Les investissements se multiplient pour que l'Afrique ait accès à l'Internet à grande vitesse
Par Philippe Bernard
Ce
connecter sur Internet en Afrique, c'est comme téléphoner en France
dans les années 1960. Connections aléatoires, vitesse de transmission
désespérante, pannes inopinées, avec, parfois, la coupure d'électricité
qui rend vaines des heures de patience. "Une charrette à ânes sur une
autoroute", résume un internaute du Mozambique sur le site de la BBC.
Au Kenya, une publicité pour l'Internet rapide met en scène un homme
d'affaires excédé se tapant la tête sur son ordinateur.
C'est
donc une bonne nouvelle pour le continent : le premier câble de fibres
optiques reliant la côte est à l'Europe et à l'Asie vient d'être
inauguré dans les ports de Mombasa (Kenya) et Dar es-Salaam (Tanzanie).
Sur 17 000 kilomètres à travers l'océan Indien, cette nouvelle artère
de la planète communicante connecte l'Afrique du Sud, le Mozambique, la
Tanzanie à Marseille, Londres et Bombay. La moitié de l'investissement
de 420 millions d'euros a été consentie par des opérateurs et des
investisseurs sud-africains, l'autre moitié par des Kenyans et des
Américains.
Peu avares de formules grandiloquentes, les
promoteurs de ce câble baptisé "Seacom" annoncent une réduction de 90 %
du coût d'accès à l'Internet rapide pour les opérateurs et un débit
décuplé. De fait, les nouvelles capacités offertes devraient améliorer
les performances et les prix d'un Internet africain souvent dépendant
des liaisons satellites, plus coûteuses et moins efficaces.
Mais "l'aube d'une nouvelle ère pour les communications", selon leurs propos, n'est pas un événement unique.
Dans
la seule année à venir, quatre autres câbles - deux en Afrique de
l'Ouest (GLO-1 et MaIN OnE), deux à l'est du continent (TEAMs et EASSy)
- vont être mis en service, et deux autres d'ici à 2012. L'accélération
est considérable : avant Seacom, l'Afrique de l'Est n'était pas
desservie par la fibre optique, et l'Afrique de l'Ouest l'était par un
unique câble, SAT 3, en service depuis 2002. Plusieurs de ces
installations, dont la tête de pont est l'Afrique du Sud, seront prêtes
pour la Coupe du monde de football en 2010.
"Le changement a été
radical : l'Internet est désormais considéré comme un élément
stratégique par les gouvernants africains, constate Georges Krebs,
directeur général adjoint des réseaux sous-marins chez Alcatel-Lucent,
un des principaux fournisseurs de câbles. Une coupure d'Internet est
ressentie aussi durement qu'une panne d'électricité. Des coupures
accidentelles au Soudan ou en Egypte ont été traitées comme des
affaires d'Etat."
Education, médecine, centres d'appels,
tourisme, information : les applications de l'Internet ne manquent pas
sur un continent qui, contre toute attente, a adopté massivement et
rapidement le téléphone portable comme un substitut à l'indigence des
routes et du réseau de téléphone filaire, adaptant ses usages à la
pauvreté ambiante. Les économistes considèrent d'ailleurs l'Internet
comme un accélérateur de croissance. Une récente étude de la Banque
mondiale estime qu'une augmentation de 10 % des points d'accès à
l'Internet rapide génère 1,3 point de croissance.
Il est vrai
qu'en Afrique, où moins de 5 % de la population utilise l'Internet en
moyenne (0,5 % au Congo-Kinshasa mais 8 % au Sénégal), la marge de
croissance est énorme. En termes de débit, puisque l'immense continent
ne dispose au total, pour l'instant, que d'un tiers de la capacité d'un
Etat comme l'Inde, selon l'Union internationale des télécommunications.
Mais aussi en termes de prix, puisque le coût d'accès y est de 5 à 10
fois plus élevé que dans les pays développés. Dans un cybercafé de
Brazzaville, l'heure de connexion (lente) coûte la moitié du salaire
minimal et théorique quotidien.
"La pente de croissance de la
demande solvable - le taux est à deux chiffres sur un an - est si forte
qu'il n'y a pas de risque de surcapacité des nouveaux équipements",
assure Vivek Badrinath, directeur exécutif réseaux opérateurs chez
France Télécom. Il répond ainsi aux observateurs qui soulignent la
propension des "opérateurs historiques", également copropriétaires du
câble existant, à verrouiller son accès afin d'empêcher leurs
concurrents d'y accéder, organisant la pénurie. Dans certains pays,
l'usage du téléphone sur le Net est interdit aux entreprises pour
protéger le marché du fixe.
Localement,
les anciens monopoles sur le téléphone restent souvent entre les mains
des clans au pouvoir. France Télécom Orange, très présent chez les
opérateurs africains, affiche "la démocratisation de l'Internet" comme
"une priorité stratégique". L'Internet sans ordinateur, autrement dit
la diffusion de terminaux de type iPhone simplifiés fabriqués en Chine
ou en Europe, pourrait en être le vecteur en Afrique. Faute de câblage
terrestre suffisant, les réseaux de téléphonie portable semblent être
les mieux placés pour populariser l'accès au Net. Reste à savoir si
les nouvelles capacités offertes rencontreront une demande solvable et
si la concurrence favorisera des tarifs plus abordables. Sans prendre
d'engagement de baisse de prix, M. Badrinath estime que l'insuffisance
de l'accès au câble a empêché jusqu'à présent de modérer les tarifs.
De
fait, la concurrence devrait s'exacerber en Afrique de l'Ouest, où les
promoteurs principaux des deux projets de câblage concurrents sont le
français Orange et des opérateurs sud-africains, présents dans les pays
desservis. Eric Bernard, auteur d'une thèse sur l'Internet en
Afrique de l'Ouest, doute d'une réelle démocratisation. "Pourquoi des
monopoles de fait dont les clients sont captifs baisseraient-ils leurs
prix ? interroge-t-il. Il leur sera difficile de trouver assez de
clients solvables et équipés de PC pour compenser le manque à gagner."
L'avenir
dira si cette compétition profitera aussi aux pays de l'Afrique
centrale. Enclavés, ils dépendent soit du satellite - qui offre
l'avantage de desservir une zone entière sans infrastructure terrestre
-, soit du bon vouloir de leurs voisins bénéficiant d'une façade
maritime. Car les câbles ne sont pas de simples tuyaux à sons et à
images. Leur cartographie reflète la réalité des rapports économiques.
Ainsi, le Nigeria et l'Afrique du Sud, puissances dominantes du
continent, sont les principaux promoteurs africains des câbles. Les
nouveaux câbles côtiers permettront de relier les pays africains
concernés au monde riche (destination de 90 % du trafic), mais aussi
directement entre eux. Une petite révolution par rapport à la situation
actuelle, où 75 % du trafic interafricain transite (via satellites) par
des plates-formes dans les pays du Nord, qui en récoltent les bénéfices.
Pourtant,
la conquête par les Africains de leur cyberespace restera limitée : par
le jeu des filiales des opérateurs et des participations financières
dans les consortiums gérant les liens en fibre optique, Européens et
Américains continueront à garder la part belle. Août 2009
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