ACTION HUMANITAIRE, COLLABORATION ET RELATIONS DE POUVOIR ENTRE ACTEURS LOCAUX DANS L’OUEST DE LA CÔTE D’IVOIRE
REVUE INTERNATIONALE DE RECHERCHES ET D’ETUDES PLURIDISCIPLINAIRES , Boucherville Québec, Numero 5, Octobre 2022 pp 64-82 - Sous le patronnage d ISF - Par Franck Donald KEHI — 11 Novembre 2022
Avec la crise militaro-politique ivoirienne, lors de la phase d’urgence avec l’ar- rivée des organisations internationales, un marché humanitaire s’est créé dans la ville de Danané. Et sur ce marché se sont rencontrés différents acteurs. Ayant bénéficiée de l’appui du PAM dans le cadre de la distribution des vivres aux po- pulations déplacées, la structure première locale a vu sa première prestation être contestée, suscitant une variété d’acteurs locaux se proposant au poste de distri- bution. Partant d’une enquête qualitative, l’article se propose de souligner les conditions qui ont favorisé la création de la première structure locale relaie. Dans un second temps, l’article met en lumière les facteurs étant à l’origine des tensions autour des prestations de cette première structure relaie. Enfin, l’article rend compte, dans un troisième temps, du processus de de-institutionnalisation et désintégration de la première structure locale relaie inscrit dans un contexte de lutte de positionnement des acteurs locaux opportunistes pendant la phase de développement.
Introduction
En s’enracinant dans la partie occidentale du pays, la crise militaro-politique née de la tentative de coup de force de septembre de 2002 en Côte d’ivoire a cristallisé et ouvert de nouveaux espaces de vulnérabilité. Ces nouveaux espaces de vulnérabili- té seront investis par les acteurs internationaux à travers des politiques d’interven- tions humanitaires parmi lesquelles une série d’intervention serait contraint par l’idéologie de la structure d’origine ou par les exigences du terrain à adopter des logiques inclusives favorisant la sous-traitance de l’action humanitaire. Privilégiant la sous-traitance notamment l’implication des acteurs locaux dans l’assistance locale, l’action humanitaire structure des espaces de collaboration. Mais à l’intérieur de ses espaces de collaboration se construit une dimension de la confrontation des intérêts ouvrant la voie à des tensions. L’objectif de notre article consiste à com- prendre, à partir d’une initiative humanitaire implémenté à Danané, comment l’assistance aux populations portées par les internationaux et ses environs produit des espaces de collaboration entre acteurs locaux, qui finalement deviennent des arènes de confrontation d’intérêts contradictoires et de tensions ? Autour de quoi se structure les relations de pouvoir ? Et en quoi est-ce qu’elles constituent un facteur de risque pour le développement local?
Les résultats présentés ci-dessous font suite à deux mois d’enquête de terrain à Danané suite au projet WHS (World Humanitarian Summit) dont la conférence s’est tenu le 16 mai 2016 à Istanbul. Les enquêtes se sont déroulées de Novembre à Décembre 2015. Financé par Interpeace, le projet a été implémenté par Indigo Côte d’Ivoire dans lequel nous avons évolué en tant qu’assistant de recherche. Ce projet consistait à comprendre les actions humanitaires portées par les organisations internationales et leur manière d’être implémentée par les acteurs locaux. Entre autres, il consistait à analyser le cadre de collaboration institué entre les acteurs internatio- naux et locaux. En procédant par une méthode de boule de neige, nous avons pro- cédé par une analyse qualitative dont les outils étaient portés sur une vingtaine d’entretiens individuels semi directifs et focus-groups, chapeauté par un atelier de restitution des résultats. Ces focus groups consistaient à comprendre les dynamiques de collaboration entre les acteurs internationaux et les acteurs locales. Et les entretiens individuels avaient pour rôle de décrire la trajectoire de la constitution des premières organisations locales pendant la période d’urgence. La population cible était les responsables et leaders d’association des ONG. La contribution de cette recherche est d’analyser ici un cas de tensions entre des acteurs locaux au sein d’une structure locale, une ONG qui s‘est constituée autour des groupements et as- sociations issus des populations déplacées et qui tente de mettre en relation des dif- férents leaders de ses organisations locales, y compris quelques représentants des autorités locales. Pour comprendre toutes ces dynamiques, nous allons, en premier lieu retracé les conditions d’émergence de ses associations et des groupements en analysant ensuite le processus de formation de cette ONG et la façon dont les ac- teurs internationaux et les populations locales portent un intérêt particulier différencié à l’existence de cette structure. En second plan, en se plaçant au cœur du système de gestion du pouvoir interne, nous analyserons comment les prestations de cette ONG suscite des tensions et engendre une compétition entre les leaders issus des communautés déplacés et le pouvoir originaire de tissu local pour le contrôle des affaires humanitaires au sein de la structure. Nous reviendrons sur l’enjeu que représente la maîtrise des ressources internes et des relations avec les acteurs extérieurs (locaux comme internationaux) dans un contexte de vide institutionnel. Fai- sant le choix de tracer ici une perspective d’ensemble, concernant l’émergence de structure de dénonciation ou la montée des structures opportunistes résultant de cette compétition, on tentera de montrer comment ces dynamiques s’inscrivent dans un mouvement général, tout en étant à chaque fois spécifiques.
