RENCONTRES "MAINTENANT L'AFRIQUE !" Entre amer réveil et lueurs d'espoir Par La Rédaction d'Africultures
Difficile
de dresser un bilan des deux journées intenses des Rencontres
"Maintenant l'Afrique !" consacrées à l'économie de la culture sur le
continent. Elles furent marquées par le foisonnement et l'intérêt des
réflexions des nombreux participants. Un certain nombre de remarques et
de thèmes se dégagent toutefois.
Si une tendance majeure
peut être dégagée des foisonnantes Rencontres "Maintenant l'Afrique !"
(1), c'est sans doute celle d'un douloureux réveil. Prises dans l'étau
de la mondialisation et confrontées à la nouvelle donne des
technologies numériques, les productions culturelles contemporaines se
voient aujourd'hui confrontées à des notions qu'elles n'avaient
jusqu'ici pas su, pas voulu ou pas pensé prendre en compte. Posé comme
une incontournable exigence, un vocabulaire purement économique vient
s'insérer dans le discours sur l'art : on parle de marchés,
d'exportation, de rentabilité.
De la solidarité à l'union d'intérêts
Les rencontres "Lille 2000", précédent grand rendez-vous de la création
africaine sous l'égide du programme Afrique en créations (cf. les
comptes rendus publiés dans Africultures n°32 et sur le site web),
constatant l'absence de politiques publiques en matière culturelle dans
les pays africains, avaient tablé sur la vitalité du secteur privé et
orienté les soutiens sur la professionnalisation de l'encadrement et la
mise en réseaux.
On a bien parlé
de mutualisation à "Maintenant l'Afrique !", mais plus de réseaux :
intéressante évolution du vocabulaire issue des relatives défaites de
multiples tentatives. L'arrêt du réseau Ocre (Opérateurs culturels en
réseau) initié par Afrique en créations fut regretté à plusieurs
reprises. Si échec il y a, il tient dans la difficulté de lutter contre
la perversité du rapport Nord-Sud : alors que certains opérateurs
s'affirmaient magnifiquement vertueux, d'autres acceptaient des
missions pour en recueillir les subsides en se contentant d'une gestion
de façade ou bien, dans les meilleurs des cas, se heurtaient, malgré
toute leur énergie, au manque d'appui de leur ministère de tutelle.
Mais l'évolution du vocabulaire ne révèle-t-elle pas aussi l'évolution
du monde ? La solidarité du réseau fait place à l'union d'intérêts de
la mutualisation. De la subvention au marché
De la même façon que la soumission au libéralisme économique du Nepad
(Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique) - qui n'a pas
de volet culture - remplace les envolées lyriques du panafricanisme, le
secteur culturel doit passer de la subvention au marché. En l'absence
chez soi d'un cadre réglementaire et fiscal favorable et dans un monde
paupérisé qui se presse dramatiquement à la porte des quelques pays
riches, cela ne revient-il pas à demander à un unijambiste de courir ?
Comment limiter la fuite des cerveaux artistiques vers les pays où ils
trouvent les conditions de leur création ? La vieille sagesse
continuera de s'appliquer : "Celui qui a de la viande à faire cuire va
là où il y a du feu".
En 2000, on
attendait encore beaucoup du Nord pour suppléer aux carences des États
africains. Fin 2006, on ne se fait plus d'illusions : le Nord en crise
se replie et réduit ses aides. Tandis qu'un politicien suisse, le
conseiller fédéral Christoph Blocher, ose affirmer haut et fort
qu'elles ne servent à rien (voir rubrique "murmures" sur le site
d'Africultures), beaucoup le pensent tout bas et agissent en fonction.
Le bon vieux reproche de formatage de la création, fait au Nord à
travers son subventionnement, laisse la place à une réflexion sur le
formatage opéré par le marché, c'est-à-dire sur la recherche du succès
public pour subsister. Et face à la dureté des logiques économiques,
les bons vieux procès teintés de radicalité identitaire se transforment
en un constat chargé d'amertume : mais bon sang, les années passent et
que font les États africains pour soutenir les opérateurs culturels
dans cette nouvelle jungle ? Quid de l'encadrement juridique, fiscal et
financier, des infrastructures, des formations
Les États africains comme ultime espoir
Des lueurs d'espoir pointent pourtant : certains États se bougent, au
moins dans certains secteurs. Des législations protectrices et des
réglementations sont adoptées. En mettant en place des fonds d'aide à
la création, des pays investissent même financièrement dans des
filières culturelles y affirmant ainsi leur potentiel en matière de
développement durable.
