La
médiation culturelle : une construction
du lien social
De Jean
Caune, chercheur au Gresec
|
Informatique Sans Frontières
est heureuse de relayer une réflexion importante
de Jean Caune sur la construction du lien social à
travers des actions de médiation (un site, par
exemple ?) qui éclairent la résistance
culturelle que nous voulons mettre en place.
Aujourd'hui,
l'usage indifférencié de la notion de
médiation vaut comme symptôme d'une société
qui craint de reconnaître les conflits, recherche
les espaces du dialogue et du consensus et, enfin, aspire
à renouer le tissu social déchiré
par le développement incontrôlé
de la logique marchande.
La notion philosophique de médiation,
qui caractérise les rapports entre le sujet et
le monde, est en passe de devenir un "concept marketing"
capable de fixer "le transitoire, le fugitif, le
contingent", mais qui risque d'oublier ce qui fonde
la nature du lien social : une transcendance et une
mise en forme symbolique. Notion
d'actualité, voire à la mode, la médiation
pose la question des rapports entre les membres d'une collectivité
et le monde qu'ils construisent. Si cette notion peut éclairer
et orienter les pratiques sociales, qui, dans de nombreux
domaines, se réclament d'elle, encore faut-il en dégager
la dimension spécifique avant qu'elle ne se diffuse
comme une valeur servant de leurre ou d'alibi.
|
Dans l'entre-deux de l'intention de
l'action et de sa réalisation, dans la marge entre
le commencement et l'achèvement, dans la tension entre
l'avant et l'après, dans le vide des choses qui ne
sont plus et de celles qui ne sont pas encore, dans l'écart
entre soi et le monde... viennent s'insérer l'action
et l'histoire humaines. L'ensemble de ces thèmes nouent
la problématique de la médiation et de sa mise
en forme.
La médiation culturelle passe d'abord
par la relation du sujet à autrui par le biais d'une
"parole" qui l'engage, parce qu'elle se rend sensible
dans un monde de références partagées.
Le sens n'est plus alors conçu comme un énoncé
programmatique, élaboré en dehors de l'expérience
commune, mais comme le résultat de la relation intersubjective,
c'est-à-dire d'une relation qui se manifeste dans la
confrontation et l'échange entre des subjectivités.
Le sens, auquel notre époque serait, dit-on, particulièrement
attentive, n'est pas définition d'un but, d'une cause
ou d'une idée. Sa quête ne saurait s'identifier
à la recherche d'un principe prédéterminé
: elle est de l'ordre d'une construction modeste et exigeante
des conditions d'un vivre ensemble. Les relations interpersonnelles
- les rapports courts - sont le lieu de l'affirmation de soi
dans un rapport à l'autre ; mais comme l'écrit
Lévinas, "les rapports longs nous font marcher
ensemble".
Le concept de médiation doit se concevoir dans la mise
en rapport entre un axe horizontal, celui des relations interpersonnelles,
et un axe vertical, celui d'un sens transcendantal qui oriente
les rapports longs. C'est dire que la médiation comme
projet social ne peut se contenter de forger des liens éphémères,
elle doit aussi participer à la production d'un sens
qui engage la collectivité.
Une des ambiguïtés de la notion de médiation
est qu'elle recouvre trois approches qui, bien souvent, se
superposent pour finir par se confondre.
La première concerne les usages socio-politiques du
terme et se manifeste dans les discours fonctionnels. La médiation
se présente comme moyen destiné à court-circuiter
les survivances héritées d'une organisation
figée dans son passé. Elle vaut alors comme
représentation qui utilise des outils d'expression
et des supports de communication permettant aux "importants"
de faire circuler leur vision du monde et de recueillir, éventuellement,
l'opinion de ceux qu'il s'agit de convaincre et de séduire.
