L'urgence à développer une école innovante
Par Le Monde De L'Education
L'imagination
est plus importante que le savoir." Exposée sans plus de développement,
ni de ménagement, la citation fait grincer bien des dents. Replacée
dans la bouche d'Albert Einstein, son auteur, elle prend une toute
autre dimension, laissant pressentir l'impact de la créativité sur
l'utilisation même des connaissances.
CDans l'opinion
commune française, la créativité reste traditionnellement prisonnière
du domaine artistique. Etre créatif, c'est un peu être artiste. Point
final, bien souvent, tant on oublie volontiers que les plus grands
créatifs, ceux qui ont su faire les alliances les plus novatrices sont
bien souvent les scientifiques !
Le mot est un calque de
l'américain "creativity", un néologisme qui a vu le jour
outre-Atlantique dans les années 1940. Les psychologues et les
psychanalystes sont les premiers à l'avoir francisé dans les années
1950. En revanche, l'Académie française a attendu jusqu'en 1971 pour
adopter le terme. Et ce dernier n'est entré au dictionnaire qu'après
d'âpres discussions entre les tenants et opposants du concept lui-même.
Ce
passif historique, doublé de la réduction de son champ d'application,
ont cantonné cette notion dans les oubliettes du système éducatif où
elle végète encore aujourd'hui.
Et pourtant, il y a urgence.
Urgence à former une nouvelle génération qui soit réellement créative.
Pas seulement parce que notre économie de la connaissance en a besoin,
mais parce qu'on ne peut pas lire le troisième millénaire à travers le
prisme du précédent. Et aussi parce que les enjeux auxquels la planète
doit faire face nécessitent des solutions innovantes.
Or la
créativité, c'est cette capacité à inventer d'autres chemins. A sortir
de nos schémas traditionnels, pour relever des défis nouveaux. C'est un
processus mental qui implique la génération de nouvelles idées ou
concepts, ou de nouvelles associations entre des idées et des concepts
préexistants, mais qui a priori se mariaient mal.
C'est ce qui
permet de développer cette pensée complexe que défend le sociologue
Edgar Morin. Cette manière libre d'envisager les connaissances en
gommant les coupures traditionnelles entre les disciplines académiques,
afin de comprendre le monde complexe qui nous entoure. Un monde fait
d'enchevêtrements et d'entrelacements, qui ne résiste pas à la
séparation disciplinaire.
S'il ne fallait qu'un exemple, il
suffit de regarder combien les modèles mathématiques sont précieux en
biologie. Et Edgar Morin n'est pas le seul à défendre l'urgence de la
créativité. Pour l'académicien Michel Serres, cette créativité
participe même de la définition de l'humain. Et plus encore de celle de
l'homme d'aujourd'hui. Trois facultés, la mémoire, l'imagination, et la
raison définissent à ses yeux la spécificité de notre espèce. Ou plutôt
définissaient.
En mettant à disposition en quelques clics tous
les savoirs du monde, l'Internet nous dispense désormais d'exercer une
de ces facultés : la mémoire. "Nous sommes condamnés à devenir
inventifs, intelligents, transparents. L'inventivité est tout ce qui
nous reste. la nouvelle est catastrophique pour les grognons, mais elle
est enthousiasmante pour les nouvelles générations car le travail
intellectuel est obligé d'être intelligent et non répétitif comme il
l'a été jusqu'à maintenant", rappelait le philosophe le 17 décembre
2007 devant l'Institut national de Recherche en informatique et en
Automatique.
TROIS DIFFICULTÉS
Il
n'y aurait donc plus de choix ? Pourtant l'école résiste. Côté
ministère, on croit dur comme fer avoir instillé la créativité dans les
classes. La loi d'orientation de 2005 et le socle commun des
connaissances et des compétences qui en est issu prévoient en effet le
développement de "l'autonomie et de l'initiative" visant à développer,
notamment, "curiosité et créativité".
"Nous avons le souci,
comme nos voisins européens d'articuler la transmission des
connaissances, mission indiscutable, avec le développement de la
créativité", souligne Mme Monlibert, responsable de la sous-direction
des écoles, des collèges et des lycées au ministère de l'éducation
nationale qui reconnaît tout de même que cela prend du temps.