Orden
Alladatin, directeur du Fitheb (Festival international de théâtre du
Bénin) a rappelé que sur un budget de 188 millions de Fcfa, 150
provenaient du gouvernement béninois. Avec 5 millions d'euros d'aide à
la production, le Maroc fait autant de films en 35 mm que le reste de
l'Afrique, hors Afrique du Sud. Un tiers du fonds d'appui est alimenté
par la taxation des chaînes de télévision tandis que l'État finance le
reste. Simon Njami, commissaire d'expositions indépendant, a rappelé
que le Mali a créé un espace d'art contemporain dans son musée national
et une école où les nouvelles technologies sont premières, "alors que
ce n'est pas le pays le plus riche du monde !",.
"Il faut éduquer nos dirigeants à la culture" a renchéri Ibrahim
Loutou, membre du conseil d'administration d'Afrique en Créations, en
signalant qu'Alphadi est encore perçu parfois comme un tailleur et non
un créateur de mode. Alphadi profite cependant au Niger pour
l'organisation du Fima (Festival international de la mode africaine)
d'un soutien efficace de l'État, lequel a soutenu à hauteur de 400
millions de Fcfa une manifestation artistique à Zinder, suite aux Jeux
de la Francophonie qui se déroulèrent à Niamey en novembre 2005.
Le producteur mozambicain de cinéma Pedro Pimenta a résumé la situation
: "On veut plus d'État mais qu'il ne s'occupe pas de nos affaires : on
sait qu'avec l'État ce n'est pas possible. Il faut donc transformer un
problème en opportunité !" Le Mozambique ayant fait le choix de
développer fortement son système de télécommunication, Pedro Pimenta
propose au gouvernement d'organiser la diffusion des films en
s'appuyant sur la multitude de petites structures informelles qui
pourraient ainsi créer des emplois.
En Côte-d'Ivoire, a rappelé le directeur de Cultures et Développement,
Francisco d'Almeida, un protocole national garantit aux éditeurs locaux
la production de livres pour le primaire, ce qui leur assure un marché
porteur et ainsi une survie financière.
L'encadrement juridique se révèle incontournable mais il ne suffit pas.
Ce leitmotiv est revenu comme un refrain durant toutes les Rencontres.
Jean Lambert-Wild, directeur du Centre dramatique national de Caen, en
a parfaitement précisé les raisons : "Un État qui n'investit pas dans
la culture se dédouane de la question de l'éducation des citoyens et se
protège d'une opposition, c'est-à-dire qu'il prépare des forces
tyranniques".
"Le budget de mon
centre est de 400 000 euros alors que celui du ministère de la Culture
du Mali est de 5 millions d'euros", a noté Jean-Michel Champault,
directeur du Centre culturel franco-mozambicain à Maputo, insistant sur
la concurrence que les CCF bien équipés exercent avec les structures
locales : "Nos budgets étant en diminution, on doit aussi avoir des
recettes et donc encore entrer en compétition avec des opérateurs
locaux".
Cela pose la question
d'une stratégie globale des puissances du Nord. "L'accord de Cotonou,
entre les pays ACP et l'Union européenne, a un chapitre culture qui n'a
jamais été utilisé selon une véritable stratégie", a ainsi souligné la
nouvelle présidente d'Afrique en créations, Gabrielle von Brochowski.
Pas de diabolisation généralisée des États africains donc, mais une
exigence d'autant plus affirmée que l'on sent par exemple un
frémissement au sein de l'UEMOA pour progresser sur ce plan (voir
entretien avec Komlan Agbo, p. 231). Le témoignage de Rémi Sagna,
ancien directeur des arts et de la culture au Sénégal et aujourd'hui
responsable de la division "diversité culturelle" à l'Organisation
intergouvernementale de la Francophonie (OIF), est ainsi venu rappeler
combien certains fonctionnaires se donnent à leur tâche. "Les États
sont aussi dans leurs propres contraintes qui seraient mieux comprises
si elles étaient mieux expliquées", a-t-il ajouté. Mais dans bien des
cas, "des ministres considèrent que la Culture est une voie de garage"
et "elle ne pèse pas lourd dans un pays qui fait face aux urgences
prioritaires en tous sens".
