« Fuocoammare », Lampedusa, feu en mer
Par Marie Soyeux
Premier
documentaire distingué par l’Ours d’or du Festival de Berlin,
Fuocoammare fait alterner le quotidien d’un enfant sur l’île de
Lampedusa et les tragédies hantant ses côtes.
Fuocoammare, par-delà Lampedusa
de Gianfranco Rosi
Documentaire franco-italien – 1 h 49
Le regard de Gianfranco Rosi n’est jamais posé à la légère. Il n’estima
son premier film achevé (un moyen métrage intitulé Le Passeur) qu’après
cinq années de travail, multipliant les voyages en Inde, parfois
seulement pour enregistrer des chansons, afin de restituer au plus
juste l’émotion d’une journée sur les bords du Gange.
C’était au début des années 1990, à Bénarès, sanctuaire liquide entre
vie et mort, où les Hindous viennent se baigner et se préparer à leur
dernier voyage. L’énigme de cette ville sacrée s’incarnait dans la
rencontre d’un passeur, Gopal, qui intimait bientôt au cinéaste de ne
plus l’assaillir de questions, de garder le silence. Un conseil dont se
souviendrait le réalisateur.
Vingt ans plus tard, son documentaire Sacro GRA, chronique touchante
quoique parfois confuse du périphérique romain, sans voix off, ni
indication, remportait le Lion d’or à la Mostra de Venise. En février
dernier, Fuocoammare, décrochant la plus haute distinction du Festival
de Berlin, a de nouveau prouvé que le silence pouvait être d’or.
Exigence et patience
En se refusant le droit au commentaire, Gianfranco Rosi s’oblige à
positionner son regard, avec une exigence et une patience extrêmes.
Lorsqu’il s’installe sur l’île de Lampedusa, à 200 kilomètres de la
Sicile, après le terrible naufrage du 3 octobre 2013, mille
caméras l’ont précédé.
Toutes ont rendu compte de la tragédie répétée de ces rivages. Des
images, des chiffres, des interviews ont été compilés. On parle de
400 000 migrants depuis 1990 – pour combien de morts ? L’énormité
des chiffres n’en demeure pas moins abstraite à ses yeux. Son intention
n’est alors pas politique, mais plutôt éthique.
Il s’agit de trouver le point de vue qui échappe à la fois à
l’abrutissement des données et à la violence soudaine des images. Il
pose sa caméra pour longtemps – dix-huit mois – et de biais.
Lui qui affirme haïr les ciels bleus et ne rien pouvoir filmer sous une
lumière trop vive s’imbibe de l’hiver de Lampedusa. Il part à la
rencontre de quelques habitants, troublé par un paradoxe : ces
derniers, au plus près du drame, ne sont pour beaucoup plus en contact
avec les migrants.
Une frontière dans les flots
Depuis l’opération « Mare Nostrum », lancée en 2013 pour
venir en aide aux immigrés clandestins, les embarcations n’accostent
plus sur l’île, mais sont interceptées en pleine mer et leurs occupants
envoyés dans divers centres d’Italie.
La frontière a reculé dans les flots et avec elle la catastrophe, à la
proximité désormais diffuse. L’île de 20 km2, étrangement déserte,
n’en est pas moins sa caisse de résonance, comme le montre avec
délicatesse le montage de Gianfranco Rosi.
Il fait alterner à l’image le quotidien de Samuele, un garçon de l’île,
et les échos de la catastrophe, qu’il remonte très lentement,
précautionneusement, à travers la rencontre de Pietro Bartolo.
Directeur du petit hôpital de Lampedusa, ce médecin supervise depuis
vingt ans les soins les plus urgents aux blessés.
C’est lui qui montre les premières images des bateaux surpeuplés. De
là, Gianfranco Rosi remonte ces opérations de sauvetage – mais à
distance. Il n’explique pas et ne recueille pas non plus les histoires
des migrants, ni des sauveteurs.
Avoir le courage de regarder
Des premiers, on n’entendra que les chants cathartiques. Des seconds,
que les échanges concentrés et surtout les graves silences. Ils
évacuent les blessés, les rescapés et enfin les corps sans vie des
cales – terrible image au centre du film, amenée avec beaucoup de
préparation et assumée comme « un devoir ».
Mais c’est en Samuele, jamais en contact avec cette actualité pourtant,
que résonne le plus cette île aux portes de l’Europe. Fils de pêcheur,
le garçon se sent bien plus à l’aise sur terre qu’en mer – à laquelle,
pourtant, il est destiné.
La caméra l’observe, drôle et touchant, s’astreindre bravement à divers
apprentissages : demeurer sur un ponton pour dépasser son mal de mer,
exercer l’« œil paresseux » qu’on lui diagnostique, surmonter
son « angoisse »… Comment ne pas donner un sens métaphorique
à ces coïncidences ? Avoir le courage de regarder, accueillir les
épreuves de la mer…
Ces défis sont aussi ceux de l’Europe. Pendant que les habitants de
Lampedusa se dédicacent des chansons d’amour à la radio locale, les
secours reçoivent des appels de détresse et répètent la même question –
également adressée aux spectateurs : « Quelle est votre
position ? »
28 Septembre 2016
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