1. Le processus de formation de la première structure locale relaie
La ville de Danané, située à l’ouest de la Cote d’ivoire a vu son espace urbain réor- ganisé par l’incursion du groupe armé MPIGO (Mouvement Patriotique Ivoirien pour le Grand Ouest) le 28 novembre 20023. Pendant cette période, un détachement de ce groupe armé a fait mouvement vers les régions du sud de Danané dont l’objectif était de conquérir de nouveaux territoires. Sa progression fut stoppée par les forces gouvernementales dans la région de Toulépleu. Ces affrontements au sud et les effets de l’installation brutale du groupe armé MJP au nord (dans la région de Man) ont produit le déplacement des populations traversant la ville de Danané en direction croisée. Érigé initialement en espace de transit, Danané devient progressivement un centre d’accueil aux déplacés à l’échelle départementale. Le déplacement des populations d’horizons divers favorise une concentration des déplacés au niveau de l’espace urbain, conduisant à une explosion démographique locale. Compte tenu de la mobilité incessante des populations provenant ‘’de partout’’, la configuration de la population locale était en constante recomposition. Cette recomposition de la population produit une formation mosaïque des communautés constituant l’espace urbain de Danané. Si le repeuplement spontanée de Danané est perçu comme le résultat de la mobilité des déplacés, les logiques d’installation se construisaient autour des dynamiques communautaires. Les modalités d'installation structuraient les modes d'intégration. Les logiques d’installation des déplacés reposaient sur des liens communautaires et religieux. Au cœur de ses mécanismes d’intégration des déplacés se constituaient des solidarités traditionnelles liées à l’hospitalité des populations locales et au jeu des alliances entre groupes ethniques. Ayant elles-mêmes subies des effets de la crise politique, les différentes commu- nautés locales mettaient en place des mécanismes de solidarité propre à leur sys- tème communautaire dans une perspective de non-conscience et de façon informelle. Les ressortissants malinkés déplacés venus des zones de Toulepleu, Bin-houyé et Zonhou-houyé étaient accueillis par leur communauté majoritairement installé à Diouladougou. Ces déplacés malinkés n’ont pas rencontré d’énormes difficultés concernant leur installation. Quant aux déplacés issus des communautés individualisées et fragmentées comme celles des communautés Dan et Wê, certains se réfugiaient dans des lieux de culte. D’autres, par contre, étaient reçus par des familles d’accueil. Ceux qui ne trouvaient pas de satisfaction dans ses réponses col- lectives proposées s’orientaient vers le Libéria ou la Guinée. Vu l’ensemble des difficultés que traversaient bon nombre d’individus déplacés, une prise de conscience émerge dans la conscience collective de ses derniers con- cernant l’idée de la nécessité de se mettre en organisation.
1.1. De la diversité des groupements et associations des déplacés à la mise en place de la première structure relaie locale
La précarité des conditions de vie des déplacés accompagnée du vide institutionnel dont présentait Danané ouvre un champ d’action aux groupes sociaux. Originellement, Danané n’était pas doté d’une société civile structurée. L’incapacité des autorités de MPIGO à prendre la totalité des rênes de la gouvernance locale offre la possibilité à un groupe associatif malinké constitué autour des grins d’affirmant sa volonté d’ouvrir l’espace de la société civile locale. Conçue pour jouer le rôle d’interface entre les populations locales et les autorités rebelles, cette structure de médiation appelée MSL (Mouvement de Soutien aux Libérateurs) avait pour mission d’instaurer et de maintenir une certaine cohésion entre les deux parties notam- ment entre le groupe armé MPIGO et la population.
L’introduction du MSL dans la sphère de la gouvernance locale reconstruit les rapports à l’autorité en produisant une certaine souplesse dans les relations autorité-population. Cette souplesse dans les rapports incite les communautés déplacées à s’organiser formellement dans un contexte où Danané regorgeait une masse importante de déplacés. On assiste logiquement à la naissance d’une multitude de groupements et associations aux déplacés et à la montée d’un nouveau type d’acteurs que sont les courtiers humanitaires. Ces groupements et associations aux déplacés se constituent autour des traits communautaires et de l’origine géographique qui relient les membres. Un acteur local interrogé présent pendant cette période dynamique affirme que ; « Vous verrez plusieurs associations de déplacés de guerre et tout ça ici à Danané et ils sont par moment des personnes qui parlent la même langue ». L’émergence de ces groupes sociaux fait le lit de l’apparition de la première structure relaie locale. En effet, la mise en place de cette structure est le produit, semble- t-il, d’un individu originaire de cette ville. Pendant cette période d’assistance locale, un individu, natif de Danané, non-déplacé et ayant effectué un séjour au Libéria, regroupe les membres porteurs des groupements et associations constitués. Son objectif était de mettre sur pied une ONG capable de relayer une action collective d’urgence.
Cette logique de coaliser les différents leaders des déplacés se structure autour des membres issus majoritairement de la communauté Dan. Dans sa lancée constructive, il décide d’associer les cadres déplacés de la région affiliés ou non à une organisation locale. Il recrute des jeunes ayant un minimum d’expérience en matière d’organisation et des jeunes filles dotées d’un niveau d’instruction à minima pouvant assurer le rôle d’animatrice. « C’était GD qui était l’initiateur. Et GD a développé... c’est un jeune qui était rempli de potentiels. Il s’est fait entourer de fonctionnaires expérimentés, de jeunes aussi qui avaient des visions. (...) C’était des personnes qui avaient la capacité de faire un montage de projet. Et il avait aussi un économiste avec eux qui était aussi très bien, qui pouvait aussi planifier tous ce qui étaient là. » TK, entretien individuel, homme, Danané, novembre 2015 En cette période d’urgence, la structure disposait déjà d’un comptable, critère essentiel pour renforcer sa candidature auprès des acteurs internationaux. Le deuxième responsable avait été fonctionnaire à la mine d’Ity. Il y avait une panoplie d’individus qui était doté d’un capital culturel minimum capable d’assurer un service humanitaire. Nous avons entre-autre la participation d’un éducateur de l’enseignement privé, de l’implication de certains instituteurs déplacés etc. En s’appuyant sur le potentiel humain et organisationnel existant, GD arrive à mettre en relation des individus différents, y compris le président et le conseiller du MSL. L’intégration du conseiller de MSL au sein des instances décisionnelles et la composante culturelle reliant les communautés frontalières cimentent les relations entre l’organisation en construction et les autorités rebelles. Au-delà de sa fonction de conseiller au MSL, l’iman DK est dans le même temps conseiller particulier du chef du MPIGO.
