GRAND ENTRETIEN
Hubert Védrine : cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne
Par Pierre Haski
Pour
l’ex-ministre des Affaires étrangères, une « désescalade »
est encore possible en Crimée. Mais Poutine n’est pas le seul à devoir
y mettre du sien : les Occidentaux ont aussi leur part de
responsabilité.
L’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine, fait sur
Rue89 cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne. Parmi
celles-ci, une Ukraine fédérale accordant une autonomie quasi-totale à
la Crimée, et une proclamation de neutralité de l’Ukraine entre
Occident et Russie.
L’alternative à une désescalade, pour Hubert Védrine, serait une
« situation inextricable de blocage dans laquelle on aurait une
paralysie plus ou moins longue de toute la relation Europe-Russie,
Etats-Unis-Russie ».
Pour l’ancien chef de la diplomatie française, les Occidentaux comme
Vladimir Poutine ont leur part de responsabilité dans la crise que
traversent actuellement les relations entre la Russie, l’Europe et les
Etats-Unis. Interview.
Rue89 :
De quoi la crise ukrainienne est-elle le nom ? D’un spasme
post-soviétique ou de quelque chose de plus large ?
Hubert Védrine :
Ça a quand même moins d’importance que ce qui se passe par exemple
entre le Japon et la Chine, ou que la comparaison de l’évolution des
budgets militaires américain ou chinois.
Mais c’est néanmoins très important, et ça montre qu’autant la
désintégration de l’Union soviétique a été très bien gérée dans les
anciennes pseudo-démocraties populaires d’Europe de l’Est, autant il
est resté une zone incertaine dans les anciens morceaux de l’URSS qui
se sont détachés à l’époque [en 1991, ndlr].
On voit bien qu’il y a une série de situation bancales, mis à part le
cas des Baltes qui est bien réglé : Biélorussie, Ukraine,
Moldavie, Caucase, Asie centrale... C’est une séquelle de cette
époque-là.
Les événements des derniers jours montrent que Poutine n’a pas renoncé
à corriger ce qui est à ses yeux une catastrophe historique. C’est
évident sur la Crimée, et c’est sans doute aussi vrai sur l’Ukraine. Il
n’a pas renoncé, il attendait une occasion, une circonstance.
Et du côté occidental, il y a la persistance d’une vision binaire dans
laquelle il s’agit d’amener l’Ukraine dans le « camp
occidental » (même si on est censés ne plus employer cette
expression) ou en tous cas ne pas tomber dans le camp russe.
Ce sont des attitudes qui ont survécu à la guerre froide, devenues
antirusses après avoir été antisoviétiques. Ils se sont traduits
par :
• les promesses non tenues faites à Gorbatchev de non-élargissement de l’Otan ;
• puis des tentatives de l’administration de George W. Bush d’élargir encore l’Otan (sans y arriver) ;
• les Européens qui ont mis en avant de manière inconséquente l’entrée
de l’Ukraine dans l’UE alors que ni l’Europe ni l’Ukraine n’y sont
prêts.
Ça fait beaucoup d’inconséquence et de légèreté, dont l’élément commun a été de traiter la Russie comme quantité négligeable.
Chacun avait une revanche à prendre ou un coup à jouer. Sans oublier le
fait que les Occidentaux avaient envie d’en découdre avec Poutine
depuis son nouveau mandat et les controverses qui l’ont accompagné.
Et Poutine – c’est un euphémisme – ne fait aucun effort pour se rendre aimable.
On peut y ajouter quelques éléments évidents, notamment le fait que les
populations de ces pays, en Ukraine mais aussi une partie de la Russie
ne supportent plus le post-soviétisme si ça se ramène à corruption,
gabegie, inefficacité, manque de liberté.
Mais on aurait tort de ramener l’action russe à Poutine seul. Ça dit
quelque chose de la Russie, de l’humiliation au moment de la fin de
l’URSS (à ce propos on a eu bien de la chance que ça n’aboutisse pas à
pire que Poutine, compte tenu du traumatisme inimaginable pour nous
dans lequel les Russes ont été plongés dans les années 90).
