Nucléaire iranien : le récit d'une réunion historique
Par Natalie Nougayrède
Lorsque, le 19 juillet, à Genève, le chef de la diplomatie européenne,
Javier Solana, s'est assis en face du négociateur iranien, Saïd Jalili,
de part et d'autre d'une table ovale, l'espoir était ténu de parvenir à
un accord décisif dans la crise qui dure depuis six ans autour du
programme nucléaire iranien, accusé de masquer des desseins militaires.
Mais il existait.
Dans
les semaines qui précédaient, plusieurs nouveautés avaient surgi : des
signaux plus positifs envoyés par les Iraniens, un voyage de M. Solana,
le 14 juin, à Téhéran pour présenter notamment une offre de coopération
remaniée par les grandes puissances et, surtout, un spectaculaire
revirement diplomatique américain décidant de la venue, à la réunion de
Genève, du numéro trois du département d'Etat, William Burns - la
première rencontre de ce type, depuis trente ans, entre un haut
responsable américain et une délégation de la République islamique. William
Burns s'est assis presque en face de l'Iranien, à deux sièges de M.
Solana, qui était accompagné des directeurs politiques des cinq autres
pays, outre les Etats-Unis, engagés dans l'exercice diplomatique depuis
deux ans (France, Royaume-Uni, Russie, Chine, Allemagne). A aucun
moment, dans la discussion, le négociateur iranien n'a exprimé le
moindre intérêt à l'égard de William Burns.
Un compte rendu
détaillé de cette réunion, que Le Monde s'est procuré, jette une
lumière crue sur l'extrême difficulté de trouver le moyen de sortir de
l'impasse diplomatique sur ce dossier, alors que le risque d'une action
militaire israélienne contre des installations nucléaires iraniennes
reste une réalité. Il ressort des propos tenus par M. Jalili que l'Iran
se sent en position de force au Moyen-Orient, avec ses divers leviers
dans les crises régionales (Irak, Liban, dossier palestinien) ainsi que
sur des questions énergétiques, et qu'il ne voit pas l'urgence de céder
quoi que ce soit pour faciliter un règlement négocié de l'imbroglio
nucléaire.
En entrant dans la salle, à Genève, les représentants
des "Six" avaient prévu une position de repli en cas d'échec : donner
encore quinze jours aux Iraniens pour qu'ils apportent une proposition
de "double gel" qui ouvrirait la voie à des négociations de fond : d'un
côté, gel de l'accroissement des sanctions contre l'Iran à l'ONU, de
l'autre, gel de l'installation de nouveaux équipements permettant
d'enrichir l'uranium (une technologie rendant possible la fabrication
de la matière fissile utilisable dans une bombe atomique).
C'est
ce délai supplémentaire qui devait expirer, samedi 2 août, sans qu'il
s'agisse pour autant d'un ultimatum ferme. La date butoir pourrait
encore glisser de quelques jours. Au-delà, ont prévenu les Occidentaux,
de nouvelles sanctions seront mises en chantier à l'ONU, après celles
adoptées en mars.
Le
19 juillet, M. Solana ouvre la discussion en soulignant l'importance du
format de la rencontre, sous-entendu en présence d'un diplomate
américain de haut rang. Il rappelle la lettre adressée en juin par les
ministres des affaires étrangères des "Six" à leur homologue iranien,
Manouchehr Mottaki - lettre signée par la secrétaire d'Etat américaine
Condoleezza Rice. Il presse l'Iranien de dire oui au double gel.
Saïd
Jalili prend ensuite longuement la parole, s'exprimant par allusions.
Il n'aborde pas la question du double gel, mais évoque "l'histoire qui
peut éclairer l'avenir", et parle des " capacités" de l'Iran "pour
promouvoir la démocratie dans la région", ainsi que de son importance
sur les questions de "sécurité, terrorisme, sécurité énergétique". Il
demande : "En quelle qualité abordons-nous ces négociations :
partenaires, amis, concurrents, ou parties hostiles ?" Une coopération
à visée "stratégique" entre l'Iran et ses interlocuteurs "pourrait
mener à la résolution de difficultés qui sont devenues chroniques".