Donc, Il était en quelque sorte le point de jonction des trois organisations fonctionnelles (MSL, MPIGO et l’ONG en construction) où se construit le pont qui structure les relations entre l’organisation en construction et les autorités rebelles. Ce lien contribue fortement à la reconnaissance sociale et à l’enracinement de l’organisation dans l’arène locale. En plus de la présence du leader religieux dans la composition des membres, la dimension culturelle reliant les deux peuples frontaliers (Yacouba et Gios) offrait une marge de manœuvre à GD pour renforcer les relations avec les autorités rebelles. D’autant plus que le groupe armé MPIGO est une production de la communauté Gios, GD, étant ressortant Yacouba, s’appuie sur cet avantage culturel pour nouer des liens particuliers avec certains cadres de la rébellion. Affinités sur lesquelles il capitalise pour construire la légiti- mité de son organisation. Etant un ‘’homme de réseaux’’, GD jouait sur plusieurs tableaux relationnels suffisamment solides pour mettre en place sa structure. À l’issue de cette démarche clientéliste, GD parvient à institutionnaliser son organisation en la dénommant ONG ASPA. Cette ONG est la première structure locale qui a été montée pendant la phase d’urgence. Au-delà de l’institutionnalisation de l’ONG ASPA, comment celle-ci parvient à contractualiser avec le PAM ? Quels sont les facteurs qui ont conditionné ce partenariat ?
1.2. Contractualisation avec le PAM et dynamiques autour des distribu- tions des vivres « ASPA existait avant avril 2003. Dès que la crise a déclenché dans la zone et que des personnes déplacées venant massivement dans la ville de Danané, alors ces personnes se sont aussi consti- tuées en structure automatiquement pour trouver des voies et moyens pour apporter l’assistance alimentaire qui était le pre- mier besoin. Et donc, ASPA s’étant constitué sur le terrain, le PAM étant venu avait besoin de s’appuyer sur des structures existantes. Et la structure existante qui était déjà sur le terrain aussi était ASPA. Et cela a favorisé la collaboration ASPA-PAM. » DD, entretien individuelle, Homme, Danané, 2015
L’approximation liée à la connaissance des réalités humanitaires locales et la mise en place systématique des mécanismes d’assistance traditionnelle obligent le plus souvent les acteurs internationaux à collaborer avec les structures locales. Dans ce contexte particulier de Danané, l’indisponibilité des autres organisations locales concourt naturellement au choix de l’ONG ASPA comme structure partenaire à l’arrivée du PAM. « En cette période de crise, les responsables et le personnel des ONGs qui exerçaient déjà à Danané avant la crise s’étaient tous enfuit ». Les structures locales comme Kanou Assistance, ONG SETO et Idé Afrique étaient quasi inexistantes. L’absence de ces structures offre la possibilité à l’ONG ASPA de se positionner librement sur le marché humanitaire local. Sans concurrent apparent, le PAM n’avait d’autre choix que de composer avec l’ONG ASPA. « Même si les responsables de ASPA en ce temps ne menaient pas des démarches, alors il était tout à fait évident que cette collaboration se fasse parce que en tant que organisation internationale, quand on arrive sur le terrain qu’on ne connait pas, on a toujours besoin de s’appuyer sur ceux qui sont existants. » DD, entretien individuel, homme, Danané, décembre 2015.
« La première grande réponse qui était là, c’était l’association ASPA. (...)
ASPA était une organisation locale qui avait (...) faire des plaidoyers auprès de PAM et PAM produisait de la nourriture. » TK, entretien individuel, homme, Danané, novembre 2015. En se basant sur les propos de ces acteurs locaux interrogés, c’est l’ONG ASPA qui est allé vers le PAM et non le contraire. Et plus loin dans les réponses fournies par nos enquêtes, il semblerait que SAVE THE CHILDREN serait responsable de ce partenariat.
SAVE THE CHILDREN serait la première structure internationale à jauger la situation humanitaire de Danané. Cette présence rapide est due à la proximité de ses locaux dans les camps de réfugiés, situés juste derrière la frontière libérienne. Et constatant le degré de vulnérabilité des enfants déplacés, elle aurait plaidé auprès de PAM pour qu’elle puisse intervenir. Bien avant l’arrivée de PAM, elle aurait mis en contacter ses deux structures (PAM et ASPA) à distance.
Et à la suite de cette mise en relation, les dirigeants d’ASPA aurait par la suite mené des actions de plaidoyers en mettant en avant l’urgence de la situation et les potentialités qu’elle regorge en termes de compétence individuelle mis en relation dans son organisation.