Commencer par son jardin
Il n'empêche : l'amertume est bien là quand on mesure le temps perdu et
l'énergie nécessaire pour la survie, tandis que les perspectives de
changement restent encore bien lointaines. Car ce n'est pas seulement
au Nord ou pour le Nord que les artistes contemporains veulent
travailler : il est vital de commencer chez soi. C'est de toute façon
nécessaire pour se former. Mamadou Konté insistait durant l'atelier
musique sur la nécessité de faire tourner les artistes dans la
sous-région avant de prétendre à des tournées mondiales. "Rien ne dit
qu'il faut aller à l'étranger pour développer son art", indiquait la
danseuse et chorégraphe haïtienne Kettly Noël, directrice au Mali du
festival Dense Bamako Danse : "C'est le travail sur place qui permet
ensuite d'avoir la possibilité et la légitimité de circuler". Ce que
confirmait Rui Assubuji, représentant de l'association des photographes
mozambicains : "La reconnaissance dans le pays est essentielle pour se
projeter ensuite à l'étranger." Cela
n'empêche pas le déséquilibre Nord-Sud de marquer toute création :
c'est bien là que s'inscrit le marché, l'argent étant surtout au Nord.
"Le théâtre d'intervention sociale (souvent financé par des ONG, NDLR)
est le bailleur de fonds du théâtre dans toute l'Afrique", a rappelé
Étienne Minoungou, fondateur de la compagnie Falinga et des
Récréatrales (résidences d'écriture et de création théâtrales
panafricaines) au Burkina Faso. "Il est le garant de la pérennité de
nombreuses troupes, et permet à certaines d'avoir un théâtre privé. En
matière de capacité de production, c'est un des socles du foisonnement
du théâtre en Afrique et de l'émergence des acteurs."
Résistance au formatage
Il serait cependant bien méprisant de croire que les artistes ne savent
pas préserver leur liberté en détournant les attentes formatées du
Nord. "L'important, c'est ce que l'on met dedans", répétait avec une
belle pertinence le documentariste sénégalais Samba Felix Ndiaye.
Certes, ajoutait-il, pour être financé par une télévision, "il faut que
ça aille dans le sens de la vague". Et c'est là que la vision
occidentale de l'Afrique pose problème. "On exclut les grands enfants
de certains jeux : on préfère acheter ou conserver des masques,
remarquait Simon Njami. Le contemporain demande du respect".
Le mot est important : c'est la condition d'une relation possible. Et
cela suppose de déconstruire un bon paquet de clichés avant de formuler
des attentes. Mais aussi d'être conscient, de part et d'autre, que le
lieu de la création n'est pas neutre, notamment en fonction des moyens
à disposition. "Souleymane Koly n'a pas créé son spectacle en France
comme il l'aurait créé à Abidjan mais une fois recréé en Afrique, ce
n'était pas non plus le même qu'en France", a noté la nouvelle
directrice du festival des Francophonies en Limousin, Marie-Agnès
Sevestre.
Les influences sont
inévitables, également révélatrices de rapports de force qui peuvent
être aussi interafricains : "L'Afrique du Sud, c'est the american way
of life, with an african touch, ironisait Pedro Pimenta. Il nous faut
réagir". Des rapports de force qui se traduisent bien sûr en termes
économiques et dont le plasticien congolais Chéri Samba résumait avec
humour la contradiction : "Le galeriste voulait que je travaille comme
un cheval et le collectionneur ne voulait pas me voir envahir le
marché. J'ai donc fait un tableau intitulé "Pourquoi ai-je signé un
contrat ?"
Le temps de la création
Sans être nommé, le combat des intermittents français du spectacle
avait envahi la scène des Rencontres " Maintenant l'Afrique !" L'une de
leurs revendications ne tient-elle pas dans la reconnaissance du temps
nécessaire à la création, celui de la maturation qui s'oppose à la
notion de la rentabilité ?
Étienne Minoungou soulignait l'importance de "ménager l'espace et le
temps nécessaires". Il n'y a pas de création sans "la liberté d'être
lent", mais aussi sans "un espace de prise de risque". Cela fait dix
ans que le groupe de Camel Zekri travaille sans sortir un album :
compositeur et musicien algérien, directeur artistique de l'association
Les arts improvisés, il a découvert au Niger "une musique cousine" de
la sienne en Algérie. Cela fut une révélation qui l'a entraîné, avec
son ensemble du Diwan-Bel Air-Gnawa, dans les pays alentours pour
approfondir ses racines.