De ce fait, la médiation joue une fonction idéologique
: elle apparaît comme un moyen que se donne l'institution
(juridique, politique ou culturelle) pour maintenir le contact
avec ses administrés et imposer des représentations
et des relations sociales. Le plus souvent, la médiation
du discours des dirigeants se développe par le biais
des médias : la médiatisation est alors le dispositif
social et technique par lequel les citoyens sont visés
dans l'espace public.
La deuxième approche est d'ordre théorique :
elle implique d'établir la genèse de la notion
et de choisir les points de vue, empruntés aux sciences
sociales et humaines, qui transforment cette notion du sens
commun en un instrument de pensée, c'est-à-dire
un concept. La médiation, dans cette perspective, est
alors à envisager comme un phénomène
qui permet de comprendre la diffusion de formes langagières
ou symboliques, dans l'espace et le temps, pour produire une
signification partagée dans une communauté.
Enfin, la médiation peut être examinée
comme un ensemble de pratiques sociales qui se développent
dans des domaines institutionnels différents et qui
visent à construire un espace déterminé
et légitimé par les relations qui s'y manifestent.
Ainsi, des institutions comme l'école, les médias
ou encore les entreprises culturelles peuvent être analysées
en fonction des relations interpersonnelles qu'elles autorisent.
L'exemple de l'École est à ce propos exemplaire
: peut-elle continuer à se définir uniquement
comme l'espace de transmission d'un savoir sans réévaluer
la relation spécifique enseignant/enseigné qui
resterait protégée des influences extérieures
? Doit-elle s'ouvrir à des pratiques qui suscitent
l'expression singulière des membres de la communauté
scolaire ? Cette question n'est pas simplement celle de l'ouverture
de l'École au monde social ni celle de l'innovation
en termes d'outils pédagogiques. Elle pose la question
des actes de paroles qui font sens dans le projet de formation
du sujet. Il en va de même du secteur culturel : peut-il
se limiter à être celui de la diffusion et de
la réception des formes artistiques légitimées
par le "monde de l'art" ? Ne doit-on pas inclure
dans ce domaine les pratiques sensibles ou intelligibles qui
permettent à la personne de se construire dans son
rapport à l'autre ?
La médiation culturelle : un
pont entre des pratiques sociales éclatées
La distinction et la légitimation des
pratiques sociales qui fondaient l'organisation et les valeurs
de la société moderne sont, dans cette fin de
siècle, remises en cause. Travail, action politique,
création artistique sont l'objet d'un triple désenchantement.
Ces trois domaines, constitutifs de la condition de l'homme
moderne, selon Hannah Arendt, permettent de concrétiser
l'appartenance de l'individu à la collectivité
dans le temps et l'espace de la Cité.
Le constat des changements de valeur du travail,
de l'action politique et de l'oeuvre d'art relève de
la banalité, mais cela n'enlève rien à
sa réalité. Bien entendu, ces trois domaines
de pratiques sociales n'ont pas épuisé leurs
fonctions respectives, mais les caractères qui les
distinguaient d'autres pratiques sociales comme l'engagement
social, le loisir, l'éducation, le divertissement,
etc. n'ont plus de valeur discriminante. Les frontières,
zones de contact et interfaces de ces activités sont
en déplacement. La différenciation des domaines,
tout comme la division des temps sociaux qui leur sont consacrés,
ne sont plus opératoires : ces domaines d'activités
sont autant de territoires à la dérive, en attente
de nouveaux ancrages.
L'action des pouvoirs publics, tout comme les discours sur
les pratiques de l'action culturelle, s'est développée
à partir des distinctions entre ces trois domaines,
la fonction de la culture étant de construire des médiations
entre l'individu et le groupe sur la base de cette séparation
d'activités. Il convient de réévaluer
l'action des pouvoirs publics en fonction des pratiques culturelles
et de leur légitimité. En effet, il n'est plus
possible de reproduire à l'identique les attentes,
les discours et les objectifs relatifs à la culture
et à l'art comme si rien n'avait changé dans
l'appréhension des secteurs qui donnent un sens à
ces pratiques. Une partie des discours sur les médiations
culturelles doit être repensée, et pas seulement
sur un plan interne à l'administration de la culture.
