"Pour amener le Hezbollah vers la démocratie, il faut l'accepter comme partenaire"
Chat modéré par Gaïdz Minassian
Dans
un chat au Monde.fr, Bertrand Badie analyse l'influence du facteur
chiite au Proche-Orient, à l'heure des crises irakienne, libanaise,
iranienne et israélo-palestinienne. Dans la crise au Liban, le
professeur de relations internationales à Sciences Po, considère que
"l'exclusion ou la stigmatisation du Hezbollah conduit mécaniquement
celui qui est dénoncé à jouer hors du système"...
CGuest : Pensez-vous que les chiites constituent une menace pour la paix au Proche-Orient ?
Bertrand
Badie : On ne peut jamais dire a priori qu'un groupe ou un autre
constitue une "menace". Le Moyen-Orient est devenu le cratère du monde,
une zone d'extrême tension où la violence tend à se généraliser sans
qu'aucun groupe n'en ait le monopole. Par ailleurs, nous montrerons, je
pense, au cours de ce chat, qu'on ne peut pas parler des chiites en
général, qu'il faut toujours accorder une importance toute particulière
aux organisations politiques, regarder leur diversité, voire leur
éloignement les unes des autres. Le chiisme est une branche de l'islam,
ce n'est pas en soi un acteur politique. Il faut se concentrer sur LES
usages politiques du chiisme, et mesurer comment ceux-ci entrent en
conflit avec d'autres usages. C'est de ce conflit, et uniquement de
celui-ci, que dérive la menace. |
| Bertrand Badie, professeur à Sciences Po. |
Aziz
Enhaili : Pensez-vous que les dirigeants arabes sunnites sont prêts à
"digérer" le fait chiite dans le système politique arabe ?
Bertrand
Badie : Encore une fois, ne raisonnons pas en termes binaires, ne
globalisons pas ces ensembles que constituent le chiisme et le
sunnisme. N'oublions pas une chose banale mais pourtant très importante
: sunnisme et chiisme coexistent depuis plus de treize siècles, l'un et
l'autre ont exercé depuis fort longtemps le pouvoir politique. Il n'y a
rien de fondamentalement nouveau dans cette longue histoire de
coexistence, sauf peut-être une volonté plus forte que jamais
d'instrumentalisation politique, et surtout, une tendance aussi
simplificatrice que dangereuse venant de l'extérieur et cherchant à
mettre en scène ce genre d'affrontement. C'est en lui donnant une
importance excessive mais fortement médiatisée que probablement on sème
les graines de l'affrontement. N'oublions pas que la coexistence entre
chiites et sunnites, qui correpond à une histoire longue, continue à se
faire dans la plupart des pays sans que l'on aboutisse à des situations
de guerre civile larvée. Maro
: Comment évaluez-vous la rivalité d'un point de vue politique entre
les Etats sunnites (Arabie saoudite) et les Etats chiites (Iran) ?
Bertrand
Badie : Il faut d'abord, même lorsqu'on prend en compte l'opposition
Arabie saoudite-Iran, savoir dépasser les paramètres strictement
religieux et prendre en compte les facteurs nationaux, géopolitiques et
régionaux qui les dépassent souvent beaucoup plus qu'on ne le croit. Il
ne s'agit pas de nier la rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite,
ancienne et bien antérieure à la révolution islamique de 1979. Il ne
s'agit pas non plus de mésestimer le facteur sunnite "wahhabite" en
Arabie saoudite. Mais il faut aussi prendre en compte toutes les
logiques d'interdépendance qui unissent ces deux Etats. L'un a besoin
de l'autre, car tous les deux ont finalement besoin d'une stabilité
minimale dans le Golfe. L'Arabie saoudite a montré de multiples fois
que la solution de la force n'avait pas sa préférence à l'encontre de
l'Iran, y compris dans l'affaire nucléaire. Aucun de ces deux pays n'a
vraiment intérêt à ce que la région s'embrase et cela contrairement aux
discours de Cassandre. Bien sûr, il existe aussi des
interdépendances de nature confessionnelle. Bien sûr, les réseaux
chiites saoudiens sont liés à leurs homologues iraniens. De même que
les sunnites qui habitent le sud de l'Iran sont en contact étroit avec
les réseaux sunnites d'Arabie saoudite. Mais au-delà de ces paramètres,
que je ne nie pas, il faut tenir compte de l'effort réel de
nationalisation que le roi Abdallah, notamment, a entrepris dans son
pays, rassemblant les Saoudiens au-delà de leurs particularités
confessionnelles.
