne serait-ce que parce que les pauvres
subissent bien plus que les riches les coûts d'une dégradation de
l'environnement et du climat. Par exemple, une étude a montré que
quand il fait chaud en Inde – au-delà de 35°C –, la mortalité dans les
zones rurales augmente d'un facteur de 10. Alors qu'aux Etats-Unis, les
mêmes excès de température ne se traduisent quasiment par aucune
mortalité excessive. On peut imaginer ce qui s'était passé pendant la
vague de chaleur en France multiplié par 100 pour comprendre la gravité
d'un réchauffement climatique pour les pays qui sont déjà chauds et
pauvres. Cela dit, cela ne veut pas dire que les programmes de lutte
contre la pauvreté doivent eux-mêmes forcément incorporer la dimension
du climat ou de l'environnement. Les gains les plus grands en terme de
protection de l'environnement sont dans la réduction de la consommation
d'énergie par les plus riches, et le changement du type d'énergie
utilisé. Si trois usines à charbon sont fermées en Inde, qui
fournissent l'énergie pour fabriquer nos i-Pod et qu'on les remplace
par de l'énergie solaire ou éolienne, cela aura plus d'effet sur
l'environnement que si on essaie de convaincre des milliers de pauvres
indiens d'utiliser moins d'énergie, ou plutôt des plaques solaires.
Al
Abass : Pour une aide accessible à tous, les pays donateurs de l'aide
au développement doivent-ils continuer leurs soutiens budgétaires aux
gouvernements ou plutôt distiller leurs aides via les acteurs non
étatiques et autres autorités locales ?
C'est une
question à laquelle il est difficile de répondre en général, parce
qu'elle dépend étroitement du contexte. On ne peut donner du support
budgétaire global qu'à des gouvernements qui sont capables de le
dépenser bien, quand leur politique inspire confiance. Ne faire que du
support budgétaire, cela voudrait dire ne pas travailler avec certains
pays dans lesquels il est difficile de travailler directement avec le
gouvernement, justement où les populations ont le plus besoin
d'assistance. En revanche, dans les pays qui fonctionnent bien, le
support budgétaire global a l'avantage de demander moins de démarches
administratives auprès du pays qui reçoit l'argent et qui n'est pas
obligé de rencontrer des donateurs toutes les deux minutes. Cela
s'achemine plus vers un partenariat, qui peut être plus efficace pour
tout le monde. Donc une combinaison des deux est probablement ce qui
est nécessaire.
Zizou :
Avez-vous des exemples en tête de politiques de lutte contre la
pauvreté réussies (que ce soit dans un pays dit "riche" ou un pays
pauvre) ?
J'ai des exemples de programmes qui sont
extrêmement efficaces. Par exemple après la deuxième guerre mondiale,
il y a eu un effort des pays riches et des pays pauvres pour faire
adopter dans les pays pauvres les innovations technologiques
pharmaceutiques : vaccination, pénicilline, lutte contre le paludisme,
qui s'est traduit par une augmentation considérable de l'espérance de
vie dans les pays pauvres et une convergence de l'espérance de vie des
pays pauvres remarquable, en quelques décennies. A un pôle
complètement opposé, je parlais du fait que les enfants vont à l'école
mais y apprennent très peu. Il y a un programme de soutien scolaire qui
a été évalué, qui utilise les ressources de la communauté : des jeunes
gens ou des jeunes filles qui ont fini leur éducation secondaire, qui
ont du temps pour aider leurs petits frères et leurs petites sœurs.
C'est un programme très peu cher, qui peut être mis en place à grande
échelle et qui a des résultats importants sur l'apprentissage de la
lecture, des mathématiques, etc. Le premier exemple vient d'un
effort international coordonné, et le second est un programme inventé
par une ONG indienne qui se répand du Sud vers le Sud : Inde, Kenya,
Ghana.
Manuel
: Le FMI a prôné la spécialisation (avec les plans d'ajustement
structurels) de certains pays dans le domaine agricole (café ou cacao
pour certains pays) en se basant sur la théorie de l'avantage
comparatif. Cela n'a-t-il pas créé un détachement des politiques
publiques pour l'agriculture vivrière et donc un risque pour les
populations locales, dorénavant dépendantes des marchés internationaux
; et de plus entraîné une pauvreté accrue des paysans ?
Je
pense que votre question fait référence à des politiques plus anciennes
du FMI. Je pense que le FMI aujourd'hui ne recommande pas une
spécialisation complète. A juste titre, car la spécialisation dans un
secteur, quel qu'il soit, vivrier ou commercial, entraîne une
variabilité des revenus qui est pernicieuse, difficile à gérer pour un
pays, et surtout pour les individus concernés. La théorie des
avantages comparatifs ne fonctionne pas très bien en l'absence de
mécanismes d'assurance. Etre spécialisé dans un secteur, en théorie,
c'est très bien, mais en pratique, quand le cours de ce secteur
fluctue, si on n'a pas les moyens de s'assurer contre cette
fluctuation, on peut se retrouver avec pas grand-chose quand les prix
sont bas.
