‘‘Sahara ghetto’’ et généralisation des prisons privées en Libye
Revue Cinétismes, Douala, Numero 1, Septembre 2022 pp 81-100 - Sous le patronnage d ISF - Par Franck Donald KEHI — Novembre 2022
La généralisation des prisons privées en Libye impliquait une inflation carcérale de certaines catégories de migrants en circulation pendant la crise migratoire. Cette inflation carcérale témoignait de la redéfinition de certains principes de collaboration institués entre les acteurs du système migratoire. Partant d’une approche expérimentale, l’article se propose de mettre en lumière la division du travail caractérisant les manières d’organisation familiales des groupes armés-réseaux dans la gestion des migrants-prisonniers. Ensuite, cet article met en lumière la nature des rapports structurant les différents acteurs dominants inscrits dans le processus de libération des migrants prisonniers. Enfin, l’article montre les logiques communautaires de survie et les stratégies d’adaptations individuelles développées par les migrants-prisonniers à l’intérieur de cet univers carcéral rural (Sahara ghetto).
Introduction
Exclue du jeu politique libyen, une partie de la tribu des Warfalla se réinvente dans la « mondialisation migratoire » (Simon, 2008). En s’appuyant sur ses fondamentaux socio-historiques, sur la position géostratégique de son territoire vis-à-vis de la circulation des migrants subsahariens et sur son idéologie antirévolutionnaire, elle favorise la mise en place d’une multitude de prisons privées dans la ville de Bani Walid donc sa généralisation en la faveur de la guerre civile de 2014. Dans ce contexte de crise économique marqué par la chute de la monnaie libyenne, des modalités circulatoires érigées en principes de collaboration réorganisaient les rapports d’échange entre les acteurs de la structure migratoire. Dans ce jeu d’acteurs, l’insécurité aux portes de Tripoli en décembre 2016 pousse certains groupes armés- réseaux à modifier le contenu du principe Arrivé-Payé. Cette modification se traduit par l’incarcération des migrants en circulation ayant optés pour ce principe de collaboration. A l’instar de la ville de Bani Walid, celle de Sabha, ville du sud et antirévolutionnaire, joue le rôle de centralisation des migrants venant du Sud et de distributeur vers le Nord libyen. En 2022, plus de 12 000 migrants seraient officiellement détenues dans 27 prisons et centres de détention et des milliers d'autres illégalement dans des installations secrètes, selon l’ONU. L’absence de système d’enregistrement empêche toute évaluation précise du nombre de
personnes concernées, d’autant plus que les nombreux lieux de détention dans le sud libyen, par où arrivent la plupart des migrants africains, échappent au contrôle de l’État et dépendent toujours des groupes armés locaux (Jacques, 2013 : 61). Dans ce cadre, comment s’organisent les logiques de survie des migrants ouest-africains dans ses prisons privées libyennes ? Quelles sont les conditions d’incarcération des migrants ? Et quel est le dispositif interne mis en place pour faciliter leur libération ? Cet article résulte des données de recherche menées lors de notre itinéraire migratoire. Cette entreprise qui s’est déroulée du 20 octobre au 16 décembre 2016 pour le compte de notre thèse.
En effet, nous avons parcouru le trajet d’Abidjan à Tripoli en passant par le Mali et l’Algérie. Sur le trajet, différents acteurs présents ou absents coordonnent le déplacement des migrants dits passagers. Des modalités circulatoires érigées en principes de collaboration sont mobilisées par les acteurs pour rendre cohérent et efficace la démarche clandestine. Contrairement aux trajets du Mali et de l’Algérie qui proposent des territoires circulatoires plus ou moins domesticables, ceux de la Libye semblent instables, surtout celui de Sabha à Bani Walid. Plus le migrant progresse dans sa démarche, plus le danger s’accroit. Au niveau de la ville de Bani Walid, nous nous ferons emprisonner par un groupe armé-réseau dans la célèbre prison privée du Sahara ghetto. Les causes de cette incarcération résideraient dans le choix du principe de collaboration opéré par notre coxeur-satellite. Il aurait choisi le principe d’Arrivé-Payé. Et comme nous, nos enquêtés ayant choisis ce même principe ont également subi le même sort. Opérant sous le statut carcéral de Migrant Arrivé-Payé (MAP), nous avons observé de l’intérieur de la prison privée du Sahara ghetto, les nouvelles dynamiques carcérales. Ce statut nous a valu une durée d’une semaine dans cette prison privée et une durée de deux jours dans le foyer intégré à la prison. Cette durée correspondait au temps mis par notre coxeur satellite pour régler le contentieux qui nous reliait avec l’institution carcérale, celui du remboursement de la mobilité pris à crédit. A notre entrée dans la prison privée, le vendredi 1er Décembre 2016, nous étions au nombre de 82 migrants-prisonniers dans la cellule. Cette cellule faisait environ 18 m de long sur 4 m de large. Ce qui donnerait une densité de 1,24pers/m2, caractérisant une ultra promiscuité. L’intervalle d’âges entre ces migrants, essentiellement composés d’hommes, était situé entre 16 et 50 ans. Parmi ces migrants jeunes, on observe un seul vieux migrant de nationalité guinéenne qui s’isolait en permanence, évitant les dynamiques juvéniles. Plusieurs nationalités ouest-africaines ont été recensées, dont les communautés guinéennes et sénégambiennes pour les plus représentatives. Pour réaliser cette évaluation, une méthodologie de recueil et d’analyse des données qualitative a été appliquée. Il s’agissait d’explorer en profondeur le vécu des migrants subsahariens dans la ville de Bani Walid majoritairement habitée par la tribu Warfalla. En termes d’évaluation des logiques communautaires, le choix de l’entretien a été retenu. L’entretien permet d’analyser le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques et aux événements auxquels ils sont confrontés. Dans cette dynamique carcérale, nous avons procédé à six (06) entretiens individuels, notamment avec un (01) migrant ivoirien, trois (03) migrants guinéens. Un (01) migrant sénégalais et un (01) migrant libérien. Ensuite, nous avons effectué deux (02) focus groups communautaires avec les communautés guinéenne et sénégambienne. La fonction des focus communautaires rentrait dans le cadre d’analyse des trajectoires sociohistoriques communes ou individuelles qui ont permis le parachutage des migrants dans ces prisons privées. Compte tenu des conditions précaires de travail, aucun support d’enregistrement des conversations ni de prise de note n’a été possible. Seule la mémorisation des événements importants a été mobilisée comme outil d’enregistrement. Ce qui signifie qu’il n’aura pas, dans le déroulé des résultats, des verbatims mais des rhétoriques marquantes. Les analyses de l’institution totalitaire de Goffman (1968) serviront de grille de lecture à côté de l’analyse systémique de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977), d’où le plan suivant. En 1) nous essayons de mettre en lumière l’organisation des groupes armés-réseaux inscrits dans le processus de gestion des migrants-prisonniers. Puis en 2) les rapports reliant les différents acteurs du système carcéral sont décrits. Enfin en 3) seront répertoriées les logiques de survie des migrants subsahariens à l’intérieur la prison privée du Sahara ghetto. 1- Source (1) : F. KEHI (2022) Lacina Kamara, Maçon, 26 ans, Malien, Entretien individuel, Aout 2017, Tripoli.
Sahara ghetto: du positionnement géostratégique à une architecture simplexe
A 170 km au sud de Tripoli, dans l'oasis de Bani Walid, aux portes du désert libyen, se trouve le Sahara ghetto, l’une des prisons privées dite à bonne réputation comparée à ses voisines jugées très violentes. Situé en plein désert, le Sahara Ghetto possède une architecture particulière ; elle est construite sur le modèle des maisons libyennes familiales à Tripoli7. Situé au nord de la ville à quelque 3km, ses potentialités environnementales participent de son édification architecturale. La structure est divisée en trois partiesaux fonctions bien spécifiques, la partie prison, la partie garage et la partie foyer, figurées comme suit.... La partie garage permet le débarquement et l’embarquement des migrants vers d’autres destinations. En plus d’être composé d’un garage, l’espace garage a intégré la dimension de la zone de commandement. Dans cette zone de commandement sont négociées, par téléphone, les dynamiques de libération en lien avec les versements des paiements.
