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Il faut repenser la bonne gouvernance en Afrique Interview de Mo Ibrahim par Le Monde
Dans
un article daté du 4 janvier 2016, Le Monde Afrique signalait
« malgré Boko Haram dix bonnes nouvelles pour l’Afrique »
pour l’année écoulée. La sixième était, après plusieurs années de
disette, la remise du prix de champion de la gouvernance à l’ancien
président de Namibie par le milliardaire Mo Ibrahim, président de la
fondation éponyme qui a développé un indice pour la promotion de la
bonne gouvernance en Afrique.
Sans vouloir porter un jugement sur les
qualités de l’ancien président namibien, nous souhaitons porter
quelques remarques sur l’indice Ibrahim et le palmarès qui en découle,
très largement diffusé dans la presse et chez les leaders d’opinion.
Autant, nous sommes tout à fait d’accord qu’il faille lutter pour un
Etat de droit, une démocratie participative, des systèmes de santé ou
d’éducation solides, le droit des femmes, contre la corruption, etc.,
autant il nous paraît très discutable d’établir un classement
comparatif entre des pays qui n’ont pas les mêmes ressources, ou encore
de créer un indice composite qui mêle des données de santé,
d’éducation, économiques, de droits...
Ce type d’évaluation de la bonne gouvernance politique conduit à placer
sous le chapeau d’un agrégat unique, de préférence quantitatif, des
données hétérogènes dont l’expertise feint l’objectivité et la
transparence. Le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz critique ce type
de mesure qui conduit à évaluer les performances d’un conducteur en
agrégeant en une seule valeur la vitesse d’un véhicule et le niveau
d’essence… et pourquoi pas l’âge du capitaine ? Cette manière de
réduire, sans le dire, la complexité de la notion de valeur à des
indicateurs quantitatifs de performance n’est pas propre à l’Afrique,
elle procède d’une sorte de mondialisation dans la manière de penser le
monde.
Cette mondialisation d’une pensée politique réduite à la logique
instrumentale et à la morale utilitaire, a favorisé l’émergence de
mouvements extrémistes, parfois jusqu’aux terrorismes, se réclamant
d’autres visions du monde, d’autres religions que celle du marché.
C’est la raison pour laquelle, tout en reconnaissant les intentions
louables de la Fondation Ibrahim, nous pensons qu’il convient de
s’interroger sur l’usage et la pertinence de ce type d’indicateurs. La
bonne gouvernance requiert sans doute une réflexion philosophique
préalable à sa mesure, faute de quoi les indicateurs qui la mesurent
risqueraient d’apparaître comme de bonnes ou de mauvaises notes dans la
manière « américaine » et occidentale de penser le monde et
le vivre ensemble. Au risque alors, nous l’avons dit, d’alimenter le
fond de commerce des mouvements sectaires et extrémistes.
Le biais de l’aide publique au développement
Si nous prenons par exemple un pays comme le Niger, enclavé et
largement désertique, parmi les plus pauvres du monde, dont le taux
d’alphabétisation global atteint à peine les 30 %, avec une
transition démographique non encore entamée, des difficultés dans la
lutte contre le terrorisme, avec 42 dollars seulement par an et
par habitant d’aide publique au développement (APD), on voit mal
comment il peut lutter à armes égales pour la bonne gouvernance face à
l’île Maurice (112 dollars d’APD annuel, 1er du classement Ibrahim
et un PIB par habitant 17 fois supérieur à celui du Niger) ou encore le
Cap Vert (480 dollars d’aide en 2013, 2e du classement et un
PIB par habitant 6 fois supérieur à celui du Niger).
La Banque africaine de développement, qui s’appuie parfois sur des
indicateurs issus de l’indice Ibrahim, a considéré en 2012 que le
Cap Vert était un modèle de réussite. Peut-il en être autrement pour un
pays qui reçoit plus de 10 fois plus d’APD par habitant que le Niger
par exemple (idem pour la République centrafricaine, etc.)
Le classement Ibrahim classe ainsi des pays sans aucunement tenir
compte de la totale iniquité de l’aide au développement qui reste d’une
totale opacité tant les enjeux géopolitiques guident ses principes. Les
foyers d’instabilité en Afrique reflètent aussi, au-delà de la
responsabilité de certains dirigeants africains, des années d’incurie
de l’aide internationale. Les indicateurs quantitatifs de performance
risqueraient de devenir le cache-misère de cette incurie ?
L’expertise, une fois encore, risque de se transformer en caution d’une
prescription politique et culturelle qui fabrique des
« pauvres » méritants et ceux qui ne le sont pas
Le paradis fiscal, un modèle à suivre ?
L’île Maurice, premier du classement, fait généralement partie du top
10 mondial des paradis fiscaux. On fera remarquer que le Botswana (3e
du classement), Seychelles (6e), le Ghana (7e) sont également très
largement considérés comme des pays à fiscalité opaque. Les autres pays
africains doivent-ils se lancer dans une course effrénée à la
compétition fiscale pour attirer les entrepreneurs, se transformer en
« autoentrepreneurs » dans le marché compétitif des paradis
fiscaux, des moins-disants sociaux ? Les Etats seraient, à leur
tour, invités à l’ubérisation. Rien de neuf dira-t-on sous le
soleil ! Oui mais le temps presse car il ne suffira plus demain
lorsque la barbarie sectaire aura envahi l’Afrique d’une couche de
compassion et des spectacles des palmarès, pour éviter le pire.
Des inégalités de revenus au top
Les sept premiers pays au classement de l’Indice Ibrahim (Maurice, Cap
Vert, Botswana, Afrique du Sud, Namibie, Seychelles, Ghana) présentent
de très fortes inégalités de revenus. Selon le classement du PNUD
(Programme des Nations unies pour le développement), Seychelles,
l’Afrique du Sud et la Namibie sont les pays les plus inégalitaires sur
le plan mondial. La bonne gouvernance n’a-t-elle pas pour but une juste
répartition des richesses au sein de la population, ou bien la
fondation Ibrahim ne valide-t-elle pas, sans le vouloir, la théorie
néolibérale « ruissellement » ? Les inégalités extrêmes
qui qualifient bien la démesure économique ne sont-elles pas le
résultat d’une corruption des élites qu’un « bon
gouvernement » serait censé combattre ?
Il nous semble moralement très discutable de mettre en avant des pays
très inégalitaires, ou qui appliquent des recettes de paradis fiscaux.
Nous ne voyons absolument pas ces pays comme des modèles.
A défaut de pouvoir changer cet indice et ses indicateurs, nous ne
pourrions que recommander aux pays très largement défavorisés par
l’Aide au Développement de contester déjà le palmarès établi du fait
même d’une iniquité de départ dans la répartition des aides et qui de
facto fausse les capacités à mener des politiques publiques.
Il faut redonner toute sa place au politique au lieu de l’inviter à se
transformer en gestionnaire de la misère et en gérant loyal du
néolibéralisme.
Enfin, nous ne croyons pas que des outils d’évaluation essentiellement
utilitaristes, puissent donner une juste appréciation de la qualité de
vie d’une société. A ce titre, le manifeste convivialiste montre bien
les limites d’une démarche techniciste que l’on observe très largement
depuis l’avènement du néolibéralisme à partir des années 1980 y compris
à travers ses outils d’évaluation qui promeuvent le libre marché, et
que les profondes aspirations des populations y sont très mal
représentées voire trop souvent absentes.
Roland Gori est professeur émérite de psychopathologie clinique à l’université d’Aix-Marseille.
Bertrand Livinec est analyste sur les déterminants de santé et les politiques internationales de santé.
25 Janvier 2016
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