Sortir des «politiques de l’inimitié» d’Achille Mbembe
Par Sabine Cessou

Dans son dernier essai, Achille Mbembe plonge dans la « pharmacie » laissée par le psychiatre martiniquais Frantz Fanon, pour proposer une lecture à la fois africaine, indépendante et psychanalytique du monde actuel. L’idée centrale : la colonisation et les conflits liés à la décolonisation ont laissé dans leur sillage une longue traîne de guerres et de pulsions de haine. Des « inimitiés » qui marquent toujours notre époque, comme le souligne cet ouvrage plus court et à l’écriture plus accessible que les précédents, mais toujours aussi clairvoyant.

La troisième guerre mondiale a-t-elle commencé ? C’est la question que l’on peut se poser après la lecture du dernier essai du philosophe et historien camerounais Achille Mbembe, 58 ans, qui vit et enseigne à Johannesburg. Dans cet ouvrage, le professeur d’histoire et de science politique à l’Université du Witwatersrand, souvent invité à Duke et Harvard aux Etats-Unis, développe ce constat, moins simple qu’il n’y paraît à première vue : « Faire la guerre est devenu un boulot comme un autre », disait-il en mai 2015 à Jeune Afrique, en parlant de Boko Haram.
 
L’auteur de De la postcolonie (Khartala, Paris, 2000) a entamé un tryptique avec ses deux derniers essais, Sortir de la grande nuit (La Découverte, Paris, 2010), réflexion sur la décolonisation et Critique de la raison nègre(2013), déconstruction de l’idée de race..

Un troisième volet sur « l’afropolitanisme », cette modernité africaine faite d’emprunts extérieurs, de réassemblages intérieurs et de migrations, est pour plus tard. Avec ce nouvel essai, Achille Mbembe se donne le temps de faire un détour dans « l’inimitié », pour ne pas dire la haine, et replonger dans ce qu’il appelle la « pharmacie » de Frantz Fanon, psychiatre martiniquais ayant vécu en Algérie, auteur des célèbres Peaux noires, masques blancs (1952) et Les damnés de la terre (1961).
 
Sans ennemi, pas de démocratie ?
 
Souvent théorique, écrit dans un langage qui cherche à se faire plus accessible d’ouvrage en ouvrage, l’essai d’Achille Mbembe dresse le constat de démocraties historiquement construites sur l’idée du « non semblable », voire de l’ennemi. « Hier, les objets (de fixation) avaient pour noms privilégiés le Nègre et le Juif. Aujourd’hui, Nègres et Juifs ont d’autres prénoms – l’islam, le musulman, l’Arabe, l’étranger, l’immigré, le réfugié, l’intrus, pour n’en citer que quelques-uns ».
 
Fort de son expérience intime de l’Afrique du Sud où il vit depuis seize ans, Achille Mbembe dresse le parallèle – souvent fait à Johannesburg – entre l’apartheid et la politique d’Israël à l’égard des territoires palestiniens, avec ses murs, checkpoints et autres contrôles des corps et des mouvements d’une partie de la population.
 
La logique concentrationnaire, toujours d’actualité


 
Il va plus loin en faisant le lien entre la violence du système colonial et celle du régime nazi, ouvrant des pistes de réflexion qui peuvent paraître évidentes vues d’Afrique du Sud, un pays bien conscient d’avoir inventé, quarante ans avant Hitler, les premiers camps de concentration. Les colons britanniques ont en effet parqué des milliers de civils boers au tournant du XXe siècle, durant la seconde guerre anglo-boer (1899-1902). Une analyse qui fait terriblement sens, bien qu’elle reste ignorée en Europe, en reliant la violence du système colonial à celle de la Seconde Guerre mondiale, dans un long continuum historique.

«L’Afrique sera le continent le plus jeune, mais gouverné par des vieillards»

 
Quel rapport avec les temps présents ? Avec verve, Achille Mbembe met le doigt sur la plaie et s’applique, en médecin prêt à puiser dans les outils de la psychanalyse et la « pharmacie de Frantz Fanon », à appuyer bien fort pour crever l’abcès. Il poursuit l’œuvre entreprise dans ses deux essais précédents, en démontant la mécanique des « peurs racistes », de cette peur « viscérale », profondément ancrée dans l’histoire de l’Europe et de la colonisation, de voir l’ennemi transformer la nation en « dépotoir de Mahomet ». « Or, poursuit-il, entre la phobie du dépotoir et le camp, la distance a toujours été des plus courtes. Camps de réfugiés, camps de déplacés, campements de migrants, camps d’étrangers, zones de transit, […] ghettos, jungles, foyers, la liste s’allonge sans cesse […]. »


 
Une note optimiste
 
Sombre constat et inquiétantes perspectives… Achille Mbembe l’annonce dès les premières lignes : « Il est vrai, le thème, rugueux, ne se prêtait guère à une note de violon ». Pour autant, il ne se laisse pas gagner par le caractère dépressif des sociétés qu’il scrute.
 
Son plaidoyer pour la liberté individuelle, de pensée et de mouvement dans un monde sans frontières, pour mieux sortir des carcans identitaires, insiste sur « l’accident » que représente la naissance dans un lieu donné. L’une de ces évidences qu’il n’est pas inutile de marteler : après tout, cet « accident », qui fait que personne n’a choisi sa famille ni son pays, est un trait commun à tous les humains.
 
Il conclut sur une note optimiste, prélude à son ouvrage sur l’afropolitanisme : « […] La pensée qui vient sera, de nécessité, une pensée du passage, de la traversée et de la circulation. Ce sera une pensée de la vie qui s’écoule ; de la vie qui passe et que nous nous efforçons de traduire en événement. Ce sera une pensée non de l’excès, mais de l’excédent, c’est-à-dire de ce qui, parce que sans prix, doit échapper au sacrifice, à la dépense et à la perte ».
 
Faisant allusion aux enjeux climatiques et environnementaux, l’auteur entrevoit « sinon une possible universalité, du moins une idée de la Terre comme ce qui nous est commun, notre commune condition ». Saine proposition.

Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, éditions La Découverte, Paris, 2016, 16 euros.

10 Mai 2016

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