En effet, dans le phénomène de médiation,
se construisent des relations entre des espaces distincts
: si les frontières se modifient et si les espaces
s'interpénètrent, les processus qui les mettent
en contact et les relient deviennent non-pertinents.
En particulier, une des raisons qui a conduit à l'idée
de l'art comme activité autonome est à rechercher
dans la dichotomie aristotélicienne opposant l'utile
et le nécessaire, d'une part, au Beau et à la
jouissance, d'autre part. Cette opposition s'est manifestée
dans la disjonction entre le travail et le loisir - le Beau
et sa jouissance étant renvoyés dans un monde
idéal, protégé des contraintes de la
vie quotidienne. Aujourd'hui, un changement d'attitude vis-à-vis
du plaisir tiré de l'expérience esthétique
paraît nécessaire. Non seulement en raison d'une
modification des frontières entre travail et loisir,
mais également pour prendre en compte la connaissance
que procure l'expérience esthétique : connaissance
de soi, appréhension de l'intersubjectivité,
introjection des normes de comportement et d'action.
Comment aujourd'hui, dans cette triple crise du travail, de
la représentation politique et de l'art, l'individu
peut-il trouver les voies et les expressions de son épanouissement,
de sa relation à l'autre, de son inscription dans une
communauté ?
Un des objectifs de l'action culturelle conduite par les pouvoirs
publics était de promouvoir les médiations entre
deux types de progrès : le progrès technique,
le progrès culturel. Aujourd'hui, le développement,
et l'insertion diversifiée dans le social, des techniques
de l'informatique, de l'audiovisuel et des télécommunications
contribue à déplacer les frontières :
celles de la culture et de la technique ; celles des activités
privées et publiques. Le privé, la vie affective,
les témoignages sur l'intime et le roman familial de
l'homme ordinaire deviennent spectacles et se diffusent dans
l'espace public. Ce processus de déplacement ou de
condensation d'activités, ce jeu où raison et
sensible s'inversent, s'annulent ou se fondent, établissent
de nouveaux liens dans l'imaginaire social.
En particulier, les activités de formation, d'éducation
et d'expression sont affectées par les nouvelles représentations
sensibles. Les lignes de partage, les chemins de crête,
les chemins qui ne mènent nulle part - pour reprendre
le titre d'un ouvrage d'Heidegger consacré à
l'expérience de l'art -, ces fils qui servaient jusque-là
de repères ne sont plus identifiables pour dessiner
les politiques culturelles. Et pourtant, celles-ci continuent
de s'exercer selon des distinctions considérées
comme naturelles. Les oppositions, en grande partie forgées
par l'institutionnalisation des pratiques, sont pensées
comme des oppositions d'essence : culturel et socioculturel
; création et diffusion artistiques ; information et
communication ; amateur et professionnel ; Art et non-Art...
Ces couples sont des instruments dépassés de
la réflexion et de l'évaluation des politiques.
Nul doute que ces distinctions duelles, héritées
d'un découpage ancien des pratiques sociales, laissent
peu de place à une logique ternaire qui est précisément
celle de la médiation culturelle : relations entre
le sujet, la manifestation concrète et signifiante
de sa parole, le contexte de sa réception.
Réintroduire le sujet et son
expérience
La détermination de nouveaux repères, de nouvelles
valeurs ou de projets innovants à travers lesquels
la production artistique et sa diffusion produiraient du lien
social, suppose une double analyse critique : celle des illusions
perdues des années quatre-vingts et celle des changements
intervenus dans la pensée de la culture et de l'esthétique.