Avant les premiers moments de distribution, l’ONG ASPA s’est dotée d’un cadre permanent pouvant accueillir les déplacés. Ces déplacés étaient entre-autres : ceux qui n’avaient pas été pris en charge par les communautés locales et ceux qui conti- nuait toujours d’arriver. Le local de l’ONG ASPA dénommé « Centre de transit » était le lieu de rassemblement de ses membres et de prise de décision. Etant le siège de l’ONG, cet espace était aussi le lieu où étaient stockés les vivres procurés par le PAM. Il était également un centre de resocialisation des enfants déplacés victime de traumatisme de guerre. «
Il y a le PAM qui donnait à manger. On préparait. Il y avait le volet sportif, l’éducation puis qu’il y avait plus d’école. En tant qu’enseignant, j’ai commencé à faire les cours avec les enfants. Et puis le volet de la santé, il y a l’hôpital central qui travaillait avec nous. Les soldats avaient une garnison parce que lorsqu’il avait des problèmes de santé, on les approchait. » TD, entretien individuel, homme, Danané, Décembre 2015
En clair, le centre de transit était un centre d’assistance aux déplacés à grand échelle. A l’issu des tractations avec les autorités locales, il est ressorti que les moments de distribution devraient se tenir dans la cours de la résidence du Préfet afin d’avoir un œil regardant sur la transparence des distributions. Et « dès avril 2003, les assistances alimentaires ont commencé avec ASPA et le PAM. C’est le PAM qui envoyait son vivre et qui s’appuyait sur le personnel d’ASPA pour la distribution. ».
L’effort d’assistance apporté par le PAM à travers l’ONG ASPA renforce les capacités des populations déplacées. Cette première réponse internationale propulse la structure relaie au-devant de la scène locale. Elle est perçue comme une structure mamelle (grenier locale) porteuse d’espoir pouvant rendre possible une vie nou- velle aux déplacés. Elle devient la structure vitrine où les acteurs locaux devront rebondir pour acquérir des compétences au standard international.
Parce que l’incapacité de l’ONG ASPA à distribuer à temps les vivres compte tenu du nombre limi- té de son personnel et du nombre important de déplacés, obligeait l’organisation à collaborer avec les autres structures locales. PAM approvisionnait ASPA à 147 tonnes de vivres par mois. Et la distribution devrait s’effectuer en cinq jours. Donc il était nécessaire d’associer les autres acteurs locaux pour assurer la couverture urbaine qui était uniquement son champ d’action. C’est ainsi qu’une stratégie s’est mis en place. « ASPA...avait mis une stratégie de travail en synergie en place.
Ça consistait en quoi ? (...) à la base, ils ont demandé à chaque organisation locale de déléguer un certain nombre de partici- pants. Et donc ces délégués-là se mettaient ensemble pour faire de la distribution de ses vivres là. Et donc à cette action, c’est ASPA qui mobilisait les ressources et la distribution se faisait conjointement avec toutes les autres parties prenantes. » KT, en- tretien individuel, homme, Danané, Novembre 2003
« Avec ASPA, la distribution a été faite mais ASPA avait des li- mites en termes de personnel parce que la population étaient vraiment grande. Les personnes déplacées étaient vraiment nom- breuses. Et donc, il a fallu qu’autour de cette action de PAM avec ASPA... les acteurs des autres structures créées tout juste pen- dant cette période de guerre, devaient venir en appui. (...) C’est ainsi que au sein de l’action d’ASPA, des acteurs de PAHO et d’autres structures ont été regroupé pour faire la distribution. Le personnel que le PAM envoyait sur le terrain se chargeait de dis- tribuer avec l’aide des acteurs des structures locales.» DD, entretien individuel, homme, Danané, décembre 2015
Cette stratégie de mis en commun des compétences locales conjointement mené avec la PAM favorise un cadre d’interaction et de collaboration entre les acteurs locaux. Ce cadre d’interaction et de mutualisation des compétences entre acteurs locaux est la première du genre dans l’histoire de la collaboration horizontale au niveau local. Les populations étant trop nombreuses, il était important de sécuriser ces moments de distributions. Et avec la collaboration des autres structures locales, la stratégie se poursuit.
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« Lorsqu’il y a distribution à faire, ces personnes affamées, ils sont impatients, se veulent d’être servis le plus vite possible. Donc, dans le cercle de distribution, il fallait un certain nombre de personnes qui essaient de canaliser les choses, faire attendre ceux qu’il faut faire attendre, faire passe ceux qu’il faut faire passer, c’est ce que j’ai appelé sécuriser les moments de distribution. » DD, entretien individuel, homme, Danané, Décembre 2015.
La procédure d’identification des déplacés s’effectuait à travers un mécanisme de personnes intermédiaire. Cette action collective d’urgence n’intégrait pas la dimen- sion rigueur dans l’identification. Il y avait une flexibilité donc une marge de manœuvre aux opportunistes locaux. Selon un acteur local qui a vivement participé aux séances d’identification et de distribution affirme que : « Les déplacés qui ont bénéficié n’avaient pas besoin d’être identifié dans un premier moment. La population de Danané s’était d’ailleurs déplacée massivement. Et donc, les personnes dépla- cées, toutefois qu’elle arrivait, devait chercher à rencontrer au moins un responsable de leur résidence pendant ces moments de distribution. Et donc les personnes responsables de leur quartier de résidence les conduisant sur les terrains de distribution, sur les espaces de distribution. Et donc, les personnes déplacées devaient se faire déclarer pour se faire savoir déplacer vis-à-vis des acteurs qui étaient déjà sur place.
