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Afrique : la France veut changer de stratégie
par Serge Michel
A
la première question – pourquoi l'Afrique anglophone est-elle bien plus
dynamique que l'Afrique francophone ? – répond une littérature à la
fois abondante et unanime. C'est aux questions suivantes que les choses
se compliquent : que fait la France ? Pourquoi est-elle si
dramatiquement absente des pays anglophones ? S'est-elle "trompée
d'Afrique"?
Le sujet semble
délicat, voire tabou. Du côté de l'exécutif, c'est même le déni. "La
France est présente partout et nous avons des relations tout aussi
fortes côté anglophone", entend-on dans l'entourage de François
Hollande, qui revient d'Afrique du Sud. Le président français
entretient les meilleures relations avec son homologue nigérian,
Goodluck Jonathan, au point de songer, dit-on, à Abuja et à Lagos pour
un prochain déplacement africain.
Cela, pourtant,
ne convainc pas une poignée de diplomates qui tentent depuis des
décennies d'élargir la présence française au-delà du pré carré
francophone, les "pays du champ" – selon l'expression gaullienne –,
qu'ils qualifient aujourd'hui encore de "marigot pour les combines de
la Françafrique", de territoire "arriéré" ayant vécu de sa proximité
politique avec les élites françaises et de l'aide au développement
obtenue à force de "jérémiades".
"Il ne faut pas confondre notre héritage colonial et nos relations
sentimentales avec les exigences stratégiques de la France au XXIe
siècle, dit l'un d'eux. Il faut que la France se branche sur les
économies qui fonctionnent, principalement l'Afrique du Sud, le
Nigeria, le Ghana et l'Ethiopie. Des pays qui ont de l'argent et des
besoins."
De fait, les pions français en Afrique semblent particulièrement mal
placés : présence massive dans les pays francophones à la croissance
atone et dont le marché est insignifiant (plus de 30 % de part de
marché au Gabon, 1,5 million d'habitants) et absence flagrante dans les
pays anglophones ou lusophones qui décollent (moins de 3,5 % de part de
marché au Nigeria, 160 millions d'habitants).
Les
diplomates interrogés pour cet article ont préféré s'exprimer
anonymement. Un indice, pourtant, aide à les reconnaître : la plupart
ont étudié le swahili à l'Inalco (Langues' O), langue acceptée depuis
trois décennies au concours du ministère des affaires étrangères pour
les cadres d'Orient. En 2013, ce dernier invitait par exemple les
"swahilistes" à disserter durant cinq heures sur la question : "Des
solutions africaines aux problèmes africains : un slogan ou un
impératif ?"
DÉTESTATION DE LA "COOP" D'AFRIQUE DE L'OUEST
Au Quai d'Orsay, ils seraient désormais une trentaine de swahilistes,
dont certains à des postes-clés autour de Laurent Fabius et sur le
terrain. Cette confrérie informelle, nourrie par les séjours en Afrique
de l'Est et la détestation de la "coop" en Afrique de l'Ouest (action
du ministère de la coopération, intégré en 1999 aux affaires
étrangères, longtemps considéré comme un des piliers de la
"Françafrique"), estime aujourd'hui avoir réussi à faire prévaloir ses
vues. A l'instar du ministre des affaires étrangères, qui a fait de la
diplomatie économique une priorité pour ses ambassadeurs, les
swahilistes sont en phase avec le secteur privé qui réclame, depuis
longtemps, un aggiornamento de la stratégie française en Afrique.
Ainsi, pour Anthony Bouthelier, président délégué du Conseil français
des investisseurs en Afrique (CIAN), qui regroupe près de 300
entreprises présentes sur le continent, dont plusieurs fleurons du CAC
40, "l'administration a toujours été déconnectée", du fait de sa
lenteur et de son prisme francophone. "Quand on me demande où il faut
investir en Afrique et que je veux être mauvais esprit, dit-il, je
réponds qu'il faut foncer là où la France ferme ses missions
économiques." Les deux exemples récents sont le Ghana, considéré depuis
une décennie comme un "tigre" africain, et le Mozambique, qui passe
pour un eldorado depuis les découvertes, massives, de gaz naturel. Sur
la page "Ghana" du ministère de l'économie et des finances, il n'y a
que deux rapports, l'un de juillet 2012 sur l'agriculture et l'autre
sur le commerce extérieur, daté d'octobre 2011. Et surtout cette
mention : "Ce pays est rattaché à la zone de compétence du site suivant
: Nigeria."