Sur
un plan plus général, la politique étrangère de l'Arabie saoudite se
complexifie depuis la fin de la bipolarité. Depuis 2001, une certaine
méfiance s'est établie entre Riyad et Washington, le royaume wahhabite
est moins inféodé à la tutelle américaine. Il a envoyé des signaux en
direction de la Russie et de la Chine. Même s'il se méfie tant de
Téhéran que de Damas, je ne crois vraiment pas que "l'arc chiite" soit
pour ses dirigeants une obsession ayant l'intensité que lui prêtent
certains observateurs occidentaux.
Pedro
: Les Américains ont rendu deux grands services à l'Iran.
Indirectement, je m'entends. Chasser les talibans et Saddam Hussein,
deux régimes hostiles à Téhéran. Ils savaient que les chiites allaient
profiter de cette nouvelle donne. Pensez-vous que Washington a vraiment
l'intention de s'en prendre à Téhéran, ou s'agit-il de la dernière
étape du rapport de force entre ces deux pays en froid depuis 1979 ?
Bertrand
Badie : D'abord, je ne suis pas sûr que les Etats-Unis aient mesuré le
"service" que vous indiquez et qui me paraît en effet réel. Il n'est
pas sûr à ce jour que le régime qui est en train de se construire de
façon incertaine, tant à Bagdad qu'à Kaboul, soit en fin de compte un
allié proche de Téhéran. Le principal défaut des analyses est de figer
les choses, de les ramener à des oppositions simples. Le parti irakien
Dawa n'est pas le prolongement du régime de Téhéran, et le régime
pachtoun et sunnite de Karzaï, guère davantage. Nul ne peut d'ailleurs
sérieusement parier sur l'avenir de ces deux Etats en reconstruction,
ni déterminer si un axe incluant Téhéran sera un jour possible.
Quant
à la stratégie américaine à l'égard de Téhéran, je crois que nous nous
trouvons face à un dilemme qui n'est pas encore résolu à Washington :
toute la logique propre à la doctrine néoconservatrice conduit
évidemment à l'intervention : cette doctrine donne à l'idée d'agir en
Iran la légitimité, mais aussi le fondement stratégique dont elle a
besoin.
En même temps, on entend de façon de plus en plus
distincte à Washington la voix de ceux qui constatent qu'une telle
initiative, après le double échec en Irak et en Afghanistan, serait
suicidaire, et surtout offrirait une prime considérable aux radicaux
iraniens, et notamment à M. Ahamadinejad. Personne dans la région, sauf
Israël, ne soutiendrait une telle action, qui risquerait de façon très
claire de compliquer encore davantage les relations avec les Etats
amis, et de précipiter les mouvements de résistance, notamment le Hamas
et le Hezbollah, dans une radicalité extrême.
Tout cela sans
compter avec les effets d'onde en Irak : les Etats-Unis n'auraient plus
aucune chance de parvenir à stabiliser cet Etat. Face à un tel dilemme,
je ne vois que deux risques : celui de la transition entre l'élection
présidentielle et l'installation d'un nouveau président à la Maison
Blanche, et celui d'une initiative unilatérale venant d'Israël et que
les Etats-Unis n'auraient certainement pas les moyens d'empêcher. Je
tiens pour ma part ces deux risques pour suffisamment forts et mériter
ainsi d'être pris en compte : ils montrent bien les limites de la
puissance, puisque dans un cas, on se laisse déborder par un allié de
moindre puissance, et dans l'autre, on abandonne aux situations
intérimaires le rôle d'imprimer un cours nouveau à la politique
étrangère de la superpuissance.
BM
: Jusqu'à quel point l'Iran peut-il contrôler les réactions des
populations/minorités chiites dans les pays voisins et influencer la
politique des Etats arabes ? Je pense à la guerre Iran-Irak où, me
semble-t-il, les chiites irakiens dans leur grande majorité ont lutté
pour leur pays face à leurs "frères" chiites iraniens ?
Bertrand
Badie : Une nouvelle fois, il convient de distinguer entre les
organisations politiques et les populations. Il est faux de dire que le
régime chiite iranien possède les qualités de leadership qui
l'imposeraient auprès des populations chiites arabes. On a d'ailleurs
vu ce qu'il en était pendant la guerre Iran-Irak, lorsque Khomeini,
beaucoup plus charismatique que son successeur, n'a pourtant pas réussi
à peser sur le comportement des chiites irakiens. On constate
d'ailleurs une autonomisation croissante des populations chiites par
rapport au centre religieux : outre une diversification des tendances
parmi les chiites, le facteur national joue de façon aujourd'hui plus
intense qu'hier. L'équation irakienne ou l'équation libanaise,
saoudienne ou bahreini est aujourd'hui plus riche qu'elle ne l'était
autrefois.
