Finances et méga projets en Afrique
Par Kingsley Ighobor et Busani Bafana

Un mode de financement novateur gagne en popularité et suscite de grands espoirs.

C’est un projet ambitieux de 4,8 milliards de dollars qu’a entrepris l’un des pays les plus pauvres du monde. Sur le chantier, dans la région éthiopienne du Benishangul, non loin de la frontière soudanaise, quelque 8 500 ouvriers travaillent chaque jour d’arrache-pied à la construction de l’immense barrage de la Renaissance. À la fin des travaux en 2017, le barrage produira 6 000 mégawatts d’électricité destinés à la consommation intérieure et à l’exportation.

À première vue, ce barrage de 170 mètres de haut, le plus grand ouvrage hydraulique d’Afrique, n’est pas à la hauteur des capacités financières du pays. En Éthiopie, le revenu annuel moyen n’est que de  475 dollars. Feu le Premier Ministre Meles Zenawi, qui avait posé la toute première pierre à l’édifice en 2011, assurait que le barrage serait construit sans avoir à mendier auprès de donateurs. Depuis lors, la construction a avancé sans interruption grâce à l’argent des impôts locaux, à des dons et à des obligations d’État. Des Éthiopiens du pays et de l’étranger ont versé les premiers 350 millions de dollars, et certains fonctionnaires ont versé des sommes équivalant à un mois de leur salaire.

Semegnew Bekele, ingénieur en construction éthiopien travaillant sur le barrage, a déclaré dans le quotidien britannique The Guardian : « Ce sont des gens ordinaires qui réalisent un projet extraordinaire. » Les experts en développement présentent aujourd’hui le barrage comme la preuve d’une nouvelle stratégie de financement de projet. « Près de 450 millions de dollars ont été collectés auprès des Éthiopiens pour aider à la construction du barrage et je pense que l’objectif avoisine le milliard de dollars », explique Zemedeneh Negatu, directeur associé chez Ernst & Young Ethiopie, un cabinet de conseil financier.

Des Éthiopiens, des sociétés privées et même d’autres pays tels que Djibouti acquièrent des obligations. En outre, l’entreprise  publique Ethiopian Electric Power investit ses propres recettes et l’argent qu’elle emprunte à des banques d’État. Les économistes attirent l’attention sur le fait que le recours au secteur privé pour le financement du barrage pourrait à l’avenir freiner la croissance économique éthiopienne ; ce qui, d’après le gouvernement, sera compensé par la revente de l’électricité produite à des pays d’Afrique de l’Est, une région dont la croissance économique va bon train.

Mettre fin aux paradis fiscaux



Le secret de l’Éthiopie pour financer le barrage à partir d’obligations et d’impôts est perçu comme un modèle pour les autres pays africains. Ce pays de l’Afrique de l’Est utilise un système informatisé pour suivre et percevoir les impôts, limitant ainsi la fraude. Le gouvernement mène régulièrement des campagnes de sensibilisation pour justifier de l’imposition et informer le public de l’utilité des impôts perçus, comme dans le cas du barrage.

La stratégie de financement éthiopienne, notamment l’imposition, n’est qu’un des exemples de modes de financement de projet qui émergent en Afrique. D’autres pays africains creusent le même sillon. Actuellement, l’Afrique perçoit environ 200 milliards de dollars sous forme d’impôts, soit 27 % de son PIB, ce qui est insuffisant pour financer des infrastructures telles que des routes, des ponts, des écoles et des hôpitaux.

Lors du Neuvième forum pour le développement de l’Afrique qui s’est tenu en octobre dernier à Marrakech au Maroc, le Premier Ministre de la République du Cap-Vert, José Maria Pereira Neves, a expliqué que l’Afrique pourrait augmenter ses recettes fiscales grâce à « une bonne gouvernance et de la transparence dans la gestion des finances publiques ». À la conférence organisée par la Commission économique pour l’Afrique (CEA), un bon nombre des 700 délégués présents, notamment des chefs d’État africains, et des représentants du secteur privé et de la société civile, ont étudié des modes de financement innovants pour les projets africains. Ils ont incité les gouvernements à se concentrer tout particulièrement sur les paradis fiscaux, où certaines multinationales placent leurs capitaux.

Plus généralement, les paradis fiscaux, où les impôts sont nettement réduits, illustrent la problématique des flux financiers illicites (FFI) en provenance d’Afrique, un thème récemment examiné de très près. En 2013, par exemple, ActionAid, une organisation non gouvernementale internationale qui lutte contre la pauvreté, a lancé une campagne mondiale afin que la banque britannique, Barclays, cesse de promouvoir les paradis fiscaux en Afrique. En « aidant vos clients à effectuer des opérations dans des paradis fiscaux comme la République de Maurice, vous participez à un système qui absorbe chaque année des fonds publics indispensables au continent », a signalé ActionAid à la banque. Barclays a refusé d’admettre qu’elle encourage l’établissement de sociétés dans les paradis fiscaux. 

