|
Delphine
Horvilleur : «L’antisémitisme n’est jamais
une haine isolée, mais le premier symptôme
d’un effondrement à venir»
Par Anne Diatkine — 8 janvier 2019 à 17:06 (mis à jour à 18:16)
Etre
juif échappe à toute définition stable,
estime la rabbin. L’identité pure et statique
n’existe pas. Le récit fondateur implique
au contraire de ne pas être identique à ce
qu’on était. Abraham accède à son destin
quand il quitte la Chaldée de sa naissance.
Cette façon d’être pluriel, jamais le même,
entre en contradiction avec notre époque,
ses crispations identitaires et la croyance
que l’identité est monolithique.
On
présente toujours Delphine Horvilleur comme l’une des rares femmes
rabbins en France, et cela reste vrai puisque les aspirantes au
rabbinat n’ont pas la possibilité d’étudier en France. Elle exerce
depuis dix ans à la synagogue du Mouvement juif libéral de France
(MJLF) dans le XVe arrondissement de Paris. Et elle écrit des
livres aux titres aussi intrigants qu’En tenue d’Eve, et Comment les
rabbins font des enfants, où à chaque fois, elle travaille sur la
polysémie des textes fondateurs du judaïsme. Son nouvel opus,
Réflexions sur la question antisémite (Grasset), en clin d’œil au
célèbre essai de Jean-Paul Sartre, interroge la spécificité de la haine
antijuive à travers les siècles et la littérature rabbinique.
Quand avez-vous commencé à vous intéresser à l’antisémitisme ?
L’antisémitisme hantait mon histoire familiale mais j’ai longtemps
pensé que ma génération en serait protégée. En mai 1990,
il y a une bascule au moment de la profanation du cimetière
de Carpentras. Je repense souvent à la manifestation nationale que
Carpentras a suscitée. Près de trente ans plus tard, lorsque des
stèles juives sont profanées, comme ce fut le cas il y a moins d’un
mois près de Strasbourg, personne ou presque ne le mentionne. Quelque
chose d’absolument anormal est aujourd’hui tombé dans la banalité. Mon
besoin d’écrire sur l’antisémitisme est lié à son regain, mais pas
uniquement. Penser le judaïsme pousse nécessairement à s’interroger sur
les origines de la haine antijuive à travers l’histoire, même si je ne
crois pas - et c’est pour cela qu’il m’importait de détourner le titre
de l’essai de Jean-Paul Sartre - que ce soit l’antisémite qui fasse le
juif.
Quel est le ressort de ce regain ?
L’antisémitisme n’est jamais une haine isolée, mais le premier symptôme
d’un effondrement à venir. Il est bien souvent la première exposition
d’une faille plus large, mais il est rarement interprété comme
annonciateur au moment où il frappe. Les attentats de
novembre 2015 suivent de quelques mois la prise d’otages à l’Hyper
Cacher de Vincennes et de quelques années la tuerie à l’école juive de
Toulouse. Mais, évidemment, en 2012, personne ne peut le formuler
ainsi. Depuis cette date, une question me hante : pourquoi, lorsque
furent assassinés des enfants dans une école, la France n’était-elle
pas dans la rue ? Etait-elle anesthésiée, aveuglée ou indifférente ?
Cet attentat donne alors lieu à des discours incroyablement déplacés :
on évoquait l’importation supposée du conflit moyen-oriental ou des
«tensions intercommunautaires» pour masquer l’horreur. L’absence de
réaction collective reste une énigme insurmontable.
En quoi l’antisémitisme est-il différent du racisme ?
On entretient une confusion en associant racisme et antisémitisme et à
moins d’entrer dans une compétition victimaire, il ne s’agit pas de
dire que l’un est plus grave que l’autre. Le racisme est souvent
affaire de complexe de supériorité : je posséderais quelque chose qu’un
autre n’a pas ou moins que moi. L’antisémitisme, au contraire, se
construit sur une forme d’infériorité ressentie. On reproche aux juifs
d’être plus ou d’avoir plus. Le juif est toujours accusé d’avoir un peu
trop de pouvoir, ou bien d’être trop proche du pouvoir - on l’a entendu
ici et là dans des slogans antisémites scandés en marge des
manifestations des gilets jaunes. On soupçonne les juifs d’avoir un peu
trop le contrôle, l’argent, la force et la baraka. Il y a toujours
l’idée que le juif est là où je devrais être, qu’il a ce que je devrais
avoir, qu’il est ce que je pourrais devenir. Peu importe que cela soit
un fantasme. Peu importe qu’on puisse démontrer qu’il y a des
juifs pauvres, qui n’ont ni influence ni pouvoir. Rien ne pourra
ébranler cette conviction délirante, qui permet à certains de colmater
les fêlures de leur existence. Dans tous les discours antisémites à
travers les siècles, le juif représente la porosité ou la coupure qui
empêche de se sentir en complétude. Quand un groupe ou une nation se
perçoit en faillite, l’antisémitisme est l’énoncé le plus classique de
sa tentative de reconstruction. C’est une consolidation identitaire qui
se fait sur le dos d’un autre.
