"I have a dream"
Daniel Barenboim : "Je rêve qu'Israéliens et Palestiniens aient le courage d'affronter le passé"
Par Raphaëlle Bacqué et Annick Cojean
Il n'y a pas de jour sans que je ne réfléchisse au conflit
israélo-palestinien. Et il n'y a pas de jour sans qu'il me fasse
souffrir. Tout ce que je fais est inspiré de cette souffrance, de cette
blessure que le temps ne fait qu'augmenter.
Que
je dirige à Berlin, que je fonde l'orchestre Divan, composé
d'Israéliens et d'Arabes, ou que je donne, comme récemment à Jérusalem,
un concert à destination de nos deux peuples. Ce conflit me ronge,
m'obsède. Avoir serré, enfant, les mains de David Ben Gourion ou de
Moshe Dayan ne m'a guère converti à la politique. Je considère que
politiques et militaires n'ont fait qu'envenimer le conflit. Un conflit
dont les racines sont profondément et uniquement humaines. C'est pour
cela que je me sens qualifié pour évoquer le sujet. Cela fait si
longtemps que je rêve à la "solution". |
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Le chef d'orchestre Daniel Barenboim lors d'un concert à Salzbourg, le 13 août 2007. |
Je
suis né en Argentine en 1942. Mes grands-parents, paternels et
maternels, étaient des juifs russes qui avaient fui les pogroms en
1904. Je n'ai jamais demandé beaucoup de détails, mais l'histoire de
mes grands-parents maternels m'a toujours fasciné. Tous deux avaient
entrepris seuls le périlleux voyage ; elle, à 14 ans, lui, à 16 ans. A
l'arrivée de leur bateau, les autorités argentines annoncèrent que
seules les familles auraient le droit de débarquer. "Marions-nous !", a
suggéré mon grand-père. Ce qu'ils firent, avant de débarquer, puis de
se séparer, de se retrouver par hasard, deux ou trois ans après, et de
tomber amoureux. "En fait, il était déjà amoureux de moi sur le
bateau", a toujours dit ma grand-mère.
C'était une fervente
sioniste. En 1929, elle est même partie six mois en Palestine, ses
trois filles sous le bras (y compris ma mère, qui avait alors 17 ans)
pour voir s'il était possible de s'y installer. La famille de mon père,
en revanche, était totalement assimilée, et l'idée de "Terre sainte"
n'avait pour elle aucune signification. La communauté juive argentine
était importante, c'était même la troisième au monde après celles des
Etats-Unis et d'Union soviétique. Nous fréquentions moins la synagogue
pour des raisons religieuses que parce que c'était un centre de la vie
sociale juive, où l'on jouait, chantait, dansait. On ne ressentait pas
d'antisémitisme. Mais je sais que, en 1943 ou 1944, l'organisateur d'un
concert que donnait mon père dans le sud de l'Argentine lui avait
demandé de faire le salut nazi avant la représentation. Le général
Peron faisait, en fait, régner une atmosphère bien particulière. Il
s'était fait payer pour laisser entrer en Argentine de nombreux
criminels nazis : Bormann, Eichmann, Mengele. Puis il avait accepté
l'argent de juifs fortunés pour accueillir des milliers de survivants
de la Shoah. On racontait que, pour un bateau de 600 personnes, il
fallait verser un demi-million de dollars !
Mon père, qui
haïssait cet esprit de corruption, avait refusé qu'on me décerne une
bourse Eva Peron. Et puis, comme mes dons de musicien se précisaient,
mes parents ont pensé qu'il était important que je puisse grandir et
m'épanouir dans un pays dont j'appartiendrais très naturellement à la
majorité plutôt qu'à une minorité, quelque part dans la diaspora.
Décision fut donc prise : en 1952, la famille Barenboim émigrait en
Israël.
Quel
optimisme alors, dans ce pays ! C'était l'époque du mot d'ordre
"Transformons le désert en jardin". Et il n'y avait pas de pays plus
social et plus idéaliste. Tout paraissait possible. Tout était en
progrès. J'avais tout juste 10 ans et ne parlais qu'espagnol, mais je
me suis tout de suite adapté. Et si j'y ai passé relativement peu de
temps - j'ai très vite voyagé pour mes études et des concerts -, j'ai
immédiatement embrassé l'idéal, l'énergie, l'enthousiasme de ce pays.
La minorité persécutée pendant des siècles s'y transformait en une
majorité ardente ; une nation dans laquelle il y avait non seulement
des avocats, des médecins, des banquiers ou des artistes, ces fameux
métiers "libres" de la diaspora, mais aussi des agriculteurs, des
policiers, voire des prostituées. Je ne voulais plus rien avoir à faire
avec l'Argentine. Toute mon âme était dans le présent et l'avenir
d'Israël.