La définition d'un projet orienté par une volonté
politique et porté par les formes de l'expression artistique
peut difficilement ignorer les débats sur la situation
et les fonctions de l'art. Les attentes projetées sur
la médiation culturelle ne peuvent occulter les questions
de la personne, de son élaboration dans le rapport
à l'autre et des formes sensibles de son énonciation.
Les nouveaux médias proposés
par les technologies de l'information et de la communication
ne sont pas, en eux-mêmes, les moyens d'accès
à la démocratie culturelle, pas plus qu'ils
ne conduisent mécaniquement à la production
d'une nouvelle culture. En premier lieu, parce que le temps
de la technique et le temps de la culture, comme de nombreux
auteurs l'ont montré, ne relèvent pas de la
même échelle de perception. Mais surtout parce
que la question du sens de l'expression artistique, de son
inscription dans les manières de voir et de vivre le
monde, se pose en liaison avec le sens de l'expérience
humaine et la communication de sa trace sensible. Des travaux
philosophiques majeurs ont porté sur la fonction énonciative
de la culture et sur la place du langage dans la construction
du sujet (Foucault, Lévinas, Ricoeur). Certaines de
ces réflexions ont permis de renouveler la saisie conceptuelle
de la culture et de relier pratique culturelle, construction
de Soi et référence partagée du monde
(de Certeau). D'autres ont examiné le processus de
récit de l'expérience humaine dans l'interprétation
et la réception qu'en faisait celui à qui il
était adressé (Eco). En tout état de
cause, il convient de dépasser la perspective des années
d'avant et d'après-guerre où l'art s'autoproclamait
instrument de l'émancipation et de la critique, support
de la subversion et anticipation d'une société
réconciliée avec elle-même.
Un premier changement de perspective consiste à quitter
le point de vue essentialiste sur la culture qui la définit
en fonction des éléments qui la constituent
(comportement, traits collectifs de la personnalité,
oeuvres artistiques, etc.). A une approche qui évalue
la culture à partir de la nature des phénomènes,
je substituerai une interrogation sur l'interaction que ceux-ci
réalisent. Un second décentrement prolonge le
premier. Il privilégie la problématique de l'acte
de parole du sujet (l'énonciation) aux dépens
de celle de la possession d'un bien ou de l'accès à
un domaine.
Ce double changement se focalise, d'une part, autour de la
praxis, comme relation interpersonnelle, et, de l'autre, autour
de l'expérience humaine et de la construction du sujet.
Cette approche ne reconduit pas pour autant la conception
d'une culture fondée sur l'expression, la créativité
ou la prise de parole, telle qu'elle a pu se développer
dans les années soixante-dix. Cette perspective s'accompagnait
bien souvent d'un oubli de l'art, ou du moins d'un déni
de ce que les oeuvres et la production artistique peuvent
proposer comme schèmes de perception et d'expression.
La visée du sujet implique de prendre en compte ses
"manières de faire" (au sens où de
Certeau l'entendait dans L'invention du quotidien) ; cette
visée concerne également ses modalités
d'interaction dans ses rapports avec autrui. Placer le sujet
au centre du processus culturel consiste à abandonner
un point de vue philosophique abstrait sur l'Homme et à
le remplacer par un point de vue anthropologique, où
sa souveraineté se manifeste par une parole singulière
fondatrice de la relation. Cette formation discursive autour
de la construction de Soi a été renouvelée,
dans les années soixante-dix, par les thématiques
de la prise de parole, de la créativité comme
libération de soi, de l'expressivité du corps.
Dans le même temps, ce point de vue du sujet de parole
réintroduit la pensée de l'action humaine rejetée
par l'idéologie structuraliste, qui ne voulait voir
dans le mouvement de l'histoire qu'une dynamique souterraine,
résultant de forces insensibles à la volonté
humaine.
