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Michel Rocard avait tout compris de l'Afrique Par Malick Diawara
HOMMAGE.
L'ex-Premier ministre était un discret mais puissant analyste des
réalités et enjeux du continent. Plongée dans l'Afrique vue par Michel
Rocard.
Michel Rocard aimait l'Afrique, sans affichage,
avec sincérité. Député au Parlement européen où il préside de 1997 à
1999 la commission du Développement et de la Coopération, Michel Rocard
s'est familiarisé avec tous les accords qui lient l'Europe aux pays
d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP), de ceux de Yaoundé
(1963) à ceux de Cotonou (2000) en passant par les accords de Lomé
(1975). De quoi rencontrer les hommes et femmes du continent et d'être
à l'écoute de leurs besoins. Au lendemain de sa disparition, survenue
ce 2 juillet 2016, il n'est pas inutile de revenir sur les analyses
qu'il a posées, d'abord en 2001 dans son livre pour une autre Afrique,
paru chez Flammarion, ensuite le 24 juin 2002 lors de sa communication
sur l'Afrique à l'Académie des sciences morales et politiques.
Trois conditions pour favoriser le développement
Aux yeux de Michel Rocard, un développement durable dans les pays
africains devrait d'abord « donner la priorité absolue à tout ce
qui touche la gouvernance : guerre ou paix, sécurité civile,
nature des États, stabilité administrative, juridique et fiscale,
pratique de la démocratie ». Ensuite, « remettre en question
tous les concepts, procédures et instruments de l'aide accordée aux
pays pauvres ». Enfin, accepter l'idée que le développement ne se
parachute pas, et ne peut venir de l'extérieur. « Il ne s'affirme
que lorsqu'il est autocentré et puissamment piloté par une volonté
nationale forte, éclairée et légitime », avait-il ainsi indiqué à
l'Académie des sciences morales et politiques.
Intégrer les questions de paix et de sécurité à la politique de développement
La paix et la sécurité sont fondamentales sur le chemin du
développement, a soutenu Michel Rocard dans son livre Pour une autre
Afrique. Et de prôner l'intégration du traitement des crises politiques
et militaires dans la politique de développement mise en oeuvre par la
Commission. « Une dotation budgétaire permanente pour le
traitement des crises devrait être prévue. Son volume devrait
représenter 10 % de toutes les dotations actuelles.
Il devrait être proposé à l'Union africaine qu'une partie de cette
dotation soit affectée dès que possible à la mise sur pied et au
fonctionnement d'un état-major africain permanent, chargé de la
prévention et de la gestion des crises, et une autre à l'entraînement
de certaines unités militaires nationales que leurs gouvernements
respectifs désigneraient comme chargées en permanence de la
participation aux opérations de maintien de la paix », avait-il
souligné à l'Académie des sciences morales et politiques, avant de
s'interroger : « Pourquoi ne pas donner à l'Union africaine
délégation du Conseil de sécurité de l'ONU pour appliquer en Afrique
les cas de recours au chapitre VII de la charte, celui qui traite de
l'emploi de la force pour préserver ou rétablir la paix ? »
Pour aller plus loin et rendre la coopération efficace, Michel Rocard
avait encouragé une nouvelle approche de l'Aide publique au
développement et de ses procédures. « Mais modifier la nature et
les procédures de la seule aide française serait insuffisant. C'est de
l'ensemble des bailleurs, et en priorité l'Union européenne qu'il
faudrait parvenir à modifier les comportements », a-t-il conclu.