ASPA enregistrait les déplacés. Il y avait de centre d’accueil pour les personnes déplacées. Mais en cette période si chaude, il était difficile de faire une vérifica- tion pointue. Le responsable du quartier de résidence d’une personne déplacée, dès que ce responsable certifie que c’est un dé- placé, alors il est considéré immédiatement comme déplacé. Il devait répondre aux questions à savoir ; d’où il est venu, de quelle localité est venu. » DD, entretien individuel, homme, Danané, Décembre 2015
Les questions protocolaires étaient l’un des outils d’identification des déplacés. Les vivres étaient calculés par individu par le PAM. La distribution s'effectuait suivant une logique individuelle. Pour parfaire la délivrance du service, les individus dé- placés recensés se rendaient sur l’espace de la résidence du Préfet pour récupérer leur part de vivres. Ce système, qui reposait entièrement sur une collaboration entre les acteurs locaux et les autorités militaires, a permis de renforcer la résilience des communautés déplacées dans la mesure où «... cette distribution...a pu donner aux personnes déplacées une certaine substance vitale et avait fait du bien aux popula- tions déplacées. » « Vraiment, ça permis d’essuyer beaucoup de larmes. Ça fait beaucoup de choses. ».
Les actions sociales d’ASPA et son modèle organisationnel ont fortement influencé les modes d’action des populations et les stratégies des autres structures locales. ASPA éclaire les lanternes sociales concernant la possibilité de capter les opportu- nités extérieures et l’avantage de structurer une société civile nouvelle. Bien qu’elle renforce des réponses collectives et individuelles, ASPA fragilise les dynamiques sociales liées à la solidarité traditionnelle. Les déplacés ayant joués sur les liens communautaires pour leur intégration dans des familles d’accueil ont bénéficiés des vivres. Certains ont été reconnaissants vis-à-vis de leur tuteur. D’autres, par contre, ont vu les bénéfices de ses vivres comme une occasion de s’autonomiser sans tenir compte de la relation de « tutorat». Hormis cette dimension tutélaire, les popula- tions locales se sentaient léser face aux dynamiques d’assistance alimentaires qui ne les impliquaient pas. Ce sentiment de frustration se rapporte au fait qu’il se considère comme des victimes de guerre aussi bien que les déplacés dans la mesure où les effets de la crise militaro-politique ont fragilisé leur moyen d’existence. En plus de cela, certains d’entre eux sont parvenus à héberger des déplacés avec leurs maigres ressources sans appui extérieur. Ils ne parviennent pas à joindre les deux bouts après avoir portés assistance à certains déplacés. Donc ils perçoivent à travers ces aides alimentaires, une certaine injustice sociale. En clair, les distributions de vivres implémenté par ASPA participent, d’une part, au renforcement des capacités des populations déplacés et contribuent, d’autre part, au délitement du lien social entre les communautés (déplacés/d’accueil) et à l’émergence d’une injustice inter- nationale au niveau des populations locales.
Le mois d’Avril de l’année 2003 a été un mois particulier pour les populations de Danané. Elle marque le début des prestations d’ASPA donc l’ouverture sur l’extérieur et le déclenchement de la guerre urbaine conduisant à l’installation du groupe armé MPCI. Cette guerre urbaine communément appelée ‘’la chasse aux libériens’’ a duré deux jours, opposant le premier jour (23 avril) les populations au groupe ar- mé MPIGO et le second jour (24 avril) les populations accompagnés par le MPCI contre le MPIGO. Lorsque le pouvoir militaire change à Danané, tout un cadre structurel s’effondre pour laisser place à une nouvelle dynamique sociale et institu- tionnelle.
2. La montée des tensions autour des prestations de l’ONG ASPA Le changement de pouvoir militaire suscité à travers l’implication des populations locales comme force motrice donne a celles-ci en général et aux déplacés en parti- culier le sentiment d’être acteur de ce changement institutionnel. L’installation du groupe armé du MPCI à Danané est perçue comme l’expression d'une volonté populaire. Elle marque la rupture de ce monde social. De la passivité de la population locale, on assiste à une ferveur de la société urbaine. Une certaine liberté d’expres- sion émerge sous ce régime militaire. Etant les meneurs des groupes d’autodéfenses, une part belle de liberté est offerte à la communauté Malinké. De ce fait, les jeunes combattants malinké mettent en place un réseau de commerce transfron- talier entre quatre pays (Cote d’ivoire, Libéria, Guinée et Burkina) et contrôlent l’exclusivité des dynamiques rurales. L’arrivée de l’armée française comme force d’interposition entre les régions gouvernementales et les territoires CNO vient doper les capacités des groupes sociaux à plus s’organiser. A la base, les porteurs d’initiatives actions sociales institutionnalise leur groupe d’action. Les dirigeants de la nouvelle formation militaire MPCI valorise les actions sociales de la structure de médiation MSL en l’institutionnalisant en cellule de communication formelle auprès de son appareil politique. Certains groupements et associations s’institutionnalisent successivement en ONG. Nous avons l’action sociale portée sur la protection des enfants initiée par une Dame. Celle-ci devient une ONG appelé PAHO. Et celle des chrétiens de l’église UEESO devient ONG Siloé. Aussi, les premières ONG conçus avant la crise, abandonnée pendant le début de la crise, voient son personnel revenir à la charge. Contrairement à toutes ces dynamiques constructives et reconstructives, ASPA est traversée par une tension endémique. L’absence des ressources politiques du Président-fondateur de l’ONG ASPA favorise l’émergence une dissidence organisée.