"La
valeur théâtrale exclut la notion de marché. Il n'y a pas de droits
d'auteur pour un comédien ou un metteur en scène", précisait Jean
Lambert-Wild. Voilà l'économie de la culture ramenée à sa spécificité,
qui ne peut être comparée à la commercialisation des chaussettes. Pire,
c'est "en utilisant les armes de nos ennemis qu'on devient comme eux",
entendait-on par-ci, par-là. "Parler compétitivité n'est pas dans ma
culture politique", affirmait la metteur en scène Eva Doumbia,
fondatrice des compagnies la Part du pauvre et Nana Triban
(France/Côte-d'Ivoire).
De l'art pour plaire ?
Mais face à ce vent antilibéral, la question du public ne cessait
d'être posée. "On a fait trop d'auteurs et pas assez de marché",
insistait Pedro Pimenta, tout en relativisant son propos : "Nollywood
(le phénomène de la vidéo domestique au Nigeria, NDLR) c'est trop de
marché et pas assez d'auteurs !"
Comment faire la part des choses ? Olivier Barlet, président
d'Africultures, revenait à un vieux texte du plasticien Antonio Tapiès
dans La Pratique de l'art (Folio Gallimard) qui suggère qu'un art qui
ne dérange pas n'est pas de l'art : "Quand les formes ne sont pas
capables d'agresser la société qui les reçoit, de la déranger, de
l'inciter à la réflexion, de lui dévoiler son propre retard, quand
elles ne sont pas en rupture, il n'y a pas d'art authentique."
Il a également cité le bélier qui bouscule l'avocat de la Banque
mondiale dans le film Bamako d'Abderrahmane Sissako : l'utopie du
bélier africain qui affirme comme dans son autre film Rostov-Luanda
"l'espoir coûte que coûte". Entre cette définition de l'art de Tapiès
et sa fonction selon Sissako, c'est une autre conception du rapport au
public qui se dessine : plutôt que de chercher à plaire pour vendre, ne
vaut-il pas mieux se demander ce qu'est une "bonne" œuvre d'art ?
Qu'est-ce qu'un bon film, un bon livre, un bon spectacle, etc. ?
Le discernement critique
La réponse n'est pas aisée. Une distinction se profile dans ce que
l'œuvre mobilise chez le public : le prend-elle comme sujet ou comme
objet ? Lui donne-t-elle du grain à penser ou bien l'avilit-elle en
mâchant ce qu'il doit penser ou en lui servant sa dose de pulsions ? Le
laisse-t-elle libre de sa parole ou bien l'asservit-elle ?
Discerner entre ce qui construit notre place dans le monde et ce qui
nous prive de liberté est le propre du discours critique. La critique :
presque oubliée aux Rencontres ! Seul Boniface Mongo-Mboussa, écrivain
et critique littéraire à Africultures, a signalé que les revues
critiques avaient disparu en Afrique.
Simon Njami insistait sur l'importance de défricher les choses "pour
que l'Afrique soit capable de défendre ses créations en termes non
seulement de production mais aussi intellectuels". Ce n'est qu'ainsi
que le public sera en mesure de recevoir les œuvres contemporaines.
Cette formation du public est "essentielle à l'ancrage de la danse
contemporaine", souligna Kettly Noël.
Car pour le public, il n'est pas spontané de se cultiver. Le metteur en
scène Hassane Kouyaté notait combien il est difficile à déplacer : "On
passait des films dans les foyers Sonacotra (foyers pour travailleurs
immigrés en France, NDLR), mais les gens ne descendaient pas pour les
voir ! On offrait des places gratuites pour des spectacles, les gens ne
venaient pas !"
Et pourtant, il
peut se bouger, le public ! Il n'est pas fermé aux nouvelles
technologies comme les gens du Nord semblent le croire, "qui
n'associent pas la technologie aux Africains", soulignait la
plasticienne nigériane Fatimah Tuggar qui vit et travaille à New York.
Didier Awadi, rappeur, producteur et directeur du Studio Sankara à
Dakar, a réalisé un clip sur une chanson parlant d'immigration
clandestine : douze Sénégalais qui partent sur une pirogue. "On savait
que le clip ne passerait pas à la télé sénégalaise. On l'a donc mis sur
Internet : nous avons eu un million de connexions !"