La division des langages
La réévaluation de l'art et de
l'esthétique - de leurs rapports, de leurs fonctions,
de leurs modes de réception - doit être placée
au centre de l'interrogation sur ce qui peut fonder un monde
partagé, que celui-ci se définisse comme monde
de la relation interpersonnelle ou comme monde des formes
symboliques, des valeurs et des comportements sensibles.
La prédilection apparente de notre époque pour
la culture se traduit par la multiplication des objets et
des pratiques susceptibles de bénéficier du
prédicat culturel. Le point de vue qui consiste à
délimiter un territoire, ou à délivrer
des qualificatifs restrictifs - comme le terme de socioculturel
-, relève d'une police intellectuelle qui octroie des
permis d'entrée et de séjour dans un domaine
d'élection. En réalité, cette affectation
de qualité et ce pouvoir de nomination montrent que
la culture est le lieu d'une lutte à laquelle se livrent
les sujets sociaux à travers leurs goûts et leurs
"affinités électives". Si l'on peut
parler d'une unité culturelle dans la société
divisée qui est la nôtre, une fracture s'accentue
cependant : celle qui sépare la parole de l'écoute.
Nous sommes peut-être en contact avec un même
réseau de diffusion qui nous propose les mêmes
images, les mêmes discours, les mêmes comportements.
Pourtant, les espaces de production et de circulation de la
parole des sujets sont de plus en plus réduits et fragmentés.
L'unité culturelle construite par l'école, prolongée
par la politique des établissements de diffusion artistique,
structurée par les réseaux de communication
à distance s'accompagne de la division des pratiques.
L'unité de l'écoute coexiste avec la diversité
des langages et la difficulté de leurs relations. Et
comme il n'y a pas de sujet sans parole, comme le langage
traverse le sujet de part en part, l'absence de relations
entre les paroles des sujets ne fait qu'accentuer la fracture
sociale. Il importe de dépasser les logiques duelles,
et apparemment contradictoires, fondées, pour la première,
sur l'offre en produits et en oeuvres et, pour la seconde,
sur la réponse à la demande des publics. Ces
logiques inversées sont le duplication de logiques
économiques construites autour de l'objet produit circulant
dans un marché.
Les pratiques culturelles, certes, n'échappent pas
au marché, mais elles ne se réduisent pas à
l'usage d'objets, seraient-ils qualifiés de culturels.
Et même lorsque la pratique s'élabore à
partir de l'objet, celui-ci est médiateur de désir,
d'imaginaire et de relations. Raisonner en termes d'offre
ou de demande conduit à faire l'impasse sur un processus
qui ne s'exprime pas par la formulation d'un besoin ni ne
s'achève dans sa satisfaction.
La culture, quels que soient les points de vue disciplinaires
ou idéologiques qui l'appréhendent, se présente
comme une série de médiations complexes et enchevêtrées
entre l'individu et le groupe, l'imaginaire et le symbolique,
le sujet et le monde. Elle oriente la perception individuelle,
organise les comportements, donne un sens aux expressions
subjectives et collectives en les inscrivant dans un espace
et un temps vécus en commun. Avant même de se
concrétiser dans des manifestations expressives et
des formes sensibles, la culture modèle notre organisation
de l'espace et notre construction du temps social.
Il ne s'agit certes pas de revaloriser une conception de l'art
qui surestime la créativité, l'inspiration spontanée
et l'immédiateté. La réalisation de l'expression
artistique, tout comme sa réception, sont faites de
processus qui supposent une interprétation et un travail.
La question de l'acte de parole, tel qu'il peut se manifester
dans une expérience sensible, remplace la question
: "Qu'est-ce que l'art ?" ou "Qu'est-ce que
la culture ?" par un questionnement sur les modalités
de la production et de la réception de la forme.
Les langages des groupes sociaux et leur références
culturelles sont séparés. Pourtant, il ne s'agit
pas d'accepter une juxtaposition des discours et des sensibilités
communautaires. La construction du monde social ne s'établit
pas seulement dans son intelligibilité, mais aussi
par un ajustement sensible.