Une aubaine pour les investisseurs

D’après le rapport de la CEA élaboré en 2013 et intitulé The State of Governance in Africa : The Dimension of Illicit Financial Flows as a Governance Challenge, l’Afrique perd entre 50 et 148 milliards de dollars chaque année dans les FFI. La localisation et la neutralisation des « flux financiers illicites ne sont pas seulement une obligation morale, mais aussi un bon moyen d’instaurer des politiques évolutives », a indiqué Carlos Lopes, Secrétaire exécutif de la CEA, dans un entretien avec Afrique Renouveau réalisé lors de la conférence. Les FFI utilisent la sous-facturation, la surfacturation, le doublement de taxes, les bénéfices déguisés et les paradis fiscaux.    

Lors de la conférence de Marrakech, certains intervenants ont  soutenu de manière parfois pressante et parfois irritée que même si l’Afrique pouvait continuer d’accepter les aides et encourager les investissements étrangers directs, ceux-ci ne devaient pas constituer la source de financement principale. En Afrique, les ressources abondantes comme l’or, le platine, les diamants, la chromite, le cuivre, le charbon, le cobalt, le minerai de fer et l’uranium, ainsi que les 12 % de réserves pétrolières mondiales, les terres arables et les forêts, continueront d’attirer les investisseurs. Selon un rapport de la CEA, le taux de retour sur investissement actuel en Afrique, même ajusté aux risques réels et perçus, est supérieur à celui de toute autre région en voie de développement.

Le capital-investissement

M. Lopes est optimiste quant aux perspectives d’avenir des investissements du secteur privé en Afrique. « Finalement, l’Afrique a peut-être trouvé un moyen de conquérir les investisseurs de fonds privés », dit-il avant d’ajouter : « En vérité, l’Afrique ne peut compter sur l’aide au développement pour son programme de transformation, sa convoitise se tourne donc vers les investissements privés et la mobilisation des ressources intérieures. » Un message séduisant si ce n’est que les niches fiscales viennent ternir le tableau. En réponse, M. Lopes plaide pour un marché commun africain afin d’harmoniser les systèmes de réglementation inégaux et dissuader les entreprises de profiter à la fois des niches fiscales et des paradis fiscaux.

Le financement par capital-investissement, soit l’injection de capitaux dans une société par des individus ou des institutions prospères leur permettant d’obtenir des participations, peut représenter une planche de salut pour des entreprises qui manquent cruellement de ressources. Pourtant, c’était une pratique méconnue il y a encore dix ans en Afrique, selon la CEA. Mais lors du second trimestre de 2013 uniquement, 164 entreprises ont assuré 124 milliards de dollars de capitaux privés, d’après Preqin, une société qui suit les tendances du capital-investissement.

La Banque africaine de développement (BAD) indique qu’entre 2010 et 2011, les investissements en Afrique sont passés de 890 millions à 3 milliards de dollars. En 2012, les investisseurs institutionnels ont injecté 1,14 milliard de dollars dans des fonds de capital-investissement en Afrique, selon African Private Equity and Venture Capital Association, une association pour la promotion des investissements privés en Afrique.

La BAD a également pris le train du capital-investissement en marche en créant un organisme panafricain pour favoriser l’accroissement du nombre de femmes gestionnaires de fonds. L’envoyée spéciale de la banque pour  les questions de genre, Geraldine Fraser-Moleketi, a confié à Afrique Renouveau qu’il s’agissait de se pencher sur « des politiques nouvelles, car les modèles actuels sont relativement fermés ». 

Recourir aux caisses de retraite

Les caisses de retraite collectent des fonds auprès des salariés pour les reverser à la retraite et sont particulièrement utiles pour des investissements à long terme. David Ashiagbor, consultant pour le projet de la BAD « Making Finance Work for Africa », explique que les fonds de pensions africains s’élèvent actuellement à 380 millions de dollars d’actifs, grâce à dix ans de croissance économique. Pourtant, rares sont les pays qui, à l’instar de l’Afrique du Sud, disposent de régimes de retraite complets et relativement transparents, qui protègent les droits des bénéficiaires. Cristina Duarte, Ministre du plan et des finances du Cap-Vert, qui a annoncé sa candidature à la présidence de la BAD, soutient que l’Afrique doit maintenir ses efforts d’investissements intérieurs.Toujours est-il que le mode de financement de projet actuel offre un panorama mitigé : l’avancée rapide des travaux du barrage éthiopien représente un véritable succès comparée à l’axe routier trans-ouest africain, toujours en chantier, 40 ans après sa planification.

30 Juin 2015

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