C’est le lieu où est délibérée la relance des migrants dans d’autres circuits de mobilité clandestine en direction notamment de Tripoli et de Sabratha. Lieu aussi où les stratégies offensives et défensives contre des concurrents ayant empiéter sur leurs zones d’influence sont activés. Le secteur de l’espace de la prison est dédié à la catégorisation des statuts des migrants et à leur répartition dans leur univers respectif. Ce secteur est composé de trois parties ; l’espace de catégorisation, les prisons des hommes et des femmes et le foyer des femmes. Dans cette partie, l’espace de prière et de la boutique font respectivement office d’entretien et de renforcement de la foi religieuse des autorités de l’institution et de ravitaillement en nourriture aux migrants-prisonniers et aux migrants-passagers logés respectivement dans les prisons et dans les foyers (femme et homme). Quant à l’espace-foyer, c’est un espace d’attente et de catégorisation des migrants en fonction de leur destination (Tripoli et Sabratha). Cet espace est aussi subdivisé en trois parties ; espace Sabratha, espace Tripoli et espace d’épanouissement se situant au centre de la cour et faisant office d’espace commun. L’espace Sabratha constitue le lieu où sont logés les migrants se dirigeant vers Sabratha. Ces derniers ont un traitement de faveur au niveau du service d’entretien et de logement. Quant à l’espace Tripoli, les migrants-passagers qui y logent sont en partance pour Tripoli. Leur traitement est presqu’inhumain dans la mesure où ils partagent les mêmes rations alimentaires avec les migrants-prisonniers. Le Sahara ghetto fait partie des nombreuses prisons privés isolées, fonctionnant de façon autonome et méconnue par les autorités gouvernementales de Tripoli dont les pouvoirs étaient limités.
1.1. Le modèle d’organisation des différentes catégories d’acteurs
Le modèle d’organisation des institutions carcérales des groupes armés-réseaux se structure autour de deux pôles de définition, à savoir ; les étapes-frontières et les prisons privées. Les étapes-frontières constituent le lieu d’attente et d’échange entre groupes armés-réseaux. Il est le lieu de ramassage et de regroupement des migrants-passagers. C’est aussi le lieu où le migrant-passager peut voir son statut initial changé, conditionnées par des dynamiques nouvelles qui peuvent s’y insérer. Les prisons privées ont une fonction d’attente et de relance des migrants-passagers vers d’autres destinations. Elles ont pour rôle aussi de recaler les migrants-passagers non-soldés ou vendus. Pour les groupes armés-réseaux, la prison privée sert d’unité de production économique dans lequel siègent les instruments de production. Mais dans le cas de notre étude, le terrain de recherche nous offre une organisation familiale de passeurs libyens caractérisée par la division du travail instituée entre des différents frères composant le groupe armé-réseau fondateur et gestionnaire du Sahara ghetto. Cette étude vise à comprendre les relations existant entre groupe armé-réseau et migrants dans la Libye profonde.
- Le trafic humain, un business familial : De la division du travail entre trois frères
Dans le désert libyen, les zones d’influence semblent être délimitées par des oasis remplissant la fonction d’étape-frontière. Il n’existe pas réellement une délimitation des espaces de confrontations entre forces rivales. Mais il existe tout un pan territorial qui peut reformuler les logiques de relations et de contre-relations entre groupes armés-réseaux en compétition. La division du travail entre frères composant le groupe armé-réseau commence, tout d’abord, aux étapes-frontières, lieu de débarquement des migrants venus de la ville de Sabha. De ce principe de relai, les forces en présence s’accordent sur des principes de calcul comptabilisant les migrants-passagers en fonction de leur statut circulatoire d’attribution depuis l’origine. Après vérification, l’embarquement s’effectue. L’organisation commence par le regroupement et le transfèrement des migrants-passagers des pick-up vers un véhicule de poids lourd spécialisé dans le transport de sable. Avant le démarrage, consignes et orientations sont prescrits aux migrants-passagers par l’ainé du groupe armé-réseau. Aux pieds des murs du Sahara-ghetto, la façade ne présente pas un lieu de torture, ni de détention. Il se veut un lieu de transit et d’espace de reconnaissance dans l’imaginaire des migrants-passagers. Une fois à l’intérieur, les migrants-passagers sont orientés vers la zone de classification et de dé-classification. Le chef et ainé de la structure familiale se fait remarqué par sa brutalité et son sens de la classification des migrants-passagers. Ainsi, les MAP (Migrant Arrivé Payé) et les MAV (Migrant Arrivé Vendu)8 sont rassemblés devant l’une des prisons secrètes et les MAA (Migrant Arrivé Assuré) se mettent plus en avant vers la sortie de l’espace de classification. Les MAP et MAV sont systématiquement enfermés dans les cellules. Quant aux MAA9, ils sont transférés dans le foyer. Ainsi, chaque profil est inséré dans le cercle lui correspondant. La gestion des entrées et des sorties de la prison et du foyer est contrôlée par l’ainé dont le rôle est de veiller au bon fonctionnement de l’entreprise porté essentiellement sur le mode d’acheminement des migrants-passagers au sein du Sahara ghetto. Le cadet de la famille s’occupe de l’organisation des départs vers Sabratha et le benjamin du trajet de Tripoli.
- Modèle d’organisation des migrants-prisonniers
Après le processus de catégorisation des migrants-passagers, l’institution entérine la décision d’emprisonner une catégorie de migrants-passagers jugés insolvable. Cette catégorie va connaitre un univers carcéral qui se veut différent de l’univers carcéral originel, avec des normes de détention particulières et une atmosphère environnementale unique, guidée par des interactions des autorités de l’institution et des influences communautaires. Les manières d’introduction règlent les logiques d’occupation de l’espace de la prison. Les nouveaux entrants dans l’arène des infortunés sont désemparés par les dynamiques carcérales. Aux premiers regards se profilent dans les dynamiques, des interactions regroupées où l’on constate un immense champ d’action dans lequel s’entrechoquent des conversations venant de toute part. Dans l’immensité de ce désordre organisé se trouvent des groupes sociaux constitués. Un groupe qui s’agglutine autour des téléphones en train de s’accorder sur le respect des principes d’accès. Un autre regroupement de personnes qui semble communautaire s’échangeant des paroles dans une tonalité de tension. Et un groupe d’accueil venant renforcer le moral des nouveaux entrants ou leur plonger dans une amertume et une confusion totale. Les nouveaux entrants apparaissent comme les premiers appâts des gestionnaires des téléphones. Ayant épuisés la totalité de leurs ressources, ces gestionnaires proposent des services autour du moyen de communication par téléphone afin de jouir des restes d’unités que le nouveau entrant est susceptible de laisser tomber. Dans ce cadre, le premier bénéficiaire semble être le gestionnaire dans la mesure où il a la capacité de jouir des privilèges que lui procure son bien personnel.
Ce bien personnel lui permet de mettre en œuvre une série de bipes ou d’appels propices à sa libération. Ce pouvoir lui attire la sympathie d’un lobby dont il tient les reines des interactions. Prononcé par une tête forte du groupe d’accueil, ce discours sonne comme une injonction aux nouveaux entrants pour l’homogénéisation de leurs statuts. Ainsi, cette malice structurée par certains coxeurs autour de la transformation des statuts des migrants-passagers en migrants- marchandises se veut être universelle dans la conception d’un bon nombre de migrants- prisonniers. Par conséquent, ils perçoivent la distinction des statuts comme un leurre. Dans ce cadre, ces migrants grugés se voient investir du rôle préventionniste contre toute forme d’illusion pouvant animer les imaginaires des nouveaux entrants. Les conséquences de cette supposée illusion pourraient participer à la fragilisation maximale de la structure mentale de ces derniers. Ainsi, ces migrants grugés et frustrés se lancent dans une campagne de communication en rapport avec leur mésaventure auprès de leur coxeur-satellite en qui ils mettent toute leur confiance pour la sécurisation de leur mobilité à l’arrivée, ils se voient transformer en marchandise. Ces témoignages bouleversent les nouveaux entrants qui ont tendance à théoriser cette image sans savoir ce que représentait fondamentalement ce risque. Pour les nouveaux entrants étant à une deuxième ou plusieurs expériences, ils réussissent à s’adapter rapidement en se créant des nouveaux liens d’amitié avec les premiers venus.
Quant à d’autres nouveaux entrants n’ayant pas l’expérience des prisons privées, ces derniers rentrent dans une forme de crise d’angoisse profonde. Ces derniers sont logés à proximité de la porte de la prison, sur les espaces de circulation où les plus anciens occupent ceux des alentours des murs. Bien encadrés par les pieds des anciens lors des couchées, les nouveaux migrants-prisonniers se constituent en groupe de renaissance où ils disposent de peu de nourriture. Voyant les portes de la liberté s’ouvrir dans les jours qui vont suivre, certains nouveaux mettent à la disposition de certains anciens de la prison, les ressources alimentaires dont ils disposent. Ce choix de distribution résulte aussi de l’influence de l’état physique dégradé, sveltesse et amaigris de certains de ses anciens. Le temps d’observation permet de clarifier la distinction de l’intérieur des groupes communautaires différenciés regroupés territorialement. Dans cette jungle, chaque individu se sent obligé de s’identifier à un groupe d’appartenance ou est attiré par un groupe à caractère linguistique. Dans cette dynamique d’attirance se constitue des groupes concrets et des groupes virtuels.