La relation sensible
Je m'intéresserai en particulier à
une forme particulière de la médiation culturelle
: celle qui met en oeuvre une intention et une attention sensible
et que je qualifierai de médiation esthétique.
Pourquoi faire appel à ce terme d'esthétique
et ne pas se contenter du terme d'artistique valorisé
par l'histoire et les institutions ? Comme le pensait Hannah
Arendt, "toute discussion sur la culture doit de quelque
manière prendre comme point de départ le phénomène
de l'art" (Arendt 1972).
Pourtant, ce point de départ ne peut être, en
même temps, un point d'aboutissement. Il est nécessaire
de réévaluer l'art dans le champ de l'esthétique.
L'oeuvre d'art n'est pas le seul objet susceptible d'offrir
des médiations symboliques à l'imaginaire du
sujet : elle n'est plus la seule qui induit une expérience
esthétique. De plus, aujourd'hui, l'objet d'art ne
provoque pas nécessairement des effets sensibles sur
le récepteur (art conceptuel), l'attention et la conscience
esthétiques ne relèvent pas toujours du domaine
institutionnel de l'art.
Les oeuvres d'art sont des objets culturels par excellence,
mais la modernité a séparé l'activité
artistique des autres formes d'activité sociale. Le
domaine de la médiation sensible ne se confond pas
avec le domaine de l'art. Le produit de l'activité
artistique, l'objet d'art, se distingue certes des autres
formes du phénomène culturel présentes
dans les activités d'éducation, de loisir ou
d'organisation des relations sociales. Pourtant, une grande
part de cette distinction trouve son origine dans les conditions
de production et dans les modalités de diffusion de
l'oeuvre.
Le langage artistique, c'est-à-dire la conjonction
d'une attitude de l'esprit (une intuition, une opinion, une
vision du monde) et d'une technique d'intervention sur un
matériau (la voix, le corps, l'espace, la toile, etc.)
s'est propagé dans le monde social. Le phénomène
esthétique ne se manifeste plus seulement dans le monde
de l'art, il concerne de multiples domaines de l'activité
et de l'expérience humaines. Les formes artistiques
ne sont plus seules à témoigner de la vie psychique,
à mettre en jeu l'imaginaire, à mobiliser les
affects, à produire de la jouissance esthétique.
Il convient également de réfléchir sur
les médiations qui empruntent à l'expérience
artistique sa capacité d'influencer notre perception,
de conditionner notre imaginaire, de mobiliser nos émotions
et notre implication affective.
La rhétorique de la médiation
: le contact, le lien, la brèche
Notre société contemporaine,
avec le développement des techniques d'information
et de communication, multiplie les possibilités de
rencontres et d'échanges entre les individus, entre
eux et leurs productions, entre les diverses communautés.
En même temps, cette circulation généralisée
des personnes, des biens, des valeurs, fragilise les liens
et les relations qui unissaient les membres de la communauté.
Je me servirai des métaphores du contact, du lien et
de la brèche pour éclairer le jeu des relations
qui fondent la dynamique de notre société.
J'envisagerai le contact, non comme la fusion ou la juxtaposition
de sensibilités, mais au contraire comme ce qui permet
d'établir une proximité, tout en maintenant
la distance. La notion de contact est à mettre en rapport
avec le concept de tact, et pas seulement pour des raisons
d'étymologie. Le concept de tact est, en effet, fondamental
pour les sciences de l'esprit, "il est aussi bien mode
de connaissance que mode d'être" (Gadamer 1996).
Le tact, qui relève d'un processus de formation esthétique
et historique, est ce qui permet de prendre du recul par rapport
à soi-même et de s'ouvrir à l'altérité.
Le tact, pour la pensée humaniste, est ce qui introduit
au sensus communis, et se manifeste comme "vertu sociale
de contacts".