Suzette : La
pauvreté, n'est-ce pas d'abord un sentiment lié à l'écart entre riches
et pauvres ? Plutôt que de l'aide "physique", la priorité n'est-elle
pas d'assurer l'homogénéité des sociétés ?
C'est une
question un peu philosophique. Je le dis sans ironie, c'est une
question profonde, sur ce qui est important pour l'être humain : un
certain niveau de bien-être ou niveau de bien-être comparé aux autres. Mon
avis personnel, c'est qu'il y a les deux. Surtout pour les très
pauvres, il y a un niveau minimum d'existence physique qui doit être
atteint pour pouvoir se réaliser complètement comme humain. Cela a donc
du sens de parler de seuil de pauvreté universel. Dans les pays plus
riches, où ce seuil est atteint, où les besoins de base sont pris en
compte, effectivement, l'inégalité joue à plein, puisqu'elle détermine
la place de chacun dans la société, le rôle qu'il peut y jouer, son
regard sur lui-même, qui font partie du bien-être aussi. Il ne faut pas
oublier le seuil minimum quand on pense à quelqu'un qui vit avec moins
de 1 dollar par jour.
Fabien
: Pensez-vous qu'instaurer un "reste-à-vivre" minimum pour vivre
en France serait pertinent plutôt qu'un revenu minimum ?
Oui,
vous avez raison. En principe, les deux sont liés, mais en pratique, il
serait peut-être plus transparent de penser en termes de
"reste-à-vivre". Comme l'a montré le livre La Révolution fiscale de
Piketty, Saez et Landais, la fiscalité qui pèse sur les minima sociaux
est mal comprise par le public.
Matthieu
: Vous insistez dans vos ouvrages sur la nécessaire place des citoyens
dans l'élaboration des politiques publiques sur la pauvreté. Que
pensez-vous des initiatives telles que celles de l'économie sociale et
solidaire, où toutes les parties prenantes sont associées ? Pensez-vous
qu'il faille développer cette approche en France ?
Oui,
je pense que c'est une approche très riche. Je pense qu'un des
problèmes des politiques sociales dans les pays riches et dans les pays
pauvres, c'est qu'elles s'appuient souvent sur une mauvaise
compréhension des réels problèmes qu'on essaie de régler. Et que si
tous les intervenants étaient pris en compte et consultés au moment de
la définition de ces politiques – en France, les syndicats, les
non-syndiqués, les élus, etc. –, on aurait des chances d'avoir des
politiques plus créatives, plus intelligentes, plus efficaces. C'est
pourquoi je trouvais l'initiative de Martin Hirsch extrêmement riche,
car c'était un moyen de faire intervenir dans la formulation de
propositions des voix qu'on n'entend pas, alors que les idées sont là.
Bv : Pensez-vous que la taxe sur les transactions financières soit l'une des solutions au problème du développement ?
Cela
peut être une solution partielle, car le réservoir financier potentiel,
si on le compare avec le budget des pays en développement, n'est pas si
élevé que cela. Ce qui m'inquiète dans ce genre d'idées, c'est : est-ce
que cela va se substituer aux budgets qui sont déjà dépensés, ou s'y
ajouter ? Dans le premier cas, ça n'apporte pas grand-chose, et dans le
second, c'est toujours ça de pris. On ne peut pas vraiment le savoir avant d'avoir essayé.
Damien
Moyen-Orient : Etant donné les niveaux des dettes dans le système
actuel, le retour de l'inflation, la probable remontée des taux
d'intérêt, etc., êtes-vous plutôt optimiste sur la situation à venir
dans le monde ? Et si vous êtes pessimiste, ne pensez-vous pas que la
montée de la pauvreté sera mécanique ?
Personne ne sait
vraiment ce qui va arriver à l'économie mondiale dans les prochaines
années. Je ne peux donc pas répondre à la première partie de votre
question. Pour la deuxième partie, je crois que ce n'est pas évident.
Si on définit la pauvreté comme un manque de revenus mais aussi comme
des conditions de vie, plus généralement – la santé, l'éducation, la
nutrition, le développement personnel –, alors les rapports entre cette
pauvreté et l'économie d'un pays, la croissance d'un pays, encore plus
la croissance du monde, ne sont pas si étroits que cela.
Julie : Pensez-vous que la micro-finance soit un moyen efficace de lutter contre la pauvreté ?
Oui.
La micro-finance est en tout cas un outil efficace parmi d'autres
outils de lutte contre la pauvreté. Ce n'est pas une solution miracle,
mais cela donne à des familles qui en sont autrement privées la
possibilité d'inscrire leur vie dans le temps, de penser à se
construire un futur, alors qu'en l'absence d'accès au crédit, et
souvent à l'épargne, elles sont circonscrites dans le présent. C'est
quelque chose qui est enrichissant en tant que tel, même si cela ne va
pas transformer tous les ramasseurs d'ordures en Bill Gates...
Chat modéré par Anne Rodier
Mars 2011
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