1.2. Différenciation communautaire et organisation objective de l’espace
La composition et l’organisation des groupes communautaires se produisent sous le conditionnement de leur trajectoire historique de mobilité, facteur déterminant la structuration de leur destin commun. Ils s’organisent en fonction de leur dynamique de parachutage sous les verrous dans la mesure où ils se constituent en groupe de mobilité transnationale depuis leur pays d’origine. Ayant plus ou moins un projet commun, ils mutualisent leur effort en se redistribuant la somme de nourriture restante jusqu'à ce que naisse une forme d’individualisme notoire après l’épuisement de la totalité des ressources en commun. Ces caractéristiques de fusion et dé-fusion animent de l’intérieur les groupes sociaux composant les prisons privées de ce type. Pendant le courant de notre investigation, les communautés représentatives étaient ce que nous offrait le terrain de recherche notamment les communautés des migrants ouest- africains. Nous avons entre autres: les communautés guinéennes et la communauté sénégambienne.
- La communauté guinéenne est traversée par une trajectoire historique commune. Les membres de la communauté guinéenne disposaient d’un contact en commun au Niger précisément à Agades. Ayant passé une bonne partie de son enfance auprès des siens, un jeune guinéen reconverti en coxeur-satellite mobilise ses jeunes amis du quartier. Ces derniers se mobilisent autour d’un leader de la jeunesse politique locale pour se constituer en groupe de mobilité transnationale. Arrivés dans la ville d’Adages au Niger, ils se sont assurés de remplir la part de leur contrat en donnant la totalité de leur transport à leur ami d’enfance coxeur- satellite, une somme chacun de 18 millions de francs guinéens, l’équivalent de 2 millions de francs CFA. Arrivés dans la ville de Sabha en Libye, ils se voient priver de liberté, une privation qui se symbolise par un emprisonnement collectif. Ayant une méconnaissance de la situation nouvelle qui se produit, ils appellent leur ami coxeur-satellite qui, son tour, leurs rassure de la tourne des choses. Raison avancée, la procédure d’emprisonnement rentre dans une dynamique normative d’évitement des logiques de kidnapping beaucoup pratiquées dans la ville de Sabha. Si nous nous situons sur le prolongement de son raisonnement, leur emprisonnement apparait comme une autre facette de la stratégie de sécurisation de leur mobilité selon ses explications trivialement véhiculées. Quelques jours plupart, ils sont transférés à Bani Walid où ils se voient, en cours de route précisément à une étape-frontière, attribués des étiquettes dont l’indicateur est marqué par la mise au poignet de chacun d’un ruban rouge. Cette imposition de ce matériel est perçue comme une démarcation des migrants méditerranéens et des migrants de Tripoli selon l’imaginaire global de migrants-passagers. Dupés à fond, ils réalisent la supercherie et la connaissance de leur véritable statut arrivé à la prison de Sahara ghetto à Bani Walid. L’un des principaux facteurs concourant à la facilitation de l’effectivité de l’activité de vente des migrants apparait sous la forme de la non-maitrise de la langue locale par les migrants-passagers.
|
La plupart ne comprend pas la langue arabe libyenne. Ainsi, ils peuvent être vendus à leur insu sans savoir que les individus en présence négocient autour de leur valeur marchande. Sans maitriser la signification des codes langagiers véhiculés, les migrants-passagers se produisent en objets instrumentalisables pouvant être chosifiés en forme esclavagisée, circulant d’un marché à un autre ou d’une prison privée à une autre. En prison, ils étaient toujours organisés autour du leader politique issu de la classe politique des jeunes de Conakry. Ce soussou coordonne les discussions autour d’une décision à prendre concernant l’attitude de leur jeune ami coxeur-satellite qui les auraient dupés. Comme ce dernier disposait d’une financée habitant dans le même quartier que l’ensemble de ses jeunes guinéens emprisonnés, l’assemblée autour du leader décide de punir leur bourreau en ciblant celle-ci. Ils émettent des appels en direction de Conakry en vue de signaler à leurs proches, l’état des lieux de la situation. Dans la seconde phase, ils entérinent la décision de représailles à l’encontre de la fiancée de coxeur-satellite. Ainsi, du côté de Conakry, une mobilisation des proches de l’ensemble des migrants-prisonniers s’est effectuée allant dans le sens de la gestion brutale du problème. Un règlement de compte porté sur la fiancée du coxeur-satellite s’effectue. Selon, les propos du second en chef dans la hiérarchie du groupement guinéen, l’affaire serait allée devant les autorités policières du commissariat du quartier. Contrairement la communauté guinéenne, la communauté sénégambienne se distingue par l’hétérogénéité des trajectoires.
- La communauté sénégambienne dans une dynamique fragmentée
Composée de sénégalais et de gambiens, cette communauté wolof s’est constituée avec des membres de différents horizons symbolisés par le coptage de coxeurs-satellites différenciés. Ce groupe communautaire détenait un membre qui disposait d’un téléphone mobile. Ayant une identité double notamment guinéenne et gambienne, il se constituait comme un pivot pouvant relier ses deux communautés à travers les dynamiques se structurant autour du téléphone mobile. La diversité des provenances constitue leur disparité. Au moment où nous avons fait irruption dans la vie de ses migrants-prisonniers, cette communauté avait déjà épuisé la totalité de leur stock de nourriture vu leur longévité dans cet espace, longévité équivalent à deux mois. Ainsi, cet état de fait a participé à la fragilisation des liens sociaux. Cette nouvelle configuration fragmente cette communauté en petits groupes autour desquels on assiste à la manœuvre des leaders respectifs. A l’entrée, nous avons Bambino, au milieu c’est l’ancien bibliothécaire et dans le fond, nous avons un ancien militaire déserteur de l’armée de Yahya Djameh. Ces trois sous-groupes huilaient leur relation autour des formes de collaborations de circonstance. Le groupe de Bambino est très spécifique. Ce jeune peul gambien d’origine guinéenne détient ce surnom du chef de l’institution carcérale. De par sa petite forme physique dissimilant son âge véritable, il incarne un leader-stratège productif structuré autour de la production de la nourriture, élément fondamental dans l’équation de la survie. Beaucoup actif dans l’espace du bas de la porte de la prison, il compétit régulièrement avec un nombre de concurrent issu de la même génération sur lesquels il prend toujours l’ascendance. Il use de son caractère de visage d’enfant pour mobiliser le gardien, y compris les nouveaux entrants en vue de contribuer au renforcement des ressources alimentaires de son groupe. En mettant en avant sa vulnérabilité comme la plus pitoyable, il réussit à dissimuler jalousement les ressources acquises sous son oreiller vu les ‘’voleurs nocturnes’’ qui font partie de l’équation. Tard dans la nuit notamment aux environs de 3 h du matin, moment où la quasi-totalité des détenus dorment, il mobilise ses acolytes pour se régaler autour de son butin. La gestion du butin relève d’une philosophie radicale de prévoyance afin de dompter les incertitudes. La possession naturelle de visage d’enfant, avec à l’appui, sa façon particulière de son usage lui confère un pouvoir de domination sur un petit groupe de quatre personnes dépendant de lui.
Quant au groupe de l’ancien bibliothécaire, il se compose de quatre membres. Cet ancien bibliothécaire d’une école catholique de Dakar a décidé de rejoindre l’eldorado européen par le fait de l’initiative migratoire effectuée par l’un de ses amis d’enfance réussissant la traversée méditerranéenne par le Maroc. Ainsi ses retours au pays sont toujours fracassant où à travers ses actions de générosité, l’ancien bibliothécaire a pu connaitre le monde de la nuit notamment les dynamiques des boites de nuit de Dakar et de l’ambiance y qui règne dans un pays plus ou moins conservateur et dominé par des principes religieux musulmans. De ce fait, il décide de parcourir un chemin transnational afin de pérenniser ce plaisir, parcours qui se parachèvera dans les prisons du Sahara ghetto. Entouré de ses compatriotes, une répartition des rôles semble définie dans son groupe d’origine. Son collaborateur proche, non instruit et impulsif, incarne la machine à production de violence. Il est le symbole de la sécurité du groupe dans la mesure où il s’est illustré à maintes reprises dans des combats singuliers de corps-à-corps ultra-violents avec d’autres détenus. Les motifs semblent être en lien avec la sauvegarde et la conquête d’espaces territoriaux.