Comment jugez-vous le comportement de Poutine ?
La Russie a gardé un « pouvoir de nuisance résiduel
périphérique », qu’elle utilise pour bloquer quand on a besoin
d’elle, par exemple au Conseil de sécurité. Même si ce n’est pas
systématique puisqu’elle a laissé faire en Libye en 2011...
C’est un argument qu’utilise Poutine pour montrer que les Occidentaux
sont sans foi ni loi : il a donné son accord à une « no fly
zone » et ça s’est terminé par la mort de Kadhafi.
Oui, même si c’est discutable.
Ils ont également accepté les résolutions sur le Mali, sur la
Centrafrique. Donc ce n’est pas systématique, mais on voit bien dans le
cas de la Syrie, il ont commencé par bloquer.
Vouloir que la Russie soit de nouveau respectée, ce qui dans son esprit
doit vouloir dire crainte, passe par des blocages de ce type qui
amènent les Occidentaux à la reprendre au sérieux.
Je pensais que Poutine chercherait à transformer cela en quelque chose
de plus positif, ce qu’on aurait peut-être pu attendre sur l’Iran après
qu’il ait donné à l’administration Obama une porte de sortie sur les
armes chimiques en Syrie.
Avec l’escalade actuelle, je ne suis pas sûr qu’on puisse compter à court terme sur une attitude russe constructive.
Poutine est aujourd’hui dans une posture plus agressive.
En effet. Dans l’affaire ukrainienne, c’est en plus viscéral. Tout le
monde connaît l’histoire, et le cas particulier de la Crimée, ce qui ne
justifie d’aucune manière les procédés d’intimidation employés. Mais
pour l’immense majorité des Russes et sans doute une majorité
d’habitants de la Crimée, cette dernière est russe.
Elle n’aurait jamais dû être placée en Ukraine par les caprices de
Khrouchtchev [en 1954, ndlr]. Ou alors il fallait corriger celà au
moment de l’indépendance [en 1991, ndlr]. Car à l’époque de l’URSS il
s’agissait d’un déplacement interne sans grand conséquence, comme entre
Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon...
Poutine joue donc sur de velours, c’est même encore plus net que dans
le cas de l’Ossétie du Sud par exemple [province de Géorgie occupée par
la Russie depuis la guerre de 2008, ndlr].
Il joue sur du velours en interne, mais pas sur le plan de la légalité internationale ?
En effet, si ça va jusqu’à la sécession et au rattachement à la Russie.
Si dans les jours qui viennent, les choses sont gérées dans le sens de la désescalade, il peut retomber sur ses pieds.
Mais s’il s’il va jusqu’à accepter le rattachement de la Crimée à la
Russie, on s’enkystera alors dans une crise longue, avec des rétorsions
presque obligatoires compte tenu de la position dans laquelle
l’Occident s’est mis, mais qui entraîneront nécessairement des
contre-rétorsions etc. Pas sûr qu’on y trouve notre compte, et la
Russie non plus. Mais ce n’est peut-être pas encore inévitable.
Comment sortir de la crise, selon vous ?
Cela consisterait à dire :
• on ne touche pas à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais
elle devient un Etat très fédéral dans lequel la Crimée jouit d’une
autonomie presque complète, et les territoires de l’Est d’une autonomie
importante ;
• dans cette fédération, des garanties sont données aux minorités – ethniques, culturelles, linguistiques etc. –,
qu’il s’agisse des Russophones ou des Tatars de Crimée. Les prochains
dirigeants de Kiev en seront garants, et les candidats à la
présidentielle [du 25 mai, ndlr] devraient s’y engager ;
• les Russes déclarent qu’il n’est pas question de rattacher un nouveau territoire à la Russie,
mais qu’en revanche ils veulent avoir des relations faciles avec cette
région. Cela suppose que l’Accord d’association européen qui avait été
proposé soit conçu, peut-être modifié, afin d’être compatible avec des
échanges de l’Ukraine ou d’une partie de l’Ukraine avec un autre
ensemble économique et douanier. On prend peu de risques, car ça a peu
de chances de pouvoir concurrencer la force d’attraction du système
européen ;
• à Kiev, on reviendrait à l’accord parrainé par les trois ministres européens des Affaires étrangères (qui prévoyait notamment un gouvernement d’union nationale, ndlr) ;
• Cette Ukraine fédéralisée, neutralisée, est en quelque sorte « finlandisée » dans le meilleur sens du terme.
