Musique piratée ou musique libérée
?
Faut-il
suivre Manu Chao pour le piratage ou Renaud contre ?
par
Franck Fife
La campagne publicitaire en faveur
du téléchargement légal de la musique
a déclenché une controverse dont le manifeste
du Nouvel Observateur pour "Libérez l@musique
!" a donné la mesure.
Faut-il suivre Manu Chao
pour le piratage ou Renaud contre ?
D'un
point de vue strictement financier, le débat
semble clair : en piratant la musique, on crée
un manque à gagner qui menace l'industrie du
disque d'abord, les artistes et la création musicale
ensuite. L'appel à la gratuité serait
"démagogique" (Jean-Jacques Goldman)
en ce qu'il sape les fondements d'un secteur qu'il prétend
défendre (la musique pour tous). Rien n'est pourtant
simple dans ce débat. La première étape
du raisonnement selon laquelle le piratage crée
un manque à gagner n'est pas aussi évidente
qu'il y paraît.
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Car le téléchargement entre internautes,
appelé "peer to peer" (P2P), produit deux
effets de sens contraire. Il réduit l'incitation à
payer, mais il élargit la diffusion des oeuvres. Ce
dernier effet permet au consommateur de mieux se renseigner
et d'apprécier celles-ci, accroissant son envie éventuelle
d'acheter un album. En termes de prélèvements
obligatoires, on dirait : le P2P réduit le taux d'imposition
mais élargit la base fiscale.
Selon les études disponibles, il semble que l'importance
de l'un ou de l'autre de ces facteurs dépende de l'âge
des personnes concernées. Les jeunes de moins de 25
ans se servent principalement du Net pour faire des économies.
Les plus de 25 ans, à l'inverse, se retrouvent davantage
dans la seconde catégorie de consommateurs, ceux que
le Net pousse à la dépense. Pour l'instant,
les deux forces semblent exactement se compenser.
Il est trop tôt pour savoir si l'on tient un effet d'âge
- en vieillissant, les jeunes, devenant plus riches, achèteront
à leur tour des CD - ou de générations
(élevés dans la culture de la gratuité,
les jeunes ne paieront jamais des biens qu'ils considèrent
comme appartenant à tous). Mais on comprend pourquoi
l'idée selon laquelle les chutes des ventes seraient
aujourd'hui dues au téléchargement reste très
controversée (voir, sur tous ces points, le numéro
spécial de Problèmes économiques du 19
janvier, et notamment l'article de Tariq Krim, "L'impact
du P2P sur le marché du disque", qui résume
fort bien la perplexité des études économétriques
en ce domaine).
L'explication la plus simple pour expliquer
la baisse des ventes est ailleurs : elle tient à la
fin du cycle où les mélomanes ont dû reconstituer
de fond en comble leur bibliothèque en vinyle en faveur
des CD. Il est possible que le P2P ait accéléré
le processus. La plupart des études réfutent
pourtant qu'il en soit la cause principale.
L'ambiguïté des effets des techniques de reproduction
sur l'industrie musicale n'est pas neuve. Déjà,
les industriels s'étaient inquiétés que
la radio ne dissuade d'acheter des disques, au point d'envisager
d'interdire que leurs musiques passent sur les ondes. Il ne
leur fallut pas longtemps pour réaliser que c'était
exactement le contraire qui se passait.
De même, la commercialisation des lecteurs de cassettes,
d'enregistrement facile, a fait craindre, une nouvelle fois,
que les magnétophones n'assassinent l'industrie. Il
n'en a rien été non plus.
Les "singles", les 45-tours, se sont certes effondrés.
Mais la vente globale n'en a pas souffert, obligeant en fait
les majors à se préoccuper davantage de chanteurs
capables d'enregistrer de véritables albums plutôt
que de promouvoir des tubes sans lendemain.
Admettons néanmoins que cette fois-ci soit différente,
même si ce n'est pas prouvé aujourd'hui, et que
le P2P réduise les ventes de CD. Faut-il craindre en
ce cas pour la création musicale elle-même ?
L'industrie de la musique, à l'image de nombre de secteurs
où l'innovation joue un rôle-clé, est
structurée en deux groupes : les majors d'un côté
et les labels indépendants de l'autre. Aux labels,
la recherche de talents nouveaux ; aux majors, leur promotion.
L'un des enjeux du Net, qui explique l'ambiguïté
de la profession à son endroit, est de modifier ce
partage des tâches en un sens qui pourrait être
plus favorable aux labels indépendants.