A la prochaine strate se positionne un élément robuste appartenant à la génération de Bambino, définissant son rôle autour de la recherche de la substance alimentaire. Il structure son action aux cotés de Bambino au bas de la porte de la prison où, quelquefois, des escarmouches éclatent. A la fin de la hiérarchie, nous avons un individu statique et fainéant qui use de la position dominante de ses aînés sociaux pour profiter des ressources mobilisées. Il se constitue en receveur universelle. Enfin le groupe du militaire déserteur gambien apparaissant comme un groupe affaiblit par leur longue durée de détention. Ayant une durée de 4 mois au même titre que le groupe de Bambino, le groupe du militaire déserteur gambien se démarque par leur forme amaigri et sveltesse où l’on constate l’apparition de leurs os faciaux et de la visibilité de leurs os composant leurs côtes au niveau du ventre. Leur présence fait rappeler à tout instant, la fragilité de l’espèce humaine et de la précarité de l’endroit où vivent ses différents participants. Leur positionnement territorial reflète leur ancienneté dans la prison. Ils occupent l’espace du fond opposé aux toilettes. Ce même espace a abrité 22 personnes qui sont décédés dans un laps de temps s’étendant sur trois jours d’affiler vu leurs conditions exécrables de vie. Le chef de ce groupe visiblement s’auto-exclut des dynamiques d’interactions quotidienne d’ensemble. Amaigri, il semble être le seul à bénéficier des traitements de faveur des autres membres des groupes respectifs. Il bénéficie, à travers son statut d’ancien militaire gambien, le respect et des dons provenant le plus souvent de ses compatriotes issus des nouveaux entrants. Cette solidarité fait plonger dans le fond de la précarité ses collaborateurs et compatriotes qui jouissent des miettes ressources générées par les restes substances de leur chef. Espace positionné devant la douche commune et insalubre où est située la poubelle où règne une odeur d’urine condensée, en plus de leur état ultra vulnérable, ils sont exposés aux infections et maladies de tout genre. L’éviction du pouvoir du président Yahya Djameh lors des élections présidentielles en Gambie en décembre 2016 a été le seul moment où le déserteur a esquissé un sourire sur son visage. Abandonné par l’extérieur, ce leader gambien semble soutenu de l’intérieur.
- La communauté nigériane et la prière matinale
Cette communauté était sous représentée lors de notre passage. Faisant un passage éclair, la communauté nigériane s’est faite remarquée par sa distinction et sa détermination religieuse à travers leurs pratiques de prières nocturnes. Occupant l’espace d’entrée de la gauche de la prison et constamment regroupés, les membres du groupe se font isoler de par leur distinction linguistique dans un cadre marqué par une surreprésentation des migrants ouest-africains francophones. Afin de maintenir le cap, ils dynamisent la prison à travers des prières nocturnes effectuées au petit matin. Priant dans des voix sonorisées, ils sont équipés d’un téléphone mobile avec un nombre de contacts impressionnant dont le résultat s’est concrétisé par leur passager éclair, environ trois jours de détention.
- Les communautés virtuelles
Les communautés virtuelles se présentent comme des groupes en perpétuelle recomposition causé par l’effet du temps et se remarque par l’hétérogénéité de ses membres provenant des différentes communautés concrètes. Ces communautés virtuelles sont composées de la communauté des statuts et de la communauté hybride. La prison est objectivement composée de deux catégories de statuts dynamisés par les composantes MAP et MAV. La communauté de statuts apparait comme un groupe spécifique comprenant uniquement que les MAP inscrit dans des conditions de libération non-précarisé. Cette non-précarité se situe au niveau des chances de libération précoce définit autour du bas montant de libération, lié le plus souvent au profil de migrant accompagné. Comparativement aux MAP, les MAV ont un montant de libération beaucoup plus conséquent. A cette époque notamment en décembre 2016, les MAP devraient s’acquitter de 550 dinars, somme relative au prix du trajet Sabha-Tripoli. Comparativement aux MAP, les MAV devraient payer 3000 dinars, prix de leur libération. Mais à l’intérieur de la catégorie des MAP se constituaient des sous catégories qui ont des droits de libération beaucoup plus inferieur. Comme un Ethiopien qui devait payer 200 dinars, le nigérian, 300 dinars et ainsi de suite. Ces prix de libération étaient des amendes fixées pour leurs comportements jugés anomiques vis-à-vis de leur employeur libyen qu’ils servaient à l’extérieur. Les MAP se positionnent comme une catégorie à part entière voire supérieure qui peut voir se profiler dans un avenir certain leur sortie des verrous. Ainsi, certains MAP se dissocient de l’ensemble du groupe des migrants-prisonniers de par leur pratique d’auto-exclusion. Le discours du ralliement ou de l’homogénéisation des statuts diffusé par les MAV creuse davantage le fausset entre les deux parties lorsque le MAP obtient les preuves objectives de son statut confirmé par la mise en liberté éclair ou latent de ses homologues.
Partant de cette observation, certains se considèrent comme des passants qui se doivent de contrôler leurs agissements sous peine de voir leur statut changé. Les motifs peuvent provenir d’un conditionnement social favorisé par un comportement anomique d’un MAV. Ainsi, à côté de la communauté des statuts se positionne celle des hybrides. La communauté hybride apparait sous forme de groupe mixte dont les membres n’appartiennent à aucun groupe concret compte tenu de leur sous-représentativité. Ils peuvent détenir les différentes catégories de statuts MAP ou MAV. Cette communauté est composée d’ivoiriens, de maliens, d’un libérien, d’un nigérian et d’un Ethiopien. Le libérien se constitue comme le pivot des membres à l’intérieur d’un groupe où la fluidité de la communication est empêché par les différences linguistiques. Se socialisant dans différents environnements sociaux notamment au Sénégal et en Guinée où il était un vendeur de la fripe. Sa position d’interprète crée autour de lui une communauté mixte fragile dont son existence s’appuie sur sa présence. Le facteur clé expliquant cette constitution semble être liée à la longue expérience carcérale du libérien, baignant dans un océan de solitude et d’exclusion porté sur la différenciation culturelle et linguistique avec la majeure partie des individus qui traversent ou qui stagnent dans la prison. Comptant à son actif 4 mois de détention où il affirme être l’un des inaugurateurs de cette cellule aux côtés du groupe des Bambino et du groupe du déserteur gambien, il incarne le loup solidaire ayant les capacités de construire et de dynamiser un groupe hétérogène. Par contre au sein du Sahara ghetto, il existe une méfiance entre différentes cellules. Les migrants-prisonniers de notre cellule perçoivent l’autre cellule comme le lieu de l’achèvement des migrants-prisonniers. Selon eux, il y règne toutes sortes de risques liés aux maladies dû à la sur-incarcération et à l’ancienneté des détenus. Par ailleurs, quels sont les rapports qui structurent les acteurs carcéraux ?
2. Rapport entre migrants-prisonniers et institution carcérale
Le fonctionnement de l’institution carcérale est animé par trois acteurs différenciés : le gardien de la prison, les coxeurs-relais et les autorités de l’institution. Ces trois acteurs intégrés dans une relation de subordination se structurent des rapports différenciés avec les migrants- passagers apparaissant comme le carburateur de l’entreprise.
2.1.Le gardien de prison et la compassion renversée Le gardien occupe une place centrale dans la sécurisation de l’espace du Sahara ghetto. Il est le surveillant de toute l’institution. Cette fonction lui permet de se créer des marges de manœuvre pour se structurer des activités économiques souterraines. Et la plupart du temps, l’institution recrute des migrants subsahariens dans cette fonction de dominant dominé. - Business à l’intérieur du business L’histoire du gardien businessman exécuté par le chef de l’institution carcérale témoigne de la possibilité à cette catégorie d’acteur de structurer des actions entrepreneuriales au sein de l’institution. Ces événements se sont déroulés une semaine avant notre arrivée dans la prison. Selon les témoignages reçus pêle-mêle, l’ancien gardien profitait des ressources alimentaires dédiées aux prisons. Il s’arrogeait la moitié et distribuait l’autre moitié. Lorsque nous prenons l’exemple de la distribution du pain, il faisait partager un pain à deux personnes, pourtant dans les normes de distribution de l’institution, chaque migrant-prisonnier se doit de recevoir un pain.