Les Occidentaux, comme les Russes, s’engagent à ne rien faire dans les
cinq ou dix ans (ça se négocie) qui viennent pour obliger l’Ukraine à
basculer dans un camp. Ce qu’à mon avis on aurait dû faire depuis
longtemps.
FINLANDISATION
La « Finlandisation » fait référence à la situation de la
Finlande à l’époque de la guerre froide, qui respectait une neutralité
bienveillante vis-à-vis de son voisin soviétique tout en conservant sa
liberté d’organisation en interne. C’était utilisé de manière
péjorative par ceux qui l’assimilaient à une soumission, et est devenu
un terme générique dans les situations similaires. Cette neutralité a
toutefois permis à la Finlande de survivre dans un environnement
complexe et de rejoindre l’Union européenne une fois la guerre froide
terminée. P.H.
C’est la sortie possible à mon avis. Je note qu’aux Etats-Unis, Henry
Kissinger et Zbigniev Bzrezinski [deux anciens Conseillers à la
sécurité américains, nldr] ont employé la même formule de
« finlandisation ». J’ajoute à leur réflexion l’idée de
garantie pour les minorités.
Comment y arrive-t-on, à partir de la situation actuelle, je n’en sais
rien ! Cette perspective s’éloigne si des mesures de part et
d’autre alimentent l’escalade.
On peut alors se retrouver dans une situation inextricable de blocage
dans laquelle on aurait une paralysie plus ou moins longue de toute la
relation Europe-Russie, Etats-Unis-Russie.
Plus question alors d’attendre un coup de main de Poutine sur la Syrie ou l’Iran...
On reviendrait à une guerre froide sans le risque de l’annihilation nucléaire ?
Je n’emploierais pas l’expression « guerre froide », car ça a
encore moins de chance qu’à l’époque de se transformer en guerre
chaude. L’enjeu et les dispositifs ne sont plus les mêmes.
Mais on risque une sorte d’enkystement, de paralysie durable qui n’est
ni dans l’intérêt des Européens, ni celui des Russes, ni évidemment
celui des Ukrainiens. Il faut éviter ce scénario.
Ce scénario ne peut être évité que s’il y a un comportement responsable
des Européens, des Américains, de Poutine, des nouveaux dirigeants
ukrainiens, des gens de Crimée, etc.
L’administration Obama est très critiquée aux Etats-Unis pour sa politique étrangère, qu’en pensez-vous ?
Quand je parlais de ceux qui veulent en découdre avec Poutine, je
pensais au fait que pour certains dirigeants, ça ne tombe pas forcément
mal de se montrer fermes par rapport à Poutine.
Et je pense d’abord à Obama, qui mène une politique étrangère
séduisante et magnifique quand on écoute ses discours ;
déconcertante, erratique, quand on la suit au jour le jour. Son degré
d’engagement paraît faible (même s’il semble finalement appuyer enfin
les efforts de John Kerry au Proche-Orient).
Prenez l’exemple du « pivot » de sa politique étrangère en
direction de l’Asie : ça semble logique qu’il ne garde pas en
Europe le dispositif hérité de la guerre froide. Mais ça n’a eu aucun
effet positif : les Chinois disent « On s’en fiche, ça ne
nous fait pas peur » et augmentent leur budget militaire. Aucun
effet dissuasif.