La notion de lien est le fondement même de l'analyse
sociologique, dans la mesure où les individus participent
d'une collectivité, d'une part, en nouant entre eux
des liens matériels, symboliques et imaginaires et,
d'autre part, en étant déterminés par
les liens que la culture du groupe installe à leur
insu.
Les sciences sociales ont proposé de nombreuses réponses
à l'origine du lien social : contrainte, contrat, besoin
de reconnaissance et de solidarité, etc. La sociologie,
au début du XXème siècle, s'est construite
sur la description et l'analyse des liens sociaux qui contribuent
à produire les formes sociales. Si, aujourd'hui, le
thème du lien social devient l'analyseur de la crise,
n'est-ce pas précisément parce que sa nature
fait intervenir l'ensemble des facteurs qui donnent un sens
à une société ? La société
moderne n'a eu de cesse de remplacer les liens communautaires
par des liens idéologique, politique et culturel. Une
des raisons profondes de la mise en place d'une politique
culturelle de l'État, en France, avec la Vème
République, a été la volonté de
Malraux de substituer à ce qu'il appelait les "chimères"
- de la Démocratie, de la Gauche, du Nationalisme -
le mythe culturel, dont la vocation était de rassembler
les citoyens par les liens que réaliseraient le contact
direct et le face-à-face avec l'oeuvre artistique.
Enfin, la brèche comme rupture est un des fondements
des pensées du "soupçon" qui se sont
développées à la suite de Marx, Nietzsche
et Freud. Le contrat entre le mot et le monde a été
brisé et, selon l'expression de George Steiner, "les
grandes mythologies de la raison subversive et ironique",
forgées par Nietzsche, puis par Freud, se nourrissent
de cette brisure (Steiner 1989). Une des idées fortes
exprimée par la littérature et l'art du XXème
siècle est celle de la dissolution du tissu, du texte,
du temps vivant qui liaient les hommes entre eux.
Il est une autre dimension potentielle de rupture
qu'il faut évoquer à propos de la médiation
: celle qui peut être réalisée dans l'expérience
esthétique. L'expérience esthétique serait
amputée d'une de ses fonctions sociales si elle se
limitait à établir un lien entre l'expérience
de soi et l'expérience sensible. La coupure comme programme
à l'oeuvre dans la médiation esthétique
se situe dans une propédeutique de l'écart.
L'expérience esthétique est aussi un temps de
confrontation avec des modèles d'action qui se développent
dans le récit artistique : entre les liens prescrits
par l'impératif juridique et les normes de socialisation
imposées par les institutions, l'art introduit un jeu,
par le biais des comportements qu'il met en scène.
Dès lors, l'oeuvre affecte la conscience réceptive
et produit une perception cognitive. C'est en particulier
la fonction des grands romans d'apprentissage de proposer
des cadres d'identification et de projection qui sensibilisent
à l'expérience de l'autre.
Les figures conjuguées du contact, du lien et de la
brèche peuvent aider à construire une rhétorique
de la médiation culturelle. En effet, saisie comme
processus qui refuse la séparation objet/sujet, la
médiation de la culture ne vaut que dans le jeu entre
la rationalité de l'objet et la sensibilité
du sujet. Dans l'écart entre sujet et objet, qui ne
saurait se réduire qu'au prix d'une confusion et d'une
identification à l'objet, négatrice des différences,
se développent la liberté et la subjectivité
de la personne. La médiation culturelle, sauf à
perdre son identité de processus, ne peut ni se limiter
à l'oeuvre artistique ni contraindre les pratiques
culturelles à demeurer dans des territoires de légitimité
déterminés une fois pour toutes. Que ce soit
à propos du signe, du langage ou encore du sujet, l'usage
de ces trois métaphores rompt avec la pensée
duelle qui oppose sensible et intelligible, individu et société,
forme et contenu, essence et substance, mot et chose, sujet
et objet...