Cette autre moitié retenue est transférée chez l’un de ces complices interne qui est aussi un migrant-prisonnier. Sa fonction est de revendre aux autres migrants-prisonniers ayant reçu des crédits de communication. Ainsi la disponibilité des ressources alimentaires mis sur place permet de faciliter les trocs et de dynamiser la structure économique de la prison. Mais le constat s’est effectué pendant l’une des visites de contrôle de l’autorité de l’institution lors des moments de distribution alimentaires. Constatant le dépérissement accéléré de ces détenus, le chef de l’institution demande les causes de ce phénomène à ces derniers. Il demandait aux migrants-prisonniers s’il recevait comme convenu les rations alimentaires. Un migrant-prisonnier ayant pris ses responsabilités relate toutes les magouilles de son employé. Pendant cette discussion, le gardien était envoyé à d’autres taches ailleurs. Le soir tombé, le chef de l’institution réunit ses frères et tabasse à mort le gardien. Les cris du tabassé traumatisaient tout l’ensemble de la prison. Les jours suivants, un autre subsaharien aussi soudanais vient succéder au précédent soudanais. Compte tenu des événements qui ont précédé son arrivée, le nouveau gardien se positionne dans un rôle de bienfaiteur. Ils multiplient des dons aux migrants-prisonniers à travers le dessous de la porte de la prison. La multiplication de ces dons favorise une montée des tensions au niveau des gardiens intérieurs des dessous de la porte.
- Le dessous de la porte de la prison comme espace de négociation
Le business du troc reprend ses droits mais dans des conditions légales et légitimes. Le besoin de convertibilité des crédits en nature présente des caractéristiques améliorées par rapport aux précédents principes. L’amélioration des principes portés sur les marges de gain dans les transactions redynamise le secteur des échanges, mobilisant de plus en plus les migrants-prisonniers à inciter leur correspondant de l’extérieur à transférer davantage de crédit en attendant le moment du règlement du contentieux qui les relient à l’institution carcérale. Pour les migrants-prisonniers non accompagnés, ils structurent des actions autour de la logique de la quémande où les dessous de la porte se positionnent comme des plateformes de négociation. Le besoin de se nourrir prime sur la protection de la dignité humaine. En jouant sur la sensibilité du nouveau gardien, ils réussissent à tirer parti de sa nocivité ou de sa méfiance pour se structurer des dons en nature. Développant une logique de la prudence compte tenu des événements précédents, le gardien perçoit les migrants-prisonniers comme des facteurs générateur de problème dont l’issu peut être mortel. A côté du gardien de la prison, le coxeur- relai est perçu comme le magicien des lieux.
2.2.Le coxeur dans le rôle du dieu-libérateur
Dans le système des prisons privées, le coxeur occupe une place centrale dans la structuration des rapports économiques s’inscrits dans la procédure de libération du migrant-prisonnier. Il se positionne entre l’institution carcérale et les migrants-prisonniers, jouant le rôle de pivot. Cet acteur du dehors-dedans fixe à l’extérieur le montant économique et règle de l’intérieur le contentieux en prélèvement un bénéfice beaucoup plus important.
Au niveau du coxeur- satellite résidant en Libye, il collabore directement avec l’institution carcérale sans passer par les services intermédiaires du coxeur-relai. Il résolve la question du contentieux par téléphone. Par contre, les coxeurs-satellites résidant en dehors de la Libye se servent de ses services intermédiaires du coxeur-relai. Ils s’accordent sur les modalités de paiement dans la mesure où les deux acteurs maitrisent plus ou moins des dynamiques d’échange économique et les montants régissant chaque catégorie, y compris les dynamiques de la variation de la valeur de la monnaie locale par rapport aux monnaies internationales. Mais le coxeur-relai préfère négocier avec les parents des migrants-prisonniers directement afin d’obtenir un bénéfice substantiellement considérable réglée sur l’état de la méconnaissance des parents concernant le contenu objectif des négociations et des dynamiques l’entourant. Au niveau des migrants-prisonniers, le coxeur en général et le coxeur-relai en particulier apparait comme un dieu-vivant détenant la clé de la libération. Il peut être assimilé à un avocat dont le paiement de la commission de ses services peut garantir la libération. Il distille des informations difficilement vérifiables dont son contenu objectif se transforme en des formes de de rumeurs. Et ces rumeurs sont en partie crues par les migrants-passagers dans la mesure où ils sont dans l’incapacité totale de comprendre la langue locale ou de maitriser les dynamiques des cieux en lien avec la fixation des prix sur les trajets en fonction des catégories.
Dans le cas des prisons privées, le coxeur-relai devient coxeur-terrain lorsque ce dernier a cette capacité de pénétrer l’univers des prisons privées et de contractualiser directement et physiquement avec l’institution carcérale. En effet, le coxeur-terrain met en place des formules de libération ciblant chaque catégorie. Concernant les migrants-prisonniers non accompagnés, il propose des travaux manuels dont les ressources économiques provenant de leur salaire serviront à rembourser le montant de libération imposé. La visite d’un coxeur-terrain dans les locaux de la prison transforme l’expression des visages de migrant-prisonnier en gaieté. Ce moment de présence fait émerger des formes d’espoirs dans le cœur des catégories désespérées. Une lutte de visibilité s’organise autour du coxeur-terrain afin de présenter une histoire victimaire de son cas et une attitude de disponibilité afin d’être parmi les heureux élus. Une étude de cas s’opère à travers les questionnements du coxeur-terrain qui se fait accompagner par son coursier. De façon générale, les coxeur-terrains sont attirés par la similitude culturelle et linguistique leur correspondant.
Le Sahara ghetto regorgeait deux catégories de coxeur-terrain. Un coxeur-terrain malien notamment francophone et un coxeur nigérian, catégorie anglophone. Chaque catégorie des coxeur-terrain se spécialise dans un mode d’action bien particulier ciblant les communautés correspondantes. Le coxeur-terrain francophone se distingue par l’activité de libération des migrants-prisonniers francophones. Cette action se construit à partir des négociations entamées entre ce dernier et le coxeur-satellite pour le compte des migrants-prisonniers accompagnés, et entre ce dernier et les parents pour les migrants-prisonniers non accompagnés. La catégorie coxeur-terrain anglophone est plutôt gérée par une femme nigériane qui était enceinte voire à terme lors de notre passage dans cet espace. En plus de l’activité commune développée par le coxeur-terrain francophone, elle met une autre corde à son arc. Elle propose des activités rémunératoires aux migrants-prisonniers anglophones afin de solder le montant de leur libération. Cette dynamique de recrutement est marquée par l’histoire d’un jeune nigérian retourné en prison.
Ayant contracté un marché avec cette femme coxeur-terrain portant sur la gestion d’une entreprise de lavage auto, le jeune nigérian sort de prison. Sur les lieux de travail, il constate une exploitation abusive de sa personne liée à une forme d’esclavage. Un mois passé, il remarque que son employeur n’a pas fait signe concernant son salaire. Le fait de réclamer son salaire lui a valu un retour systématique en prison, dans la même cellule. Désormais, lorsque la femme coxeur-terrain arrive dans la cellule pour le recrutement, elle le présente comme le symbole de la naïveté. Cette diffusion du modèle du mal-aimé et naïf formalise un verdict populaire qui l’exclue du système social de la prison. Cette forme d’exclusion sociale se concrétise et s’enracine à notre arrivée dans laquelle la conscience collective lui reproche son manque de stratégie et d’exploitation de cet avantage de liberté propice à l’organisation d’une fuite développée à partir de l’étude du déplacement et des modes d’actions de son patron libyen. Ainsi, les dynamiques de recrutement esclavagiste apportent une alternative de sortie prématurée de l’enfer des prisons privées.
C’est clair qu’une multitude de formes de manières de faire circuler les migrants-prisonniers comme marchandise dans le circuit des marchés des esclaves existe, mais le mode d’action de recrutement via les prisions privées s’avère l’une des méthodes privilégiées. Cette méthode semble broder sur le choix du demandeur introduit dans un environnement de contraintes carcérales l’orientant vers un autre univers de contraintes, présentant des marges de manœuvre plus ou moins souples. 2.3. Autorité carcérale et logique de sortie La structure architecturale du Sahara ghetto traduit la logique institutionnelle du groupe armé réseau quant à leur philosophie d’action. L’espace réservé aux prisons est bien plus grand que celui réservé aux foyers. Cette dimension rend compte des modalités d’action envisagée et employée contre les migrants-prisonniers pour rentabiliser l’entreprise. La production économique issue des prisons est largement supérieure à celle provenant des foyers. Les foyers ont pour fonction de se constituer en des espaces d’attente et de relance des migrants dans le circuit de la mobilité clandestine. Quant aux prisons, elles ont un double rôle. D’abord de recomposer les règles du jeu en contraignant les MAP à payer l’autre moitié du reliquat et ensuite de transformer en marchandises des migrants non-accompagnés dont leur substance pécuniaire apparait comme le support sur lequel repose principalement le chiffre d’affaire de l’institution carcérale. Ainsi, l’intention (in)consciente des groupes armés semble de routiniser la mobilité des migrants dans un circuit fermé absolue.