En 1966, j'ai rencontré à Londres la violoncelliste
Jacqueline du Pré. Nous sommes tout de suite tombés amoureux et avons
décidé de nous marier. De son propre chef, elle a décidé de se
convertir, sans doute en pensant aux enfants que nous pourrions avoir.
Et c'est ensemble, alors que la guerre semblait inévitable et que les
tanks étaient en chemin, que nous avons pris, le 31 mai 1967, l'un des
derniers vols de passagers pour Israël, afin d'y donner des concerts.
La musique était notre arme.
Jusque-là, je n'avais guère
rencontré de Palestiniens et ne m'étais pas préoccupé de leur sort. On
nous les décrivait comme ignorants, voleurs, dénués de culture. On
affirmait qu'ils étaient tous partis, en 1948, parce qu'ils
n'acceptaient pas l'Etat hébreu. La vérité, c'est que dans le meilleur
des cas on les avait encouragés à partir et dans le pire on les avait
jetés dehors ! En 1970, après le fameux Septembre noir qui vit le
massacre de milliers de Palestiniens par les troupes du roi Hussein de
Jordanie, Golda Meir, le premier ministre israélien, s'est exclamée :
"Qu'est-ce qu'on a à nous parler des Palestiniens ? C'est nous le
peuple palestinien !" Ce fut pour moi un choc et un éveil. Notre
attitude m'est apparue soudain moralement inacceptable, et j'ai
commencé à m'intéresser à ceux qui, contrairement à l'opinion commune
en cours, avaient déjà peuplé notre sol avant que nous nous y
installions. Il n'était que temps, j'avais 27 ans !
Tout a
changé, de toute façon, après la guerre des six jours. Israël s'est
résolument tourné vers les Etats-Unis. Les traditionalistes ont dit :
"Pas question d'abandonner les nouveaux territoires : ils ne sont pas
occupés, ils sont libérés." Les religieux ont renchéri : "Ils ne sont
pas uniquement libérés, ce sont des territoires "bibliques" libérés."
Adieu, le socialisme.
Au lieu de se comporter en conquérant
responsable du sort des conquis, comme l'aurait voulu la règle, Israël
a agi envers les Palestiniens avec le plus grand mépris. Où sont les
écoles, les hôpitaux, les conservatoires qu'il aurait dû avoir à coeur
de construire sur la rive ouest du Jourdain ? Pourquoi la survivance de
ces camps de réfugiés misérables, quand il aurait été si facile pour
l'armée de les remplacer par des logements décents ?
Tout serait
alors différent ! Réalise-t-on que 85 % des Palestiniens vivant dans
les territoires ont moins de 33 ans et n'ont pas connu une autre vie ?
On sait que la haine se transmet de génération en génération. On a
manqué non seulement d'humanité, mais aussi de vision. Où est-il passé,
le mythe de l'intelligence juive ? Comment ne pas comprendre que notre
obstination à ne pas reconnaître l'histoire met en danger l'existence
même d'Israël ?
La
violence n'a fait que succéder à la violence, la guerre aux attentats
terroristes. Cela a longtemps fait la une des journaux. Aujourd'hui,
c'est en pages intérieures, "notre" conflit étant désormais englobé
dans une crise plus mondiale. Mais le drame demeure. Chaque nuit, les
Israéliens rêvent qu'à leur réveil les Palestiniens auront disparu, et
les Palestiniens rêvent qu'au petit matin les Israéliens seront
repartis.
Je fais, moi, un autre rêve. D'abord qu'on reconnaisse
qu'il n'y a pas de solution militaire pour résoudre le conflit.
Annapolis est une caricature, et chaque triomphe militaire israélien
n'a fait qu'affaiblir politiquement Israël. Ensuite, qu'on revienne
sereinement à la source du problème, qui est la conviction, partagée
par deux peuples, d'avoir le droit de vivre sur le même territoire.
C'est là-dessus qu'il faut se concentrer.
Il faut avoir le
courage d'affronter le passé. Les Palestiniens ont besoin que les
Israéliens reconnaissent que la terre qu'ils ont investie et dont ils
ont voulu faire leur propriété exclusive après la tragédie de la Shoah
- avec l'assentiment du monde occidental rongé de culpabilité - était
déjà peuplée. Les Israéliens ont besoin que les Palestiniens acceptent
la légitimité de l'Etat d'Israël. Les Palestiniens ont besoin de
justice, les Israéliens de sécurité. Toute violence est
contre-productive. Les destins de nos deux peuples sont
inextricablement liés.
Je rêve que nos deux populations
reprennent ensuite le dialogue. Je rêve qu'elles aient envie de
construire collectivement l'avenir. Et je rêve que deux Etats
indépendants et interdépendants se développent côte à côte en
partageant une vie économique, scientifique... et culturelle. Y a-t-il
meilleur endroit qu'un orchestre pour expérimenter la notion
d'interdépendance ?
Juillet 2008
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