"Dans
le même temps, UbiFrance s'installe au Cameroun ou en Côte d'Ivoire,
s'emporte Anthony Bouthelier. C'est aberrant ! On a déjà tous les
relais pour travailler chez les francophones. La moitié ou plus du
conseil d'administration du CIAN a accès personnellement aux chefs
d'Etat." La France a également fermé récemment son centre culturel à
Lagos, au Nigeria, la plus grande ville d'Afrique et sans aucun doute
sa capitale culturelle, avec la seconde industrie du cinéma du monde
après Bollywood et une scène musicale et littéraire effervescente. Elle
maintient en revanche deux Instituts français au Burkina Faso.
COMPLEXE LINGUISTIQUE
Pour Alain Taïeb, patron d'AGS Mobilitas à Londres, présent dans 45
pays africains et qui déménage chaque année plus de 100 000 personnes
dans le monde, l'Etat français n'est pas le seul responsable, même s'il
lui reproche d'être davantage un "retardateur" qu'un "éclaireur". "Par
complexe linguistique, par confort, par habitude, nos entrepreneurs en
Afrique francophone n'ont pas regardé ce qui se passait au bout de leur
nez, de l'autre côté de la frontière, dit-il. Les géants comme Total ou
Bolloré ont des approches mondiales, mais le gros du bataillon, nos PME
et nos ETI , ceux qui feront la différence, sont restés à l'arrière,
timorés."
Jean-Michel Severino, ancien patron de l'Agence française de
développement (AFD), trouve des excuses aux entrepreneurs. "Comment
voulez-vous qu'ils conquièrent des territoires qu'ils ne connaissent
pas alors que la France a massivement désinvesti tout le continent,
même la partie qu'elle connaissait parfaitement ?" demande-t-il. Pour
lui, le décalage de la présence française dans les pays francophones et
anglophones est le "sous-sujet" d'une "très grave erreur
d'appréciation, d'un naufrage, d'un effondrement" : l'abandon de
l'Afrique dans son ensemble par la France dès les années 1990. "Les
exportations africaines ont crû de 16 % par an ces dix dernières années
alors que la France perdait en Afrique entre 10 et 20 points de parts
de marché, s'emporte-t-il. En même temps, si nous parvenons à
stabiliser nos parts de marché actuelles, la croissance africaine va
créer 400 000 emplois en France !"
Aujourd'hui à la tête d'un fonds d'investissement pour les PME
africaines, Jean-Michel Severino a été chargé par le ministre de
l'économie, Pierre Moscovici, avec trois autres auteurs, d'un rapport
qui s'annonce retentissant sur la France et le potentiel économique
africain pour le sommet Afrique de l'Elysée, les 6 et 7 décembre. Un
sommet où les anglophones, à en croire l'entourage présidentiel, seront
massivement représentés.
Car la tentation anglophone de la France en Afrique ne date pas d'hier
ni de la visite en septembre de la ministre du commerce extérieur,
Nicole Bricq, au Nigeria, dûment saluée par les milieux d'affaires. A
l'Elysée, Nicolas Sarkozy, tout comme Jacques Chirac déjà, l'avait
ressentie. Quant aux financements de l'AFD, ils sont désormais
davantage dirigés vers les pays anglophones, l'Afrique du Sud et le
Kenya étant ses deux plus gros postes.
LA MALÉDICTION DU GENDARME
Si l'aggiornamento tarde à produire ses effets, c'est aussi que la
France, qu'elle le veuille ou non, par une sorte de malédiction
récurrente, se retrouve à devoir jouer les gendarmes dans ses anciens
territoires, au Mali à la fin 2012 et peut-être bientôt en République
centrafricaine. "Nous étions contre l'intervention au Mali, confie un
diplomate swahiliste, mais il faut bien avouer que, si la France n'y
était pas allée, personne d'autre ne s'en serait occupé."
Maintenant, il s'agit de transformer l'essai, de capitaliser pour
ouvrir des marchés sur le prestige gagné par la France grâce à
l'opération "Serval", notamment au Nigeria, où les autorités sont elles
aussi en guerre contre des mouvements djihadistes comme Boko Haram. Les
qualités requises pour les affaires dans les pays africains émergents
ne sont pas très éloignées de celles nécessaires pour combattre
Al-Qaida dans le massif des Ifoghas, dans le nord du Mali. "C'est
rugueux et c'est violent, poursuit le diplomate. Les émergents sont des
gens qui disent non, qui cultivent le rapport de force et qui exigent
de vous une rapidité inouïe. Ils confondent parfois le capitalisme et
la prédation. Mais c'est ici que cela se passe !"
29
Octobre 2013
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