Oser une organisation proprement africaine des pouvoirs, sans imiter l'Europe
Pour ce qui est des pouvoirs publics, Michel Rocard a défendu le droit
pour l'Afrique d'avoir une organisation qui lui soit propre et qui soit
adaptée à ses réalités et environnements et d'éviter ainsi le piège de
mimer les pays occidentaux. « La plupart des États africains ont
besoin de services au coût minimal et d'une forte intégration de leurs
marchés intérieurs dans des ensembles régionaux. Ils ont besoin de
regrouper également le plus possible de services au niveau régional, à
commencer par les ambassades, et continuer par tout ce qui concerne
l'eau, l'énergie, le traitement des catastrophes naturelles, la
recherche scientifique épidémiologique et épizootique, etc. », avait-il
expliqué, avant d'encourager la décentralisation tentée par certains
pays. « L'impôt est mieux payé quand on sait à quoi il sert. Les
communes seront toujours plus avisées que les États dans l'évaluation
des dimensions de chaque projet ou ouvrage ; la corruption est moins
facile, parce que plus visible, dans les travaux modestes de proximité.
»
Ne pas imposer une démocratie à l'occidental, mais retourner aux sources d'une démocratie africaine
Ce 24 juin 2002, par rapport à la démocratie, Michel Rocard avait
rappelé « l'existence d'un certain nombre de royaumes ou d'empires
qui furent stables sur plusieurs siècles avant l'esclavage et le
colonialisme ». Il avait poursuivi en expliquant que « le
mode de prise de décision était la palabre, c'est-à-dire le consensus,
à l'Assemblée de village tout d'abord (sous le baobab), puis entre
délégués aux assemblées de régions, puis de royaumes ou d'empires.
L'Afrique a le souvenir de cette démocratie consensuelle, qu'elle
pratique encore dans les villages et à laquelle elle aspire aux niveaux
supérieurs de l'organisation sociale ». Et de poursuivre :
« L'Afrique ressent notre démocratie comme conflictuelle,
puisqu'elle repose sur une cristallisation des conflits permise par
l'organisation des campagnes électorales et enregistrée à l'occasion
des votes. À l'évidence, l'Afrique cherche les formes d'une démocratie
plus conforme à ses traditions. »
Aucune raison que les droits de l'homme ne soient pas respectés
L'Afrique comme toutes les parties du monde ne saurait être une terre
non touchée par les valeurs autour des Droits de l'homme. Telle était
sa conviction. « Ces valeurs sont universelles et
irrécusables : on ne tue pas, on ne torture pas, l'expression des
idées est libre, il n'y a pas de délit d'opinion, la justice est
indépendante », avait-il dit. Et de revenir sur l'importance de la
charte africaine des droits de l'homme, document constitutif de l'Union
africaine, qui « réaffirme ces droits » et qui permet « qu'au
sommet de l'UA certains chefs d'État osent enfin accuser et sermonner
quelques-uns de leurs pairs ».
Lutter contre la corruption tout en restant réaliste
Pour Michel Rocard, « lutter contre la corruption est
indispensable, mais… il faut se donner des objectifs raisonnablement
susceptibles d'être atteints ». « Au-dessous de 5 % du
PNB, la corruption est le plus souvent inévitable et
inéradicable ; elle n'entrave guère la croissance. Si elle atteint
10 % du PNB, elle devient dangereuse en ce qu'elle interdit ou
dissuade l'investissement. Au-dessus, elle commence vraiment à
interdire la croissance », avait-il avancé, expliquant que
« dans les pays où le pouvoir d'achat moyen est de deux dollars
par jour et où le salaire d'un ministre n'atteint pas deux smic
français, un certain niveau de corruption est largement
inévitable ». Et d'appeler à « ne pas confondre corruption
avec la persistance d'usages anciens de solidarité familiale ou
clanique dans lesquels il n'est de propriété privée que
familiale… ».