2.1. Les enjeux structurant les tensions
Les enjeux sont multiples. Vu sous l’angle économique, ASPA pesait 147 tonnes de vivres par mois34. Elle comptait énormément aux yeux des acteurs internatio- naux parce qu’elle assurait la survie des populations déplacés et surtout des enfants. Au-delà de cette dimension d’assistance alimentaire à l’échelle urbaine, il existe d’autre domaine d’intervention lorsqu’on amorce la phase de développement ; celui de la protection. L’UNICEF35 avait les yeux rivés sur cette structure locale depuis que celle-ci a entamé l’activité de rééducation des enfants déplacés au sein de son siège. L’opération d’urgence ne durant que 3 mois renouvelable une fois, il était fort probable que le domaine d’intervention porté sur la protection des enfants se- rait activé. Donc un financement de l’UNICEF était en veilleuse. Au plan politique, les nouvelles forces militaires était les autorités légitimes avec qui la collaboration pouvait être bénéfique à long terme parce que celles-ci représentaient directement le pouvoir de Bouaké contrairement au groupe armé déchu. Par conséquent, cette coopération politique pouvait ouvrir des portes en termes de visibilité de la struc- ture pouvant conduire à son positionnement dans l’arène régionale voire à l’échelle CNO36. Au niveau du marché humanitaire local, compte tenu du lead que détenait ASPA déjà sur les autres organisations locales, elle pouvait avoir le monopole sur l’orientation de la politique de la société civile en construction. Tous ces enjeux politico-économiques motivaient les acteurs en compétition à renforcer leur posi- tion.
2.2. La constitution de l’ONG ASPA confrontée aux ambitions diverses
Dès le début de la formation de l’ASPA, des velléités de candidature semblaient se présentées à l’Assemblée Générale Constituante. Les propos du président de MSL viennent poser les bases d’une logique de positionnement de certains membres de l’organisation. « On ne maitrisait pas ce qui est ONG. Il (GD) avait sa chose dans sa tête. (...) On se connait. Un jour, il nous a conviés comme ça à une rencontre, puis il nous dit, bon, on peut créer une ONG pour rassembler les gens. Quoi qu’il en soit, tout ce qui était humanitaire, nous on était partant. On a dit ; il n’y a pas de problèmes. A l’AG (Assemblée Générale), comme c’est lui qui nous ait appelés, on est arrivé. Dans les élections, on a senti qu’il y avait des velléités. » TD, entretien individuel, homme, Danané, Décembre 2015.
Malgré ces velléités, Monsieur GD remportait les élections et est porté à la tête de l’organisation sous la gouvernance du groupe armé du MPIGO. Avec son réseau d’alliance militaire et de sa capacité de négociation, il se considérait, en quelque sorte, comme le fondateur d’ASPA. Dès la première distribution, le premier désac- cord émerge entre lui et certains membres ayant eu des velléités de candidatures auparavant.
Ce désaccord était porté sur la non-transparence des vivres restants après la première distribution. Et cet évènement s’est déroulé dans un contexte où ASPA délivrait du service sans l’accompagnement des structures locales. Ce désac- cord passe sous silence jusqu’à ce que Danané change brutalement de régime mili- taire. Ce changement de régime offre la possibilité au groupe revendicateur de se rendre plus visible. L’institutionnalisation du MSL en cellule de communication auprès de l’appareil politique du groupe armé du MPCI dans laquelle on assiste à l’intégration de ses membres dans le cercle fermé du nouveau pouvoir local restructure les relations entre les membres d’ASPA.
Un rapprochement se crée entre le président du MSL et un leader des revendiquants. Différents liens sociaux de nature amicale se tissent entre les membres non-associés au cercle du président d’ASPA et les nouvelles autorités rebelles. Le triplement conseiller (MSL, MPIGO et d’ASPA) sera recon- duit auprès du nouveau pouvoir dans ses mêmes fonctions. Et lorsque le camp revendicateur aura, en partie, capitalisé ses ressources exogènes tout le long des pratiques de non transparence du président après d’autres prestations, il contre- attaque le camp au pouvoir. N’ayant plus de solides soutiens militaires, le président d’ASPA joue la carte de la victimisation.
2.3. Les luttes de positionnement qui plombent les dynamiques Tout commence après la structuration des alliances. Certains membres contesta- taires de la non transparence de la gestion de la première distribution reprochent au premier responsable son incapacité à rendre compte après chaque prestation et sou- ligne le comportement arrogant et agressif de son dirigeant. En revanche, le camp au pouvoir affirme que les révoltés tentent de prendre le pouvoir illégalement en s’appuyer sur les liens communautaires reliant ces derniers aux nouvelles autori- tés. Ainsi les deux groupes se rejettent mutuellement des accusations jusqu’à ce qu’un jour, le président d’ASPA offre l’opportunité à l’opposition de le fragiliser. Il porte atteinte à l’intégrité physique de l’une des animatrices en lui ‘’portant main’’. Cette paire de gifle a suffi pour créer les conditions de l’alternance. Ce scandale émeut toute l’organisation. L’idée de l’alternance se matérialise formellement à l’issu d’une mise en place d’une Assemblée Générale de circonstance.
« Le président était un peu violent vis-à-vis du personnel (...) qui animait. Comme on était déjà ONG, il y avait des filles qui s’oc- cupaient des gens. (..) Quand il y avait des distributions et autres, son comportement (le président) vis-à-vis des autres était bizarre. Donc chaque fois, les gens venaient se plaindre. La gestion aussi dans les fonds, ce n’était pas ça. (...) A un certain moment, il a eu à porter main à une jeune fille qui animait (..) donc ça pris des proportions. On a décidé de vraiment nous asseoir pour en parler. (...) Donc on lui a demandé de rendre compte des choses mais malheureusement ça ne l’a pas satisfait. Donc (...) il y a eu une AG (Assemblée Générale), il y a un doyen qui était un enseignant à la retraite qui a été élu à l’Assemblée Générale. (...) Pour le président sortant, c’est devenu un tollé entre lui et le nouvel élu. » T D, Entretien individuel, Danané, Homme, 2015.