Le marché local
Le marché est donc aussi virtuel, mais il est local avant tout, voire
africain : "Dès que l'on parle d'exporter la musique africaine, on
pense France et on oublie que l'Afrique est un marché", remarquait Aziz
Dieng, entrepreneur culturel et président de l'association des métiers
de la musique au Sénégal. "Au niveau de la production comme de la
réception, on assiste à une littérature extravertie produite et
consommée en Europe", notait Boniface Mongo-Mboussa.
Mais comment faire autrement quand le pouvoir d'achat est insuffisant
et qu'il est plus cher de produire un livre en Afrique qu'en France du
fait des taxes sur les intrants pour l'imprimerie ? Comme le soulignait
Luc Pinhas, universitaire et écrivain, auteur d'un rapport sur la
diffusion du livre d'expression francophone.
Les efforts de mobilisation des potentialités locales dans le
financement des événements culturels se multiplient cependant. Les
sponsors sont plus aisés à solliciter dans les pays anglophones, mais,
notait Manuel Bagorro, directeur artistique du Hifa (Harare
International festival of the Arts) "les difficultés viennent des
méfiances entre les artistes et les milieux d'affaires qui
s'investissent pour des raisons de marketing et de publicité".
Pourtant, durant ce festival, des partenariats invitant les employés
des entreprises gonflent considérablement le nombre d'entrées. Le
tourisme est également un bon moyen de financer un événement : Youssouf
Mahmoud, directeur du festival "Les voies de la sagesse" de Zanzibar,
indiquait que le public local paye 50 cents et les "touristes" 5
dollars pour un même concert. Hassane Kouyaté, quant à lui, affrète
spécialement un avion pour le festival de contes de Bobo-Dioulasso
qu'il dirige. Celui-ci est ainsi financé à 60 % par le tourisme
Au-delà du piratage, les droits de diffusion
Le marché local, c'est-à-dire le public immédiat, est partout en avance
et ne cesse d'étonner et de prendre de cours ceux qui cherchent à le
capter. Il s'initie à grande vitesse aux nouvelles technologies et
télécharge le clip d'Awadi mais aussi tout ce qu'il peut pirater…
Le discours évolue sur le piratage qui anéantit les revenus des
artistes, remettant en cause la pérennité de leur création : là aussi,
beaucoup d'amertume et de résignation !
On réalise que c'est perdre temps et argent que de vouloir aller contre
le vent. Pourtant, de l'avis général, un encadrement est nécessaire.
"Chez nous, il y a au même feu rouge un policier et un pirate !",
ironise Awadi. Un minimum de contrôle limiterait la casse. Mais aussi
un minimum d'honnêteté de l'État. Car comme le souligne Aziz Dieng,
"les bureaux de droit d'auteur dépendent de l'État et non de sociétés
civiles", si bien que l'État s'arrange avec la loi. Il cite l'exemple
sénégalais : "Tous les médias d'État profitent d'un forfait : 25
millions de Fcfa, soit 36 000 euros par an pour tous les droits
internationaux. Mais l'État veut imposer au privé 4,5 % du budget en
droits d'auteur. Il n'y a pas d'exemplarité." Pourtant, si les médias
reversaient les droits de diffusion et que ceux-ci étaient correctement
redistribués, cela représenterait, pour les artistes, une véritable
hausse de revenus échappant au piratage.
Les cultures africaines sont-elles à vendre ?
Comme le notait Ayoko Mensah, rédactrice en chef d'Africultures, dans
son exposé sur l'état des cultures en Afrique, ce dossier
d'Africultures aurait pu s'appeler : "Les cultures africaines
sont-elles à vendre ?" Derrière la provocation, une lucidité : les
produits culturels échappent aux pures logiques de marché. Un compromis
est nécessaire entre la recherche de la satisfaction d'un public et
cette façon de le déranger sans laquelle il n'y aurait pas d'art.
Distraire en cultivant, telle est la gageure que réussissent pourtant
nombre de musiciens, cinéastes, écrivains, créateurs des arts visuels
ou des arts vivants. Et cultiver veut dire participer au développement
et à la progression de la société.
L'artiste est au carrefour entre l'individu et le collectif, entre le
local et l'international, et donc au cœur des tensions : incontournable
et nécessaire pour qu'une communauté se définisse un avenir, il doit
être protégé et encadré sans être brimé. De sa liberté dépend
l'émancipation des individus et l'épanouissement de la collectivité.
Syhem Belkhodja, directrice des Rencontres chorégraphiques de Carthage
et de l'espace Ness El Fen à Tunis, à la fois école de danse et de
cinéma, témoignait d'émouvante façon combien une résistance est
nécessaire face à la montée de l'intolérance : "Le 11 septembre a fait
basculer ma vie : les visas n'étaient plus accordés à mes danseurs qui
pouvaient basculer dans l'intégrisme".