Mais n’existe-t-il pas un communautarisme juif tout aussi clos sur lui-même ?
Le communautarisme touche aujourd’hui tout le monde, et les juifs n’y
échappent pas. La menace qui pèse sur un groupe dont les lieux de culte
et les écoles doivent être protégés n’est pas de nature à inviter à ce
que les portes s’ouvrent. Toutefois, il importe de ne pas renverser les
responsabilités : ce repli n’est pas la cause de l’antisémitisme. De
façon troublante, ce sont lors des moments dans l’Histoire où les juifs
ont été les plus assimilés que l’antisémitisme a été le plus virulent.
Ce fut le cas en Allemagne au début du siècle dernier.
Vous dites "les juifs". Mais cette entité existe-t-elle ?
Vous connaissez la blague : «Si vous posez une question à deux juifs,
vous aurez au moins trois réponses.» Mais c’est tout particulièrement
vrai si vous demandez à un juif de définir à quoi tient son identité
juive. Il ne sera même pas d’accord avec ce qu’il en disait la veille.
Car être juif échappe à toute définition stable. Pour certains, c’est
affaire de filiation, pour d’autres de langage, de pratiques, de
croyance ou d’appartenance à un peuple. Avec les crispations
identitaires actuelles, grandit la croyance qu’il n’y a
qu’une seule façon correcte d’être soi et que l’identité est
monolithique. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai dû préciser
avant de prendre la parole : «Attention, ce que je m’apprête à vous
dire, ce n’est pas la parole juive car je ne suis pas que juive. Je
suis juive et plein d’autres choses. Et non seulement l’élément juif
est en dialogue avec tous les éléments de mon identité protéiforme,
mais de plus, il n’y a pas qu’une seule façon d’être juif.»
Existe-t-il néanmoins un élément unifiant ?
S’il y a une leçon très forte du judaïsme, c’est que l’identité pure,
authentique et statique n’existe pas. Tous ces récits fondateurs
racontent l’histoire de gens qui partent du lieu où ils sont nés car
ils ont le devoir de ne pas être identique à ce qu’ils étaient. Leur
véritable identité est d’avoir quitté leur identité. Abraham accède à
son destin quand il quitte la Chaldée de sa naissance. Le peuple des
Hébreux naît en sortant d’Egypte. La souche de la pensée juive, c’est
qu’il ne faut pas être identique à sa souche. On est soi, quand on est
sorti de sa matrice, quand quelque chose en nous s’est mis en route, à
partir de sa naissance. Je comprends très bien qu’en ces temps de
mondialisation, la quête de la pureté soit attractive. C’est le fonds
de commerce de tous les fondamentalismes religieux et des populismes
qui promettent un retour à un glorieux passé, quand un autre ne nous
avait pas abîmés. «Make America Great Again» le proclame : il faut
revenir au «great» de l’origine. Selon moi, l’antisémite est un
intégriste de l’intégrité, quelqu’un qui pense qu’on peut se définir de
manière intégrale, et le juif est pour lui ce qui empêche cette
clôture. Parfois, l’empêcheur a un autre nom : c’est la femme,
l’homosexuel, perçus eux aussi comme contaminant la société.
Le risque existe au sein des minorités, quand elles s’imaginent
s’émanciper des discriminations dont elles sont victimes en se
construisant une hyper-fierté. La fierté n’a rien de mal, mais il
faudrait parvenir à se raconter son histoire sans s’imaginer qu’on est
pleinement soi quand on se débarrasse des autres.
Vous écrivez que la particularité des juifs est d’être à la fois le même et l’autre…
Ils partagent avec les homosexuels et les femmes une expérience de
l’altérité qui les construit. Leur simple présence renvoie tout un
chacun à ces moments inconfortables, où l’on sait qu’il y a
en nous du même et de l’autre. Ce qui agace le plus chez le juif, c’est
qu’il est à la fois comme tout le monde et pas comme tout le monde.
Quand on le voit passer dans la rue avec sa kippa, il irrite parce
qu’il est différent, mais ce qui irrite encore d’avantage l’antisémite,
c’est de penser que son voisin de palier est peut-être juif sans que
cela n’apparaisse. On reproche toujours au juif une chose et son
contraire, d’être discret ou trop bling-bling, révolutionnaire ou
bourgeois, parasite de la nation ou trop riche. Et d’être un peu trop
semblable et un peu trop différent.