Quant aux organisations, certaines sont proches de
l'Iran : c'est vrai du Hezbollah libanais, ça l'est beaucoup moins du
parti irakien Dawa ; ça l'était autrefois de l'Assemblée suprême de la
révolution islamique irakienne (Asrii) de Al-Hakim ; ça l'est beaucoup
moins aujourd'hui alors que l'association a abandonné la référence
révolutionnaire dans son acronyme. Un mouvement comme celui de Moqtada
Al-Sadr, radical et hostile au pouvoir en place à Bagdad et au premier
ministre Al-Maliki, même s'il s'est rapproché de l'Iran, reste encore
fondamentalement irakien et méfiant à l'égard de Téhéran. Ce sont là
quelques exemples qui montrent que les liens de dépendance ne sont pas
aussi forts qu'on le dit généralement.
Ce
qui est vrai, en revanche, renvoie à deux observations : d'abord,
l'importance et la diversité des réseaux informels, des échanges, des
mobilités de personnes, de la communication religieuse à l'intérieur
même de l'espace chiite. Cette densité des messages échangés, des
influences discrètes donne incontestablement au référent chiite une
consistance qui permet à Téhéran de garder une influence dont on aurait
tort cependant de penser qu'elle est mécanique.
Par ailleurs,
l'Iran s'installe effectivement comme puissance au sein du monde arabe
pour des raisons géopolitiques : la plupart des Etats arabes sont
considérablement affaiblis, incapables de tenir le rôle de leader
régional, incapables aussi de justifier d'une puissance militaire
équivalent à celle de l'Iran. Quand on regarde bien la carte de la
région, Téhéran est, probablement avec Damas, le seul réel contre-poids
à la superpuissance et son allié israélien. Cette simple constatation
alimente l'axe Téhéran-Damas et donne au régime iranien un poids qui
peut-être dépasse même la réalité de sa capacité diplomatique.
En
gros, et d'une certaine mesure, Téhéran tient sa puissance régionale du
formidable déséquilibre de pouvoir hérité de la fin de la bipolarité et
de l'activisme des Etats-Unis dans la région. J'ajouterai enfin un
facteur social qu'il ne faut pas négliger : tous les Etats de la région
se distinguent par leur faible institutionnalisation, et souvent une
légitimité incertaine. Ces dysfonctionnements graves sont comme
renforcés par des tensions sociales extrêmes, des populations qui ne se
reconnaissent pas dans leur gouvernement, et qui sont considérablement
frustrées par les échecs du développement et les coûts accumulés de la
guerre et de l'instabilité.
Face à un tel désordre, part des
sociétés un appel presque messianique à des modèles de substitution,
que l'Occident peut de moins en moins offrir de manière crédible et que
la république islamique d'Iran peut proposer, fascinant même parfois
les populations concernées par le défi qu'elle oppose aux Etats-Unis.
C'est probablement un des paradoxes majeurs de la bombe iranienne :
apparaissant comme celle du pauvre et du petit qui sait résister face
aux injonctions des grandes puissances. Elle gagne ainsi une popularité
qui embarrasse les gouvernements de la région et qui donne à Téhéran
une surprime de plus en plus difficile à gérer.
Ibn
khaldoun : Pensez-vous qu'une normalisation entre l'Iran et les
Etats-Unis aurait des conséquences sur le soutien (militaire et
politique) qu'apporte la République islamique à la "résistance
libanaise" ?
Bertrand
Badie : Encore faut-il déterminer ce que "normalisation" veut dire. Il
faudrait également en déterminer les modalités et la temporalité. Il
est peu probable que ce soit pour demain et que les acteurs concernés y
aient un intérêt immédiat. Il est de toute manière inconcevable qu'un
Etat comme l'Iran abandonne ses réseaux d'influence qui font
l'essentiel de sa capacité, et qui limitent d'autant un isolement
régional qui appartient à l'histoire longue iranienne. Ce n'est pas
dans l'alignement des Etats de la région sur un modèle présupposé qu'on
trouvera la solution aux tensions actuelles. Il faudra pour l'avenir
compter de façon durable sur ces logiques de compénétration, sur ces
effets de réseaux, d'autant plus redoutables qu'ils ne passent pas
nécessairement par les voies institutionnelles et officielles.
Andy
: A votre avis, que cherche réellement le Hezbollah au Liban ? prendre
le pouvoir ? accroître la représentation chiite dans le pays ? servir
les intérêts des Etats amis comme la Syrie et l'Iran ? s'en prendre à
Israël ? On a du mal à voir exactement ce que cherchent Nasrallah et
ses disciples... Qu'en dites-vous ?