Les visas furent souvent évoqués, tant la circulation des artistes est
primordiale pour qu'ils tournent et se forment. "La difficulté
d'obtenir des visas freine l'émergence de grands talents", insista Eva
Doumbia. Car la formation passe par la confrontation avec l'autre. Elle
suppose une longue durée, souligna Kettly Noël, tout en ajoutant
qu'elle doit aussi être assurée par des Africains : "Quand c'est un
Africain qui forme, les participants se disent que c'est quelqu'un
comme eux et pourquoi pas eux".
Pour des engagements internationaux
Vendre la culture, d'accord, mais, seul, l'artiste n'y parvient pas. Le
rôle essentiel des administrateurs professionnels a été souvent
souligné. Tout en déplorant que ce poste soit encore trop souvent
absent des budgets : "Il faut que la compagnie puisse vivre : les frais
administratifs sont considérables", martelait Jean-Michel Champault.
Autre question cruciale en termes d'investissement : celle des fonds de
garantie…. encore embryonnaires sur le continent africain. Rémi Sagna
indiqua que celui de l'Organisation intergouvernementale de la
Francophonie (OIF) "est encore dans une phase expérimentale puisqu'il
ne concerne que l'Afrique de l'Ouest, le Maroc et la Tunisie".
Car c'est au niveau international que les soutiens doivent s'organiser.
Comme le soulignait Ousseynou Wade, secrétaire général de la Biennale
d'art contemporain de Dakar, l'Union africaine (UA), en convoquant en
novembre 2006 un congrès des artistes africains au Kenya, a tenu
"l'occasion d'engager les États à faire de l'aide à la culture une
réalité".
C'est aussi au niveau
international que doit être pensée l'information, vitale pour organiser
la circulation des œuvres, pour l'émulation et la communication avec le
marché. Virginie Andriamirado présenta aux Rencontres un diaporama sur
Sudplanète. Ce nouveau portail de la diversité culturelle, dont elle
est la coordinatrice, sera prochainement lancé par Africultures et
Africinfo avec le soutien du ministère français des Affaires
étrangères. Il informera sur le foisonnement de festivals qui se créent
en Afrique et permettra à tous les créateurs et les opérateurs de gérer
eux-mêmes leur information, jusqu'à l'articuler avec leurs propres
sites web.
La conclusion
appartenait au cinéaste membre du conseil d'administration d'Afrique en
créations, Abderrahmane Sissako, qui après avoir écouté le résumé des
journées dressé par Gabrielle von Brochowski, indiqua : "Je suis
solidaire du travail effectué. Je ne peux qu'ajouter quelques mots en
tant qu'artiste. Il a été dit que si l'eau irrigue la terre pour
nourrir les hommes, la culture irrigue les âmes pour les réconcilier.
Je ne peux être que solidaire et actif face à toute démarche qui
s'intéresse au destin d'un artiste africain. C'est un continent
difficile avec une histoire difficile et des politiques très
difficiles, dont beaucoup tournent le dos à leur peuple. La culture
n'est pas déterminante dans la vision de ceux qui nous gouvernent.
C'est le rôle d'un artiste de dénoncer et d'être révolté mais il ne
détruit jamais. C'est pour construire qu'il se révolte. Bamako a été
possible parce que des hommes et des femmes y ont cru en Afrique et en
Europe. Je tiens à les remercier. Il est important que l'Europe soit
consciente du rôle de l'Afrique pour la diversité culturelle et qu'elle
s'engage encore davantage pour ce continent." La rédaction d'Africultures
1
Organisées par Culturesfrance, en partenariat avec Africultures, ces
rencontres se sont déroulées les 24 et 25 octobre 2006 à Paris, dans le
grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France. Culturesfrance
désigne la nouvelle agence issue, en 2006, de la fusion de l'AFAA
(Association française d'action artistique) et de l'ADPF (Association
pour la diffusion de la pensée française). Les deux journées de
colloque volontairement transdisciplinaire suivaient une journée
d'ateliers par disciplines dont les rapporteurs firent le compte rendu
dès la première matinée des rencontres. Les rapports de ces ateliers
ainsi que les synthèses des trois tables rondes des rencontres figurent
dans ce dossier d'Africultures. Novembre 2009
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