Éviter de gonfler la dette et mettre en place des facteurs déclencheurs de développement
« Nos efforts d'annulation de dette pour les seuls pays les moins
avancés sont sympathiques et utiles, mais hypocrites et
insuffisants », a-t-il soutenu. « Il faut réduire — et si
possible supprimer — ce compartimentage en quatre domaines, selon que
la dette est publique ou privée, bilatérale ou multilatérale. C'est la
condition d'un traitement plus efficace », avait-il poursuivi,
expliquant l'importance de l'exportation, « nécessité absolue du
développement pour les pays pauvres… mais pas facteur déclencheur du
développement ». « Tout développement est d'abord
endogène », avait-il indiqué fustigeant les « doctrines
officielles qui poussent les pays d'Afrique à exporter, alors qu'ils
n'ont pas grand-chose à exporter et que l'évolution des termes de
l'échange est défavorable pour leurs produits ».
La conviction de Michel Rocard était que le développement ne peut pas
être parachuté de l'extérieur. « Ce sont les marchés intérieurs
qu'il faut dynamiser et pousser à la régionalisation. Une meilleure
synergie doit être recherchée entre les administrations distributrices,
les entreprises et les ONG avec comme domaines urgents l'agriculture
vivrière et la production substituable aux importations. Augmenter le
taux d'autosuffisance alimentaire est une clef à la fois de la cohésion
sociale et de la diminution de l'endettement. »
Soutenir les femmes et encourager les PME
« Les femmes qui pratiquent l'agriculture de proximité doivent
être les cibles principales des programmes de formation, de
vulgarisation, d'incitation à l'hygiène et à la protection maternelle
et infantile », avait déclaré Michel Rocard pour qui l'autre
orientation majeure pour le développement de l'Afrique est la
multiplication des PME-PMI capables de transformer les ressources
locales en produits susceptibles d'économiser des importations.
Objectif : éviter d'aggraver le sous-emploi et de détériorer les
balances de paiement. Et de proposer de « corriger cette tendance
par une formation au management du capital et la mise en place d'une
ample politique de soutien bancaire ».
Mettre l'accent sur l'éducation
Pour Michel Rocard, avant la formation au management du capital, il y
avait lieu de prendre conscience des 700 millions de jeunes Africains à
scolariser à l'horizon de l'année 2025. « Il faudrait multiplier
par cinq ou six le nombre actuel des enseignants et y consacrer la
totalité des dépenses budgétaires de tous les États d'Afrique après les
avoir doublées. C'est évidemment impossible », avait-il constaté
lors de sa communication et d'encourager « l'utilisation intensive
de toutes les techniques d'enseignement à distance ». « Les
instruments sont là. Ce qui manque, c'est l'effort de recherche sur
leur mise au point et l'effort budgétaire massif que les bailleurs
devront largement accompagner », avait-il déclaré.
Distinguer l'informel du délictuel, accompagner l'économie populaire
Le regard porté par Michel Rocard sur le secteur informel est
révélateur de la profondeur et du respect qui accompagnaient ses
analyses. « Les experts des pays riches ont inventé le vocable
méprisant d'économie informelle », avait-il dit, ajoutant :
« Mais il y a une difficulté sémantique, à savoir que ce
vocabulaire couvre aussi l'économie délinquante : trafic d'armes,
de drogue, de pierres précieuses, de minerais rares, d'êtres humains,
prostitution, etc. ». Et de poursuivre : « Il est essentiel, pour
des raisons à la fois de sécurité juridique et de dignité sociale, de
distinguer (jusque dans le vocabulaire) l'économie délinquante et
punissable de l'économie, salubre, mais non fiscalisée, que l'on entend
promouvoir, et petit à petit régulariser. En accord avec des ONG
importantes, je me suis résolu à adopter et proposer le terme
d'économie populaire pour définir ce champ économique non fiscalisé,
mais non criminel, qui fait vivre les quatre cinquièmes de
l'Afrique », avait-il conclu dans sa communication.
Au lendemain de sa disparition, avec le souvenir de son regard
pertinent et plein de respect pour l'Afrique, il n'est pas exagéré de
dire qu'en Michel Rocard l'Afrique vient de perdre une voix et un vrai
allié.
5 Juillet 2016
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