Vous évoquez les héros juifs comme des hommes qui ne seraient pas «virils»…
Dans les récits des rabbins, ce n’est jamais l’homme fort qui gagne. La
puissance de Samson est anéantie par une femme qui lui coupe les
cheveux. Goliath s’effondre après avoir reçu un coup de caillou d’un
berger. Les vrais héros des textes sont des anti-héros : Abraham est
stérile, mais il devient le père des Nations. Isaac est aveugle mais il
devient visionnaire. Jacob boite mais il incarne la verticalité. Et
Moïse bégaie, mais il est porte-parole. Dans le Talmud, des hommes
parlent d’eux au féminin dans leur relation au divin. Les versets
récités au moment de la circoncision sont conjugués au féminin.
Quelles sont les
hypothèses qui expliquent que le masculin s’accorde,
lors de certains rituels, au féminin ?
Il y a un débat entre penseurs pour savoir si la non-virilité juive est
réactive ou pro-active. Est-ce qu’on a toujours encensé le féminin ? Ou
est-ce parce qu’on n’avait ni force, ni souveraineté, ni puissance
politique, que les rabbins ont fini par honorer le féminin dans les
textes ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’imagerie
des premiers sionistes promeut le retour à une virilité véritable, où
il s’agit de travailler la terre, d’être musclé. Ces représentations
s’érigent sur le débarras d’un féminin diasporique, qui correspond à
une impuissance politique. Le projet sioniste propose de replacer du
viril dans la définition identitaire de l’homme juif.
Vous citez Jacques
Derrida qui écrit qu’être juif,
c’est «l’autre nom de l’impossibilité
d’être soi». Cette définition est-elle compatible avec
le sionisme ?
Pourquoi pas ? Encore faudrait-il définir ce qu’on entend par
«sioniste». Pour certains, c’est devenu une insulte, et pour d’autres,
une idéologie d’émancipation. Incontestablement, Israël est un virage
inédit et un laboratoire extraordinaire pour la pensée juive. Mais à
mon sens, le défi doit être relevé avec une conscience d’incomplétude.
Israël n’est pas l’élucidation de la question juive, ni un
aboutissement. Savoir qu’on n’est jamais arrivés même lorsqu’on est
installés n’est pas simple. La gageure est de concilier le nationalisme
avec l’héritage d’une sagesse juive de l’exil. Le judaïsme rabbinique
s’est tenu éloigné pendant des millénaires de la fascination pour la
propriété. Une certaine impuissance diasporique fut la clé de la
pérennité juive dans l’histoire mais aussi la source de ses pires
tragédies. La souveraineté doit proposer autre chose tout en restant
fidèle à un certain nomadisme spirituel.
Prônez-vous une solution à deux Etats ?
Disons plutôt que je ne supporte pas qu’on demande de se dire
pro-Israélien ou pro-Palestinien. Je ne vois pas aujourd’hui comment on
pourrait moralement ne pas être à la fois pro-l’un et pro-l’autre. Je
fais régulièrement venir à ma synagogue des militants en faveur du
dialogue, récemment encore, un jeune Palestinien engagé dans le
dialogue avec les «colons». Ce dialogue qu’on imagine impossible nous
oblige à refuser les simplifications.
L’histoire de votre famille vous prédisposait-elle à devenir rabbin ?
Je ne sais pas à quoi elle me prédisposait, si ce n’est à tenter de
concilier des histoires très différentes. La famille de ma mère est
rescapée, déracinée des Carpates. Alors que celle de mon père vit en
Lorraine depuis des siècles. Mon judaïsme est à la fois une histoire de
migration et d’enracinement. J’avais des grands-parents amoureux de la
République et de l’histoire de France, et d’autres qui n’en savaient
rien et s’y trouvaient par les hasards d’une histoire tragique. Je me
souviens très clairement du jour où j’ai découvert que les autres
enfants dans ma classe avaient des familles où tout le monde parlait en
français. J’étais jusqu’alors persuadée que tout le monde avait au
moins une grand-mère qui parlait en yiddish, que cela faisait partie de
la recette de toute filiation.
Vous êtes devenue
rabbin après avoir été journaliste à France 2,
fait des études de médecine.
Y a-t-il un lien avec vos métiers ?
Au cœur de ces métiers, il y a une place particulière faite à
l’écoute et à l’interprétation de la parole d’un autre. A 17 ans,
quand j’ai annoncé à mon grand-père que je voulais devenir médecin, il
m’a répondu : «C’est étrange. J’aurais imaginé autre chose pour toi.»
J’étais épouvantablement vexée. Mais cette phrase a agi comme un
déclencheur. Elle m’a autorisée à changer plusieurs fois de voies,
d’idées, de pays. A tous les moments cruciaux de ma vie, je me
suis dit qu’il existait peut-être «autre chose» pour moi, et qu’on
n’avait jamais fini de dire ce que l’on peut être.
15 Janvier 2019
Abonnez-Vous à Libération
Retour à la Culture
Retour au Sommaire
|
|
• INFORMATIQUE
SANS FRONTIERES • |
|
|