La cellule dans laquelle nous étions logés était nouvellement construite. Lors de notre sortie de prison, logé dans le foyer pour homme, l’espace à proximité était en chantier. Tous ses aspects montrent l’investissement d’une catégorie de la population libyenne dans cette nouvelle forme d’activité illicite. Leur engagement dans cette activité du trafic humain perçu comme lucrative apparait comme une réponse au changement institutionnel et à la crise économique. Cette nouvelle activité se présente comme une reformulation du commerce transsaharien. Les modalités de libération reposent sur la catégorisation des statuts. Comme nous avons mentionné plus haut, les MAP ont des possibilités de chance de sortie que les MAA, possibilités en lien avec le niveau bas du montant de libération exigé. Le MAP définit la situation du migrant-prisonnier accompagnés par un coxeur satellite comparativement au MAA qui peut être un migrant-prisonnier accompagné mais dans une large mesure ils sont abandonnés par les coxeurs-satellites compte tenu du montant de libération exigé supérieur au montant versé pour sa mobilité clandestine.
Si les parents du concerné ne s’investissent pas, le migrant-prisonnier devient non-accompagné. Mais dans cette catégorie, il existe une autre tendance marquée par leur initiative individuelle relevant du fait de s’assumer tout seul dans le circuit de la mobilité. Ils font des escales périodiquement afin de se reconstruire économiquement pour structurer leur dynamique de mobilité clandestine. Cette sous-catégorie est dénommée des migrants- prisonniers-non-accompagnés. De ces catégories différenciées, les rapports à l’institution semblent aussi différenciés. - Connexion entre autorité et coxeur-satellite La première information que le migrant obtient lorsqu’il franchit les portes de la prison est l’emplacement du numéro de téléphone de l’un des collaborateurs du chef de l’institution, numéro placardé au mur et écrit en grand caractère afin de se créer une visibilité. Ce dernier est logé à Tripoli. Donc c’est lui qui est chargé de récupérer les paiements dans toute la zone de Tripoli et de ses environs. Cette information crée un choc psychologique dans la structure mentale du migrant-prisonnier, choc lié à l’idée de voir son existence se réduire à un numéro de téléphone et aux dynamiques qui l’entourent.
Cela repositionne le migrant-prisonnier vis-à- vis de ses projets de libération. Compte tenu des risques de confrontation armée impliquant une dimension de perte face à un autre groupe armé concurrent ou anonyme bien plus puissante sur le trajet de la mobilité clandestine, l’institution carcérale préfère recaler les MAP dont le principe était initialement accepté vu sa valeur considérablement supérieure à celui de MAA. Mais la fourniture des moyens de sécurisation supplémentaire à la mobilité demande assez d’investissement vu les dynamiques perpétuellement changeantes du terrain. Ainsi, cette stratégie d’évitement encrée dans cette réforme du statut MAP minimise les pertes et sécurise les rentes. Après avoir informé le coxeur-satellite de sa position géographique dans le circuit de mobilité clandestine, le migrant-prisonnier rassure le chef de l’institution de son engagement à s’acquitter du contentieux qui les relie lors de ces visites ponctuées autour de la mise en libération des soldés ou ponctuée par les moments de distribution de nourriture. Cette marque d’information sécurise le migrant-prisonnier quant aux moments de bastons, appliquée en moyenne chaque trois jours, ayant une fonction d’incitation aux paiements. Cette marque d’information se doit d’être concrétisé par les appels du coxeur-satellite référentiel afin d’entamer une série de négociation pouvant déboucher à la libération. Mais, la plupart du temps, les coxeurs-satellites se rassurent par la mise en contact avec le collaborateur de l’institution se trouvant à Tripoli. Une série de pourparlers est engagée. Le coxeur-satellite après vérification par des indices de certification des événements, cède et paie le contentieux qui favorise instantanément la libération du migrant-prisonnier. Pour les migrants non accompagnés ne disposant pas de coxeur satellite et s’appuyant sur les prestations intermédiaires des coxeurs-relais, ce dernier se doit de rentrer en contact avec son soutien financier restant dans son pays d’origine ou dans les pays de transit.
Et le cas le plus intéressant est celui des migrants-marchandises ne disposant pas de contact en Libye. La problématique s’effectue au niveau des appels dont la fonction consiste à rentrer en contact avec leurs correspondants dans leur pays. La facturation des appels de la Libye en direction de leur pays d’émigration coute cher. Et ne disposant pas de soutien sur place, facteur superposé à l’affaissement de ses ressources économiques conduisent le migrant-marchandise à se soumettre à la dictature des principes des lieux. Le plus souvent, dans cette perspective, les migrants non accompagnés, transformés en migrant-marchandises, succombent à la précarité et meurent dans l’anonymat total.
3. Promiscuité carcérale et logiques de survie des migrants-prisonniers
L’espace de la prison est composé des migrants-prisonniers. Ces migrants-prisonniers sont composés de migrants-marchandises (MAV) et des supposés migrants-passagers (MAP). En plus de ces composés, des instruments de régulation des dynamiques viennent donner à l’atmosphère de la prison une allure de marché particulier et une ambiance sociale unique. Mais ces instruments disposent de fonction et de pouvoir différenciés caractérisés par leurs modes apparition ou leur mécanisme d’usage pour participer à la transformation ou au renforcement psychologique ou social du migrant-prisonnier. Ainsi, le téléphone et le repas en commun se constituent comme deux instruments de régulation des dynamiques carcérales dans lesquelles leurs fonctions et leurs pouvoirs les positionnent comme des institutions de regroupement et de rapprochement social.
3.1.Le téléphone mobile, instrument unificateur et libérateur
L’usage du téléphone est mécanisé par l’action d’introduire des crédits de communication afin de renouer avec l’extérieur. L’objectif final est de sortir de cette prison. Ce qui crée une configuration d’hiérarchisation des dépendances entre les individus en capacité de mobilisation de crédits de communication des individus incapables. Mais comment aient mis des téléphones à la disposition des prisons ?
Et dans quelle mesure les migrants-prisonniers obtiennent-ils des crédits de communication ? Les modalités d’accès au téléphone mobile impliquent une stratégie d’obtention de crédit de communication. Certains trajets de circulation clandestine ne comportent pas d’individus armés disposés à fouiller les migrants-passagers. De Sabha à Bani Walid, pendant notre enquête, les migrants-passagers avaient cette chance de ne pas se voir dérober leurs maigres ressources qu’ils transportaient. Ainsi, certains migrants-passagers circulaient avec des ressources économiques et des matériels de communication tels que les téléphones mobiles de première génération. Mais la plupart des individus qui ont cette opportunité de ne pas se voir dépouiller semble être les MAP dans la mesure où ils circulent ensemble avec les MAA. Les dynamiques de ces territoires circulatoires sont caractérisées par les principes de circulation clandestine dont le migrant-passager apparait comme un sujet passif15. Dans certains cas, il devient sujet actif lorsqu’il prend l’initiative d’intégrer frauduleusement le groupe circulatoire constitué auquel il n’a pas été dédié. Le résultat de cette initiative frauduleuse débouche sur la transformation de son statut circulatoire. Cette marge de manœuvre permet de renforcer certaines prisons privées en matériels de communication. Par conséquent, deux téléphones mobiles étaient à la disposition de notre cellule. Le premier téléphone mobile est l’œuvre d’un migrant malien. Après sa libération sous le couvert du statut carcéral de MAP, il décide de faire don à sa cellule d’origine vu le rôle que jouait cet instrument en sa présence. De ce fait, un migrant ivoirien16 hérite de cet instrument et en dévient le garant de sa gestion. Le deuxième est celui du gambien d’ethnie peule. Il est le propriétaire de cet instrument. Compte tenu de la représentativité de sa communauté, il prenait appui sur elle pour mettre en place des stratégies d’alimentation de son instrument en ciblant les nouveaux entrants. Ainsi, il rentrait dans une dynamique de sensibilisation en mettant en avant la nécessité des services de cet instrument de communication pour ceux qui veulent à nouveau embrasser les bienfaits de la liberté.