Reste le processus autour du nucléaire iranien : je pense qu’il
veut aboutir tout comme Rohani [le président iranien, ndlr], mais il y
a des forces très déterminées à faire dérailler le processus : en
Iran, aux Etats-Unis, en Israël, en Arabie Saoudite, à Abu Dhabi... Ça
fait beaucoup !
Dans ce contexte, pour Obama, ça peut être utile de se montrer très ferme par rapport à Poutine : c’est sans risque.
Et l’Europe ?
Il n’y a pas de position commune européenne spontanée, ce n’est pas une
découverte. Ce n’est pas un pays unifié et ça ne le sera jamais.
Inutile non plus de taper sur la malheureuse Lady Ashton [le
responsable de la politique extérieure de l’Union européenne, ndlr],
car même si on mettait un génie à sa place, ça ne serait pas tellement
différent.
Dans ce contexte, j’ai trouvé que la présence rapide des trois
ministres (France, Allemagne, Pologne, ndlr) était la meilleure
possible, c’était intelligent. Et ça couvrait presque toutes les
sensibilités : la France est sur une ligne très dure, les Polonais
encore plus, et l’Allemagne équilibre un peu. Quelque chose qui est
fait par ces trois ministres est difficilement contestable par les
autres.
C’est d’ailleurs ce qu’il faudrait poursuivre, le relancer, soit au
niveau des trois ministres, soit au niveau au-dessus, pour voir ce
qu’on dit aux gens de Kiev, aux gens de Crimée, à Moscou, à Obama, etc.
C’est la bonne manière de procéder.
Quel type de rapports l’Europe doit-elle chercher à établir avec la Russie ?
Avec l’Occident, on a toujours le même dilemme : est-ce qu’on
traite avec le monde extérieur tel qu’il est – ce qui est la base des
relations internationales –, ou est-ce qu’on change le monde extérieur,
c’est-à-dire l’autre élément de notre logiciel (Saint-Paul, allez
évangéliser toutes les nations) ?
On oscille toujours entre les deux, spécialement par rapport à la
Russie. Il est clair qu’une partie de l’Occident – Polonais en tête
mais il y en a d’autres – ne se résigne pas à l’idée qu’on va se borner
à traiter avec la Russie telle qu’elle est. Il y a l’idée qu’il faut la
changer.
Je ne pense pas que l’Europe d’aujourd’hui, dans l’état où elle est,
soit en mesure d’impulser ses désidératas partout, sinon ça fait
longtemps qu’on aurait transformé la Chine en un gros Danemark !
Nous n’avons pas les moyens de nos indignations, pas les moyens de nos émotions, moins que jamais.
Ca ne veut pas dire qu’il fait capituler, mais il faut s’y prendre
autrement. Etre plus patient, plus tenace, moins matamore. Il faut
jouer sur la durée, sur le développement.
Il faut naturellement une relation, un partenariat Otan-Russie, un
partenariat Union européenne-Russie, ce qui permettrait que l’Ukraine
soit un pont et non une pomme de discorde. Nous les critiquons parce
que nous sommes ce que nous sommes, mais on devrait le faire « à
l’allemande ».
Pour le reste, on commerce, et on fait le pari que l’évolution politique suivra, dans la durée, l’évolution économique.
Est-ce que c’est satisfaisant ? Non. Mais avons-nous une autre solution ? Je ne le pense pas.
Ça impose de comprendre que lorsque les Russes se sont mis derrière
Poutine avec une forte popularité dans ses premières années, c’est
parce qu’ils voyaient en lui quelqu’un qui pourrait les dégager du
chaos des années Eltsine, des oligarques, des kleptocrates du début.
Il y a une partie de l’Occident qui ne veut pas l’admettre et pense que
c’est un objet de combat, de conversion. On a évidemment intérêt à ce
qu’ils soient plus modernes, sur le plan économique comme sur le plan
politique, mais il faut savoir comment y parvenir. C’est un partenariat
à réinventer.
8 Mars 2014
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