Effectivement.
La réalité n'est pas partout encore à la hauteur des objectifs. Pour
Philippe Meirieu, l'ancien directeur de l'IUFM de Lyon, ces tentatives
d'entrée dans l'école se heurtent à trois difficultés principales.
Tout
d'abord, "on n'arrive pas à articuler les objectifs disciplinaires
traditionnels (lire, écrire…) avec les objectifs transversaux
(initiative et créativité). Ceux-ci sont donc surajoutés, en
“apesanteur disciplinaire”. Et comme les examens demeurent
disciplinaires et que l'enseignement disciplinaire demeure intouché,
les dispositifs transversaux mis en place sont toujours passés à la
trappe".
Autre obstacle aux yeux de cet auteur de nombreux
ouvrages de pédagogie, "il existe une polémique scientifique sur la
faisabilité de la formation à ces grandes compétences qui seraient
transversales"… et comme d'ordinaire en France, un débat politique sur
le sujet : "Cette thématique de la créativité a été très largement
développée par un courant managérial libéral. Beaucoup d'enseignants et
de pédagogues ont donc pensé qu'il s'agissait de renoncer à la culture
humaniste, fondatrice de l'école de la République, au profit d'une
adaptation aux emplois. Il y a une confusion politique. Derrière la
créativité, certains voient une émancipation, d'autres un
assujettissement aux demandes de l'entreprise privée".
"ENSEIGNER LES FONDAMENTAUX"
Du
côté des "républicains", l'entrée de cette compétence à l'école pose un
problème de fond. Parmi ceux qui considèrent que l'école est avant tout
un lieu de transmission des savoirs, on estime que la créativité n'a de
toute façon pas grand-chose à faire parmi les enseignements. Que
l'école ne favorise pas son développement : "C'est normal, car ce n'est
pas son rôle", insiste Jean-Paul Brighelli.
Professeur agrégé de
lettres devenu célèbre avec son livre La Fabrique du crétin (2005), il
considère que "le rôle de l'école est d'enseigner les fondamentaux de
chaque discipline pour permettre ultérieurement des connexions
créatives" et regrette même au passage que "l'enseignement [ait]
renoncé à apprendre les fondamentaux sous prétexte de développer la
créativité".
Cette vision n'est pas nouvelle dans l'école. En
leur temps, Sigmund Freud et Jean Piaget ont minoré le rôle de
l'imaginaire en le reliant à un stade primaire de développement,
explique Paul L. Harris, psychologue et universitaire en poste à
Harvard.
Et pourtant, il existe aussi de véritables militants du
développement de la créativité au sein de l'éducation. Les courants
pédagogiques ont toujours laissé une place importante à cette approche.
Depuis
deux ans, un certificat de créativité est délivré au sein de
l'université Paris-V-Descartes. Une première. Les fondamentaux de cette
compétence, aussi bien que l'approche scientifique de la notion et les
techniques de développement y sont au programme.
Autre
frémissement, Dominique Taddei, ancien président d'université et son
fils François Taddei, chercheur, directeur du Centre de recherches
interdisciplinaires (Faculté de médecine de Paris-Descartes) ont remis,
début 2009, un rapport sur le sujet à l'Organisation de coopération et
de développement économiques (OCDE). Intitulé Training creative and
collaborative knowledge-builders: a major challenge for the 21th
Century education (Former des producteurs de savoirs créatifs et
collaboratifs : un défi majeur pour l'éducation du XXIe siècle), ce
travail défend d'autres modes de travail.
François Taddei est un
inconditionnel de l'interdisciplinaire qui assure, grâce à un
financement de la Fondation Bettencourt, une initiation à la biologie
aux étudiants en maths de Normale Sup', et accueille des étudiants de
tous horizons qui ont envie de travailler dans des labos des
disciplines qui ne sont pas les leurs.
Le Monde Education, qui
sort en kiosques mardi 15 septembre, consacre son dossier, intitulé
L’imagination au pouvoir, à ce sujet de l'école innovante. Août 2009
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