Plus entreprenant que son concurrent ivoirien, il réussissait à profiter du terrain à travers son marketing agressif, renforçant son téléphone de crédit de communication jusqu'à ce que les nouveaux entrants s’aperçoivent de l’imperformance du choix de son réseau de communication lors des circonstances déterminantes. L’acceptation d’émettre un Bipe à son correspondant apparait comme la modalité principielle d’accès au téléphone mobile. Cette forme de signal permet la gestion rationnelle du temps d’utilisation du téléphone vis-à-vis des comportements de confiscation de certains migrants- prisonniers épris par une envie unilatérale de sortie. Par ailleurs, le premier objectif que doit diffuser le migrant-prisonnier lorsque son correspond rappelle est de lui suggérer de lui envoyer des crédits pour ceux qui disposent des contacts sur le territoire libyen. Le cas se complique pour ceux qui n’en ont pas sur le sol libyen parce que la facture de l’émission d’un appel en dehors de la Libye est salées.
sAinsi, les téléphones sont renforcés en crédits par l’action des migrants-prisonniers ayant des contacts sur le territoire libyen. Ces crédits émis sont convertibles en valeur marchande. Au-delà de la dimension communicationnelle, le migrant- prisonnier peut troquer ses crédits de consommation avec des ressources alimentaires dont dispose la boutique de la prison. Dans ce cadre, le gardien de la prison s’érige en acheteur- convertisseur en complicité, plus ou moins, avec le benjamin du groupe armé-réseau gouvernant. Le jour de l’ouverture de la boutique, le migrant-prisonnier pourra se ravitailler en produits alimentaires de différentes variétés, renforçant le peu de nourriture qu’il reçoit sporadiquement de l’institution même. Les migrants-prisonniers ne disposant pas de contact sur le sol libyen semblent se présenter comme les plus vulnérables.
En effet, le propriétaire de téléphone structure son action de marketing auprès des nouveaux entrants afin de se renforcer en crédit de communication. L’accès au téléphone dépend du volume du crédit de communication et de la solidité des liens communautaires ou sociaux reliant le demandeur au gestionnaire du téléphone. Pour faire simple, du côté des migrants-prisonniers, l’accès au téléphone dépend du montant des crédits qu’ils peuvent disposer. Mais concernant le cas des migrants-prisonniers n’ayant pas de contact à l’intérieur du territoire libyen, ils sont contraints de s’accrocher au gestionnaire d’un téléphone afin que ce dernier ait la clémence d’émettre des bipes en direction de leur correspondant lointain. Et l’émission de l’appel s’effectue au détriment des crédits appartenant à d’autres migrants-prisonniers. Ou ils ont la possibilité de demander la démence d’un migrant prisonnier disposant de crédits de communication dans l’un des téléphones en exercice. Donc, l’action de cramponnage de ces migrants-prisonniers nécessiteux participe à la logique de leur survie.
En d’autres lieux, ces derniers apparaissent comme la catégorie la plus vulnérable dans le système des prisons privées et représentent la majorité des victimes morts enterrés dans les fosses communes du fait de leur longue détention. Autour du téléphone mobile, une dynamique complexe se développe entre les migrants-prisonniers et ensuite entre le gardien et les migrants- prisonniers. Ces attitudes et contre-attitudes définissent le champ d’interaction carcérale dans l’univers interne des prisons privées. Le téléphone mobile apparait souvent comme un élément générateur de tension voire de conflit entre différents groupes sociaux. Ces tensions émergent lorsqu’une communauté se sent léser par la logique de gestion d’un téléphone. La durée d’usage et l’impossibilité d’avoir une faveur pour biper traduisent les différents éléments qui concourent à la justification des actes de violences verbales ou physiques. De par son effet libérateur, le téléphone attire les convoitises de tous les acteurs intérieurs du système de la cellule.
Il devient une institution de regroupement et même de sociabilité lorsqu’il mobilise au quotidien les migrants-prisonniers autour de lui. Et il apparait comme un élément central des dynamiques sociales à travers sa fonction sociale de renforcement des liens sociaux avec l’extérieur et son pouvoir de domination qu’il attribue à l’individu qui le possède. Il permet la distinction des migrants-prisonniers accompagnés des migrants-prisonniers non-accompagnés mesurés par l’effet de régularité dans le mode d’accès à l’usage fréquent. Il s’éloigne peu à peu des individus n’ayant plus de soutiens à l’extérieur dont leur souci est d’attendre la main invisible d’un bienfaiteur extérieur local pouvant leur proposer des issus de reconstruction économique ou s’appuyer sur une initiative d’évasion ou l’attente du moment de leur mort prochaine dévorés par le manque de soin.
3.2. Les repas institutionnels comme outils de sociabilité
Ce manque de soin marqué par la distribution sporadique de la nourriture en est un révélateur. Le moment du repas institutionnel apparait comme un instant de réconfort. Cet instant magique se transforme en une instance de regroupement où le chef de l’institution carcéral trouve le moment de rappeler les différents statuts carcéraux et de réitérer le lien existant entre le mode de paiement et leur mise en liberté. La création de ce moment de partage diffuse une forme d’épanouissement éphémère, le temps que la nourriture fasse ses effets rapides dans l’organisme pendant un temps assez bref. Lorsque c’est le moment de la distribution des pains dont le mode de réception se veut individuel, certains migrants-prisonniers préfèrent le sécuriser en vue de l’utiliser pendant les moments d’extrêmes difficultés. Lors de la distribution des repas en commun comme la préparation de la semoule posée dans une grande assiette, une bataille s’organise autour afin de consommer une quantité suffisante pouvant renforcer sa capacité d’existence.
Ces scènes désespérées construites par des logiques de survie témoignent du calvaire qu’endurent les migrants-prisonniers dans les prisons privées. Le repas individualisé constitué autour de la distribution du pain se présente comme le moment de renforcement des liens, comparativement au repas en commun qui crée un moment de tension qui peut se perpétuer dans la continuité des relations entre les individus en opposition. Cette action institutionnelle volontariste de sevrage alimentaire répond à deux soucis majeurs ; d’abord maintenir les vies humaines dans une précarité acceptable et stimuler aux paiements de sortie. Lorsque ces méthodes de restriction alimentaire ne font pas d’effets escomptés pendant 3 jours, une pratique de la violence dissuasive est portée sur les anciens migrants- prisonniers afin de les contraindre à payer le plus rapidement possible. Dans un autre sens, cette pratique de violence dissuasive et incitative communique aux nouveaux entrants, les informations autour des modalités de gestion de la prison.
3.3. Précarisation et mortification des consciences incarcérées Les travaux de Philippe Combessie (2009) menées sur les prisons françaises mettent en exergue le profil-type des détenus. Dans le Sahara ghetto, il y avait deux grandes cellules dédiées aux hommes et deux petites cellules dédiées aux femmes. Ce qui caractérise le rapport du genre aux prisons privées libyennes. A la différence des prisons françaises, celle décrite dans notre étude est une prison privée c’est-à-dire non officielle et qui appartient à un groupe armé libyen. Les profils varient en fonction des statuts carcéraux qui prennent eux-mêmes leur racine dans le choix ou dans l’imposition des principes de circulation. Aussi, les prisonniers étaient des migrants donc des étrangers. Et parmi eux, il y avait des profils précaires notamment les Migrants Arrivés-Vendus (MAV). La prison privée du Sahara ghetto a construit trois « idéaux-types de l'enfermement dans lesquelles elle incarne un moyen de la sûreté, elle s’érige en instrument de différenciation sociale et elle se définit comme outil de l'autorité » (Faugeron, 1995).
Par contre, notre étude montre que, contrairement à ce que dit Goffman concernant la privation avec l’extérieur, le Sahara ghetto autorise des contacts virtuels réguliers avec l’extérieur à travers l’émission régulier des appels téléphoniques. Abordant dans le même sens que Goffman, on assiste à des techniques de mortification à travers lesquelles le Sahara ghetto dépersonnaliserait le migrant- prisonnier « pour la fondre dans son moule, le soumettre à sa nouvelle condition sociale telle que l’assignée à une résidence forcée » (Goffman, 1968), imposée et homogénéisée les habitudes alimentaires, s’asseoir lorsque l’autorité institutionnel pénètre la cellule, être dans l’obligeance de s’acquitter du contentieux à partir, justement, des émissions d’appels téléphoniques etc...Depuis la trajectoire circulatoire de Sabha, le migrant avait déjà plus ou moins perdu son autonomie. Le Sahara ghetto vient achever ce profil en l’infantilisant et rationalisant sa soumission dans la mesure où presque tous ses moyens de défense sont dépossédés (Goffman, 1968). L’objectif spécifique est de structurer un moi qui convienne à l'organisation carcérale (Lemire, 1990). La peine carcérale est d'abord une peine corporelle, et les atteintes au corps visent à affecter l'identité du reclus (Buffard, 1973).