Le président sortant d’ASPA boycotte cette assemblée générale et se considère tou- jours à la tête de la structure. A partir de ce moment, on assiste à une compétition ouvert entre le président sortant et le nouvel élu. Les effets de cette lutte de pouvoir entrainent le ralentissement des activités. Ce ralentissement dégrade un peu plus la situation alimentaire les enfants déplacés. Afin de protéger ses enfants des effets pervers de ses tensions, UNICEF essaye, semble-t-il, de réconcilié les deux parties.
Selon un acteur local : « Il semblerait que UNICEF soit allé vers les responsables de ASPA pour les supplier de s’entendre parce que le travail qu’ils font bénéficiait aux populations. En d’autres termes, qu’il y avait des financements qui étaient déjà positionnés pour ASPA (...). C’était une question de leadership à leur niveau.» KT, entretien individuel, Danané, Homme, 2015.
Cette intervention est perçue comme un signe annonciateur d’un futur partenariat. Vu les opportunités économiques qui se présentaient autour de la question de la protection des enfants, les différents acteurs en compétition renforçaient davantage leur position. Il y a un adage local qui dit que « quand tu es en partenariat avec une organisation internationale du coup, tu es en partenariat indirect avec toutes les organisations onusiennes ». Le prolongement de ses tensions paralyse totalement les activités. La cessation de ses activités rend précaire la situation sociale des dé- placés, en l’occurrence celle des enfants. Afin de remédier à cette opposition d’intérêts, des changements structurels s’opèrent. Le PAM sorte de sa réserve et décide de passer à une autre étape.
Ainsi, pour pallier à cette contradiction d’intérêts qui tentait à annihiler les efforts de PAM, un cadre de collaboration est mis en place entre le PAM et les autorités militaires. Cette collaboration est construite autour de l’audit des matériels de PAM détenu par ASPA dont l’objectif est de passer le relai à une autre structure locale ayant les compétences en matière de protection. Ces évènements s’inscrivaient dans un contexte où Danané avait amorcé sa phase de développement. Une définition des rôles et des responsabilités est repartie au sein de la structure du groupe armé du MPCI dans lequel la branche de communication est chargée d’identifier les matériels résiduels. Elle rend compte aux autorités militaires, qui à son tour, informe le PAM. A la fin de l’audit, l’aile juridique des forces nouvelles officialise la dissolution d’ASPA.
« ASPA a commencé avec tous ces bruits, donc finalement les forces nouvelles ont décidé à leur niveau de faire un audit, de fer- mer le centre, le temps de voir clair dedans, comme il y avait trop d’interférences » TD, Entretien individuel, Danané, Homme « Le Comzone a intervenu dans le conflit également, ça n’a pas marché. C’est pourquoi il a demandé à son volet juridique de prononcer la dissolution d’ASPA. » KT, entretien individuel, Danané, Homme, 2015
L’impossibilité de recadrer les interactions belliqueuses des membres de l’organi- sation contraint les autorités militaires à désinstitutionnaliser l’ONG ASPA. Par conséquent, cette décision ouvre la voie aux structures opportunistes existantes.
3. Des discordes profitant aux opportunistes
Après deux prestations d’ASPA, une vague d’individus mécontents émerge à l’ex- térieur de la structure jugeant les prestations peu satisfaisantes. Certains déplacés avancent le motif d’une prestation se faisant sous fond de réseautage social à travers l’identification des bénéficiaires. A partir de cette façon de faire vient se gref- fer une logique de détournement de ses vivres rendant l’aide aux déplacés peu efficace. Comme, disait le premier adjoint au maire de Danané, « ASPA était constitué d’une association d’amis ». Ainsi, une mise sur pied systématique d’un groupe- ment de déplacés dénommé AVDG (Association des Victimes Déplacés de Guerre) voit le jour, contestataire de la philosophie de distribution d’ASPA.
3.1. L’association AVDG comme structure dénonciatrice des dérives d’ASPA
Après le constat de certains déplacés relative au caractère peu satisfaisant de la dis- tribution des vivres, les plus éclairés décident de mettre sur pied un groupement de dénonciation des dérives d’ASPA. Mais vu les attaches nouées par ASPA avec les autorités rebelles du MPIGO à travers la présence de l’Iman DK considéré comme le point de jonction, l’AVDG a vu ses membres se faire inquiéter dès le début de sa formation. Après son assemblée générale en juillet 2003 marquant son officialisation, une rumeur de menace d’assassinat de son président plane dans les encablures de la ville, incitant celui-ci à s’exiler à Zouhan-houyé où il décèdera 3 ans plus tard. Son successeur redynamise la structure et la porte jusqu’à ce qu’elle soit perçue comme l’une des contraintes sociales ayant précipité la chute d’ASPA.
L’association AVDG mobilise des ressources que regorgeait son organisation en vue de mettre en œuvre une logique d’autonomisation vis-à-vis d’ASPA. Il met en avant le caractère précaire des déplacés du deuxième et troisième âge. Pour légitimer leur protestation et justifier leur présence au sein du paysage humanitaire locale, l’AVDG invite la troisième personnalité de l’autorité militaire du MPCI, qui était chargé des affaires sociales, à constater la situation précaire que vivaient les personnes âgées n’ayant pas bénéficiés des vivres. Dans le jeu de pouvoir qui se formalisait au sein de la rébellion fraichement installée, les différents acteurs de cette sphère cherchaient des appuis potentiellement extérieurs pouvant favoriser leur ascension ou leur maintien dans l’exercice de leur fonction sur cet espace ur- bain. En lien avec ce souci d’enracinement dans la gouvernance locale et rentrant dans son champ d’action concernant l’injustice sociale en question, cette personnalité militaire légitime l’AVDG et valorise ses actions en apportant sa protection sécuritaire, y compris des appuis financiers occasionnellement. En quelque sorte, il devient le mentor de l’association. Disposant désormais de ressources exogènes, la structure initie une rencontre avec le PAM. A cet effet, comme nous relatait un informateur, « les organisations internationales n’aiment pas qu’il y ait du bruit derrière leurs activités », le PAM répond à l’appel du groupement en organisant un cadre d’échange à Man. Ce cadre d’échange se structure autour d’une possibilité de diversification de partenariat afin de faire taire les querelles entre acteurs locaux. L’association obtient gain de cause à l’issu de ses interactions et obtient le statut de ‘’partenaire local informel’’.