"Nous pourrions résoudre des questions qui existent depuis trente ans,
oserais-je le dire, soixante ans", affirme-t-il en référence apparente
aux relations avec les Etats-Unis puis à la création d'Israël. "Le
choix est pour vous de savoir si les opportunités pèsent plus que les
défis."
M.
Solana essaie de recadrer la discussion. "Nous parlons depuis plusieurs
années déjà, dit-il. Nous sommes ici pour entendre votre réponse."
L'émissaire russe, Serguei Kisliak, enchaîne : "Nous aimerions une
réponse positive."
William Burns s'adresse aux Iraniens, la
seule fois où il parlera : "Je suis content d'être là pour transmettre
un message simple : les Etats-Unis sont sérieux dans leur soutien à
l'offre (de coopération) et au Way forward (un canevas proposé par les
"Six" qui prévoit le double gel)". "Nous sommes sérieux dans la
recherche d'une solution diplomatique", poursuit-il. "Les relations
entre nos deux pays ont été basées sur une profonde méfiance depuis
trente ans. J'espère que ma présence aujourd'hui est un pas dans la
bonne direction, et que vous saisirez cette opportunité." Les
représentants chinois, britannique, puis allemand, soulignent ensuite à
quel point l'occasion est "précieuse", "après tous les hauts et les bas
dans le passé".
Saïd Jalili parle alors d'une contre-proposition
iranienne au "Way forward". Le document iranien de deux pages, rédigé
en termes vagues, prévoit d'étirer des pourparlers dans le temps, entre
émissaires puis au niveau des ministres, sans faire mention d'un gel
des installations de centrifugeuses. M. Solana tente encore de recadrer
: "Je ne comprends pas quel est le problème, dit-il. Pouvez-vous
expliquer pourquoi il n'est pas possible de commencer (les
prénégociations, avec un double gel préalable) ?" M. Jalili transmet
son document. La séance est interrompue. MM. Solana et Jalili vont
déjeuner en tête à tête dans un restaurant à côté de la mairie de
Genève. Au retour, l'émissaire européen briefe les "Six" : les
explications de Jalili ont été confuses, mais "la réponse à nos deux
questions : acceptez-vous un double gel, et acceptez-vous une période
de six semaines (prévue pour les prénégociations) a été "No"", leur
dit-il, selon ce compte rendu.
La discussion plénière reprend
l'après-midi, sans percée, même si Serguei Kisliak croit sentir à un
moment une inflexion de l'Iranien, qui parle de "préserver le statu
quo", ce qui pourrait faire croire à une ouverture vers un gel des
travaux nucléaires iraniens. Mais Jalili indique qu'il n'en est rien.
Le
représentant français, Gérard Araud, intervient : "Si vous n'êtes pas
en mesure de répondre aujourd'hui, vous pouvez consulter Téhéran et
donner votre réponse dans deux semaines à M. Solana." Le Britannique
souligne que, si la réponse est négative, les sanctions seront accrues.
Jalili réplique en disant que "la position de l'Iran est forte". Il
cite le "Guide suprême" iranien, Ali Khamenei : "Dans un environnement
de menace, nous ne parlerons pas". "Quant aux sanctions, dit-il, nous
les surmontons."
Pour finir, M. Solana résume : "Nous attendons
votre réponse d'ici deux semaines, sur votre souhait ou non de
maintenir ce statu quo en ce qui concerne les centrifugeuses et les
sanctions (...). J'espère que vous avez compris notre engagement fort."
Solana et Jalili conviennent qu'à la sortie ils décriront la réunion
comme "constructive".
Des proches du dossier, côté occidental,
commentent aujourd'hui que la diplomatie a peu de chances de progresser
avant l'élection présidentielle américaine. Certains estiment que les
luttes politiques à Téhéran rendent impossible une concession
diplomatique iranienne. Des discussions sont déjà en cours entre les
"Six" sur la teneur de nouvelles sanctions à l'ONU, où le dossier
pourrait être réactivé en septembre.
Août 2008
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