Dans ce cadre, la rhétorique d’homogénéisation des statuts carcéraux prononcée par le second leader de la communauté guinéenne semble être le résultat de cette peine corporelle. Cela montre le pouvoir d’aplatissement de la prison sur la conscience collective incarcérée. C’est dans cette logique répressive qu’elle dépossède, également, les migrants-prisonniers de leur temps (Goffman ; 1968, 113, Rostaing ; 1997, 125-126).
La temporalité carcérale est très lourde et pesante, défilant à compte goute et rythmées par les activités carcérales (la sortie des migrants prisonniers ayant soldés, les dynamiques autour des téléphones, la pratiques des prières musulmanes et chrétiennes etc...). Dans ce cadre, les téléphones des différentes cellules et les appels à la prière musulmane quotidienne constituent les instruments temporaires situant les migrants-prisonniers dans l’espace-temps carcérale. Les limites de l’étude reposent sur la durée d’immersion dans le Sahara ghetto. Une semaine d’étude ne peut pas nous permettre de mobiliser des données exhaustives. En plus, la non maitrise de la langue locale, pendant cette période d’enquête, constituait évidemment un frein dans le décryptage des conversations structurées entre gardien et autorité carcérale. La précarisation des conditions de terrain empêchaient toute récolte de données systématique23.
Conclusion
Durant le long de la circulation clandestine du migrant en Libye, un environnement favorable est construit à partir de la division du travail des groupes armés-réseaux à travers laquelle les étapes-frontières se constituaient comme des lieux de collaboration physique. Au-delà de cet aspect de collaboration, la division du travail à l’intérieur même des groupes armés-réseaux à résonnance familiale conditionne le mode de gestion des prisons privées, offrant des marges de manœuvre sur lesquelles se réinventent les migrants prisonniers. Les migrants-passagers admissent dans ces prisons privées avaient les profils de Migrant Arrivé-Payé (MAP) et Migrant Arrivé-Vendu (MAV).
Dans ce contexte carcéral, les repas institutionnels, les téléphones et le dessous de la porte des cellules dynamisent les interactions entre groupes et individus incarcérés. Au moment où les repas individuels restaurent les stratégies individuelles et lissent les interactions sociales, les repas en commun recomposent, parfois, les dynamiques carcérales et redéfinissent les relations sociales. A côté des téléphones qui s’instituent en instrument de libération, le dessous de la porte de la cellule se constitue en espace de négociation avec l’institution carcérale. Dans cette perspective, l’appartenance communautaire, la disposition d’un statut carcéral moins précaire (MAP) et la mobilisation d’objets matériels (téléphone, argent etc...) et de ressources sociales locales (frères ou connaissances résidant en Libye.) contribuent à la construction de la résilience du migrant- prisonnier au sein de la prison. Par contre, la vulnérabilité de certains migrants-prisonniers résiderait dans l’endossement du statut carcéral précaire (MAV), dans la non-disposition de capital social sur le territoire libyen et dans la méconnaissance de la langue locale. Ce profil de migrant au statut carcéral précaire et vulnérable constitue la marque de fabrique des nouvelles dynamiques migratoires dans lesquelles se construisent « la plus-value et les nouveaux déchets » (Mbembe, 2020) de la l’industrie migratoire (Hernández-León, 2012).
Références bibliographiques
BUFFARD SIMONE, 1973, Le froid pénitentiaire. L'impossible réforme des prisons, Paris, Le Seuil.
COMBESSIE PHILIPPE (1996) Prisons des villes et des campagnes, Paris, Éditions Ouvrières
CROZIER MICHEL (1977) L’acteur et le système, in Erhard Friedberg, Paris, Editions du seuil.
FAUGERON CLAUDE (1995) La dérive pénale, Esprit, 215, 132-144.
GENEVIEVE JACQUES (2013) ; Migration en Libye ; réalités et défis. Confluences Méditerranée, L’Harmattan, N° 87, vol 4, pp 55-66 DOI 10.3917/come.087.0055
GOFFMAN ERVING (1968) Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit.
HERNANDEZ-LEON RÚBEN (2012) L’industrie de la migration. Organiser la mobilité dans le système migratoire Mexique-États-Unis, Hommes & Migrations, 1296 (2), pp. 34–44. DOI : 10.4000/hommesmigrations.1508
JANSSEN EL KAMOUNI FLOOR (2018) Local security governance in Libya : Perceptions of security and protection in a fragmented country, in SHADEEDI HAMZEH and EZZEDDINE NANCY, CRU-Report. https://www.clingendael.org/sites/default/files/2018-10/diversity_security_Libya.pdf
LEMIRE GUY (1990) Anatomie de la prison. Les Presses de l'Université de Montréal.
KEHI FRANCK DONALD (2022) Le quotidien des migrants subsahariens en Libye : entre logiques d’évitement et stratégies d’intégration, Thèse de doctorat en Socio-anthropologie, Université Alassane Ouattara de Cote d’ivoire.
MBEMBE ACHILLE (2020) Brulalisme, Paris, La Découverte.
ROSTAING CORINNE (1997) La relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, PUF.
SIMON GILDAS (2008) La planète migratoire dans la mondialisation, Paris, Armand Colin.
TARRIUS ALAIN (1993) Territoires circulatoires et espaces urbains, Annales de la Recherche Urbaine, 52.
VANNESTE CHARLOTTE (1997) Les chiffres des prisons de 1830 à 1995, des mécanismes économiques à leur traduction pénale. Doctorat de criminologie.
AFRICANEWS. FR INFO (2022) Libye : plus de 12 000 migrants en détention, selon l'ONU, [en ligne], 18 janvier 2022, Consulté le 31 aout 2022,
URL : https://fr.africanews.com/2022/01/18/libye-plus-de-12-000-migrants-en-detention-selon-l- onu//#:~:text=Plus%20de%2012%20000%20personnes,d%C3%A9clar%C3%A9%20le%20chef%20des%20Nations
Franck Donald KEHI
Département Anthropologie et Sociologie
Université Alassane Ouattara,
Côte d’ivoire
Cinétismes
Novembre 2022
Références bibliographiques
ACHOURI Walid, (2017), Le souk : révélateur de transformations d’un espace rural Cas de Jilma, gouvernorat de Sidi Bouzid, Revue d’Économie Régionale & Urbaine, pp. 563 – 572. DOI 10.3917/reru.173.0563
ATTOU Mohamed Ben, (2016), Le territoire présaharien marocain entre gouvernance et émergence, Revue espace géographique et société marocaine, No 15.
BREDELOUP Sylvie, (2005), Migrations entre les deux rives du Sahara, in Pliez Olivier, Autrepart, n° 36 (4), pp. 3 - 20 DOI 10.3917/autr.036.0003
CHELPI-DEN Hamer Magali, (2015), Marielle Debos Le métier des armes au Tchad : le gouvernement de l’entre-guerre, Critique internationale, N° 68 (3), pp.181 – 184. DOI 10.3917/crii.068.0181
FOUCHER Vincent, (2009), Henrik Vigh, Navigating Terrains of War. Youth and Soldiering in Guinea-Bissau », Lusotopie [En ligne], XVI(2) | 2009, mis en ligne le 12 octobre 2015, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/lusotopie/225
GOTMAN Anne, (2001), Le sens de l’hospitalité, Paris, PUF
HOUNGNIKPO Mathurin, (2015), Post-face : du lien entre état, armée et société, Les Champs de Mars, N° 28 (3), pp. 77 – 81. DOI 10.3917/lcdm2.028.0077
KEHI Franck Donald, (2022), Le quotidien des migrants subsahariens en Libye : entre logiques d’évitement et stratégies d’intégration, Thèse de Doctorat en Socio- anthropologie, Université Alassane Ouattara de Cote d’ivoire. ONU info (2017) Libye : l'OIM rapatriera 15.000 migrants vers leurs pays d'origine, [en ligne] consulté le 30 Aout 2022.
URL:
https://news.un.org/fr/story/2017/12/368792-libye-loim-rapatriera-15000- migrants-vers-leurs-pays-dorigine
PIAN Anaïk, (2008), Le « tuteur-logeur » revisité le « Thiaman » sénégalais, passeur de frontières du Maroc vers l’Europe, Politique africaine, N° 109, pp. 91 – 106. DOI 10.3917/polaf.109.0091
PITSEYS John, (2010), Le concept de gouvernance, Revue interdisciplinaire d'études juridiques, Volume 65 (2), pp. 207 – 228. DOI 10.3917/riej.065.0207
3 Novembre 2022
Retour
à la Résolution des Conflits
Retour au Sommaire |
|