Le rôle des majors est en effet ambigu. Elles dépensent
certes beaucoup d'argent à faire connaître des
artistes, mais en grande partie ce sont leurs dépenses
elles-mêmes qui contribuent à l'inflation des
tarifs de promotion, dont l'un des effets est d'exclure les
labels indépendants.
"COÛTS ENDOGÈNES"
Défendre les majors au nom des dépenses
de promotion qu'elles engagent, c'est un peu comme défendre
Canal+ et TF1 au nom de l'idée qu'eux seuls peuvent
payer les droits de retransmission des matches de foot, en
oubliant au passage qu'ils sont les principaux responsables
de l'inflation de ces droits.
On retrouve ici l'une des applications d'une idée connue
comme la théorie des "coûts endogènes"
(due à l'économiste anglais John Sutton). Quand
la technique permet de réduire les coûts de fabrication
(d'un film, par exemple, grâce aux caméras numériques)
ou de retransmission (d'un match par le câble ou le
satellite), la concurrence entre les opérateurs les
plus puissants tend à annuler le bénéfice
de la technique nouvelle en renchérissant artificiellement
le droit d'entrée.
Ainsi l'inflation du salaire des stars ou la
multiplication des effets spéciaux permettent-elles
à Hollywood de conserver un monopole que la baisse
des coûts de tournage pourrait écorner. Ainsi
la hausse des droits empêche-t-elle les chaînes
indépendantes de montrer du football. Ainsi la hausse
des coûts de promotion empêche-t-elle également
les labels indépendants de faire connaître par
eux-mêmes les artistes qu'ils ont découverts.
En matière musicale, les majors ont cru pouvoir s'affranchir
ces dernières années des labels indépendants,
pour raccourcir le temps d'amortissement d'un artiste. Selon
les experts, ce serait une autre raison pour laquelle elles
ont perdu du terrain : la qualité s'en est immédiatement
ressentie, expliquant aussi en partie la chute des ventes.
Grâce au Net, même s'il ne faut jurer de rien,
il est possible que les labels indépendants voient
s'ouvrir une manière plus directe de faire connaître
les nouveaux talents.
Reste, enfin, l'artiste. Dans un curieux retournement des
positions attendues, la liberté de téléchargement
est assimilée parfois à du néolibéralisme.
C'est une accusation qu'auront du mal à comprendre
tous ceux pour qui le Net est l'expression exactement inverse
d'une contre-culture, affranchie précisément
des circuits marchands.
L'ÂGE DES SALTIMBANQUES
Il y a pourtant du vrai dans la critique des
effets paradoxaux de la gratuité sur la marchandisation
des oeuvres. Dans un monde marchand soumis à la concurrence
des supports gratuits, la rémunération des opérateurs
doit se faire en effet par la commercialisation de "produits
dérivés". La publicité, pour les
chaînes hertziennes ou les radios ; des suppléments
premium, pour les journaux en ligne ; des formules d'abonnement
complexes, liant par exemple la musique à des abonnements
de téléphonie mobile... L'artiste peut s'insurger
: son oeuvre disparaît dans un dédale dont elle
cesse d'être la partie centrale. Le piratage l'oblige
à basculer dans un univers commercial qui le ramène
en partie aux temps où il dépendait de mécènes
capricieux (sur ce point, on lira le livre éclairant
de Bernard Edelman, Le Sacre de l'auteur , Seuil).
Pour autant, cette revendication elle-même n'est pas
sans réponse. Car un musicien peut donner des concerts,
tout comme les savants sont également enseignants ou
les essayistes conférenciers. En ce cas, le "produit
dérivé" de la musique est le musicien lui-même.
Des artistes comme Prince n'hésitent pas à donner
leurs CD à ceux qui viennent les écouter sur
scène. C'est un paradoxe bien connu, mais qui peine
à être compris : l'ère du numérique,
qui ouvre a priori la voie à la dématérialisation
absolue, pourrait obliger à revenir à l'âge
des saltimbanques, où il faut gagner sa vie sur les
tréteaux.
On n'en est pas encore là, et tout prouve qu'un bon
CD, comme un bon livre, trouvera longtemps encore des acheteurs.
Mais Internet bouscule tant de "business models"
qu'il vaut mieux en explorer toutes les facettes et les paradoxes
avant d'assimiler les jeunes qui téléchargent
la musique par amour de celle-ci à des délinquants
en puissance.
Mars 2005
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