Bertrand Badie : La
vérité n'est certainement pas dans la simplicité et dans les
affirmations catégoriques. Il faut voir d'où vient le Hezbollah : du
conflit entre le Liban et Israël au début des années 1980, du malaise
des populations chiites libanaises qui traînent derrière elles une
longue histoire de marginalisation au sein de leur propre pays, des
effets d'onde de la révolution iranienne, mais d'une façon générale, de
cette transformation des idéologies régionales d'un nationalisme
séculier vers des références religieuses de plus en plus accusées. Je
crois qu'il faut d'abord analyser le Hezbollah comme la résultante de
ces trois processus, dont on voit qu'ils appartiennent davantage à la
profondeur du jeu social et à la complexité conflictuelle de la région
qu'à une simple stratégie politique limitée à la question du pouvoir et
du gouvernement à Beyrouth.
Qu'on le veuille ou non, le
Hezbollah est d'abord un mouvement social alimenté et entretenu par la
durée des conflits régionaux. Avant d'avoir un projet politique précis,
il s'impose comme caisse de résonance de cette complexité. Je ne pense
pas que son obsession première soit une prise de pouvoir, et il me
semble trop facile de le réduire au rôle de courroie de transmission.
En réalité, son évolution est étroitement dépendante de la capacité
d'intégrer la "société chiite" dans la société libanaise et, plus
difficilement encore, d'une révision profonde des rapports entre les
sociétés du Proche-Orient et les modèles importés d'Occident. Sans
parler du conflit israélo-palestinien, qui est décidément la source de
toutes ces tensions...
ddine : Quel dialogue peut être utilisé pour faire revenir ce parti dans le chemin de la démocratie, l'aide ou l'isolement ?
Bertrand
Badie : La réponse est presque tautologique : la meilleure façon
d'amener le Hezbollah vers la démocratie est de l'accepter pleinement
comme partenaire. L'exclusion ou la stigmatisation conduit
mécaniquement celui qui est dénoncé à jouer hors du système. Les
Occidentaux en ont pris le risque catastrophique avec le Hamas, et
seraient mal inspirés de le confirmer avec le Hezbollah. Plus celui-ci
est associé au processus électoral et au gouvernement, mieux il sera
conduit à construire sa stratégie en fonction de paramètres
institutionnels. Il y a un risque constant que le Hezbollah, Janus
bifrons, en même temps parti politique et milice armée, dérive
davantage vers cette seconde nature. S'il est exclu du jeu politique,
stigmatisé et dénoncé, cette conversion sera d'autant plus rapide.
En
fait, cette catégorie de parti est bien connue de l'analyse politique :
en même temps dans et hors système, comme jadis les partis communistes
en Occident, ces formations accomplissent en même temps une fonction
tribunicienne de représentation et une fonction qui se veut davantage
proactive. En s'installant dans la première, et en devenant peu à peu
l'acteur principal de la représentation de fractions déshéritées de la
population, de tels partis s'intègrent progressivement dans le système
et deviennent même un facteur de stabilité.
BM
: On peut entendre ou lire, notamment dans la presse israélienne, le
danger que représente Ahmadinejad par son mysticisme chiite,
apparemment confirmé par certains de ses discours internes ou à
l'étranger, et la vision apocalyptique nécessaire au retour du Mahdi.
Est-ce une influence réelle sur la politique menée par l'Iran, ou une
menace exagérée par les ennemis du régime à des fins politiques ?
Bertrand
Badie : Vous avez raison de souligner cette dimension messianique qui
distingue la rhétorique chiite de celle qui domine en monde musulman.
Ce messianisme, qui remonte effectivement au 12e imam, se double même
d'un sens du martyre et de l'apocalypse qui se trouve au centre de la
"culture chiite". On ne peut pas sous-estimer le rôle propre de telles
références, leur effet d'entraînement sur les acteurs et le type de
production discursive qui en dérive. C'est d'ailleurs ce messianisme
qui a permis au chiisme de progresser dans différentes régions du
Moyen-Orient : comme variante de l'islam, le chiisme a souvent été
embrassé par des populations qui, dans le djebel Amil du Sud-Liban, ou
dans le sud de la Mésopotamie, se sentaient délaissées ou rejetées.
A
l'heure de la mondialisation, cette rhétorique est plus que jamais
mobilisatrice. Elle a permis à la diplomatie iranienne de marquer des
points et d'étendre son influence. On peut donc parier sur sa vitalité
et son efficacité. Plus difficile, maintenant, est de faire la part
entre la rhétorique et la réalité du projet. Annoncer la destruction de
l'Etat d'Israël semble en fait bien peu réaliste et très peu crédible ;
utiliser un tel discours pour mobiliser et en faire usage, dans l'autre
camp, pour dénoncer et accuser ceux qui tiennent de semblables propos
constituent un jeu politique bien rodé. Je pense pour ma part qu'il
convient de mesurer lucidement la part d'instrumentalisation qu'il y a
dans un tel jeu, et ne pas devenir l'otage d'une rhétorique. Encore une
fois, les références chiites sont plus un instrument de mobilisation
entre les mains des acteurs politiques qu'un mouvement autonome et
spontanément politique...
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