En Aout 2003, cette association bénéficie d’une dotation spéciale qui n’était pas initialement destinée aux déplacés de Danané. Sa première prestation ciblait uni- quement les déplacés qui composent son organisation. Ayant gagné la confiance du PAM, trois autres prestations seront réalisées ciblant au fur à mesure un nombre important de déplacés (Décembre 2003, Avril 2004, Juin 2004).
L’association AVDG s’est mué en fin de compte en une structure formelle œuvrant au retour des déplacés vers leur lieu d’origine en fin 2004.
3.2. Le successeur de l’ONG ASPA
Précisons que Danané se situait dans une phase d’urgence où il existait des actions sociales individuelles et collectives. Une femme singulière disposant d’un capital financier et culturel local39 structure une activité sociale autour d’une cible qui al- lait devenir une ressource sur laquelle elle allait s’appuyer. Elle décide donc de prendre en charge les enfants séparés de leur famille. Cette activité d’assistance in- formelle s’institutionnalise en prenant le nom de l’ONG PAHO pendant la période de tension que connaissait ASPA. Comme le décrit notre informateur, « la dame qui animait PAHO, à l’AG constitutive d’ASPA, déjà elle était avec nous. ». Ceci dit, la dirigeante de PAHO utilise cette situation de tension à son avantage. En clair, elle s’était associée au groupe dissident. Cette alliance qui lui aurait permis de mener à bien son positionnement vis-à-vis des opportunités qui se précisaient. Ces opportunités sont en lien avec l’héritage de cette partie dissidente d’ASPA qui a, en quelque sorte, pris le dessus sur le camp présidentiel. De ce fait, cette partie dissi- dente a finalement légué son espace et l’encadrement de ses enfants à l’ONG PAHO.
« UNICEF était prêt à financer ASPA. Et PAHO a profité de l’occasion parce que, quand vous écrivez vos statuts, là vous dit que, en cas de dissolution nous remettrons nos acquis à tel. Donc dans leur dissolution, ils ont légué leur héritage à PAHO. Donc, PAHO automatiquement est devenu partenaire de l’UNICEF. » KT, entretien individuel, Homme, Danané, novembre 2015.
Ainsi, le partenariat avec UNICEF a donné une nouvelle dimension aux activités de PAHO. Comme PAHO, les structures existantes pendant cette période de développement ont structuré des activités sociales pouvant intéresser les acteurs internationaux. En d’autres termes, dans ce contexte de massification des interventions portées essentiellement sur la protection, les acteurs locaux ajustent leurs compétences en fonction de la couleur des opportunités. La facilité avec laquelle les ONGs existantes (Kanou Assistance, SILOE, FEDIKF, PAHO etc..) obtenaient des cumuls de projet en un même temps, émerge une multitude d’ONGs opportunistes se targuant avoir la capacité de relayer l’action collective. Partant de ce constat, le souci de capter les opportunités juteuses émanant des divers domaines d’interventions, actives au niveau des structures locales enracinées (PAHO et SILOE), une réflexion autour du contrôle des enjeux rattachés à toutes les propositions de projet venant de l’extérieur. Et cette réflexion se concrétise à travers la mise en place d’une coordination des ONGs qui sera dénommé la CONGEDA où SILOE et PAHO deviennent leurs leaders.
Conclusion
Pour résumer, il est important de souligner que la prestation contestée du service humanitaire délivrée par l’ONG ASPA produit l’ouverture d’une tension sociale au sein de l’espace urbain de Danané. Autour de ses contestations s’est vu structurer trois catégories d’acteurs rattachés à leur espace d’émergence. Une première catégorie d’acteurs venant de l’intérieur de la structure qui définissent les protagonistes dans le jeu de pouvoir. Et les deux autres catégories d’acteur proviennent de l’extérieur. La première s’est particularisée par son effet opportuniste structurant à travers les agissements du groupement AVDG sur l’orientation des pratiques d’ASPA favorisant la production d’un cadre de mutualisation des compétences entre les structures existantes. Cette action collective, reposant sur les intermédiaires, marque le début de l’histoire de la collaboration entre les acteurs locaux. Quant à la seconde catégorie d’acteur extérieur, elle repose sur le caractère opportuniste structuré de l’ONG PAHO sur la désolidarisation des membres de l’ONG ASPA. A l’instar de PAHO, les structures opportunistes locales vont interagir dans un cadre de rationalisation des opportunités qui va, à un moment donné, se transformer en une arène suscitant de futures confrontations d’intérêts.
Franck Donald KEHI
Département Anthropologie et Sociologie
Université Alassane Ouattara,
Côte d’ivoire
REVUE INTERNATIONALE DE RECHERCHES ET D’ETUDES PLURIDISCIPLINAIRES
Octobre 2022
Références bibliographiques
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11 Novembre 2022
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