Ces trois figures du contact, du lien et de la brèche
illustrent le jeu qui fait converger raison et sensibilité
: elles sont, me semble-t-il, constitutives des relations
esthétiques. En premier lieu, la poièsis, comme
production d'images, de textes, de sonorités, d'espaces
ou de mouvements, met en contact des éléments
et des matériaux distincts, elle les relie dans une
continuité de temps et d'espace, elle les sépare
par des intervalles. En second lieu, l'attention et la réception
esthétiques, de leur côté, favorisent
la résonance des images, construisent des liens entre
des impressions, établissent une distance entre le
sujet et l'objet et organisent la rupture comme objectivation
de la sensibilité. Les métaphores du contact,
du lien et de la brèche indiquent comment les subjectivités
nouent des relations par la médiation des objets et
des processus culturels.
Le contact, le lien et la brèche sont sans aucun doute
des modalités de la relation qui trouvent leur forme
d'achèvement dans l'objet d'art : les effets sur le
récepteur opèrent par la capacité de
l'objet à attirer son attention sensible ; à
produire une relation durable qui transcende le contexte de
sa production ; enfin, à rompre les mécanismes
habituels de la perception et de signification. Si la considération
de la médiation culturelle conduit nécessairement
à faire de l'expérience esthétique le
fondement du processus, c'est en raison même de sa nature.
En effet, quelles que soient les conceptions théoriques
de l'expérience esthétique, celle-ci intervient
comme médiation : entre la réalité sensible
et la réalité suprasensible du monde des Idées
(Platon) ; entre connaissance sensible et connaissance rationnelle,
entre raison pratique et raison logique (Kant) ; entre expérience
de communication et contemplation solitaire (esthétique
négative d'Adorno).
La question qui nous est posée est autant celle du
contenu de la médiation que des domaines d'activité
qu'elle met en relation et des supports matériels qu'elle
utilise. Non que les contenus soient devenus secondaires,
au contraire. La médiation culturelle n'est pas transmission
d'un contenu préexistant : elle est production du sens
en fonction de la matérialité du support, de
l'espace et des circonstances de réception... Et il
s'agit moins de prévoir un monde de médiations
généralisées que d'introduire la pensée
de la médiation dans le rapport entre les techniques,
matérielles ou intellectuelles, et leurs usages sociaux.
L'horizon d'attente de la médiation
Le phénomène de médiation
ne peut être examiné qu'en fonction de l'"à-présent".
Le recours à l'instance du présent, à
sa mémoire, n'est pas le tribut payé au discours
de la modernité, il est le fondement même de
la problématique de la médiation culturelle.
En effet, la relation aux processus culturels et aux objets
artistiques s'établit en fonction d'une expérience
temporelle vécue. La visée d'un arrière-plan
d'attention particulière met en oeuvre le concept d'horizon
d'attente construit par la théorie de la réception
esthétique (Jauss 1978).
Marc Power • Vicious Freedom 2004
L'aspiration et l'attente implicites vis-à-vis
de l'oeuvre artistique relèvent d'une attitude mentale,
en quelque sorte "transsubjective" : elle est commune
à l'auteur et au récepteur de l'oeuvre. La considération
de ce concept - élargi à des objets culturels
autres que celui d'oeuvre artistique - a pour intérêt
de saisir les effets du processus culturel à partir
d'un système de références et d'appréciations
formulables au moment où il se réalise. Ce système
se comprend à partir des relations entre trois facteurs
: l'expérience que le public a du domaine ou du genre
dont il relève ; les codes, les thématiques
et les formes que le processus met en oeuvre ; et enfin, l'opposition
mouvante entre monde imaginaire et réalité quotidienne.
L'horizon d'attente n'est en rien un cadre pré-construit
qui s'imposerait à tous : il est le produit de sensibilités,
de comportements, de modes de perception propres à
une communauté culturelle. Le concept d'horizon d'attente
impose d'analyser la culture par le biais d'une expérience
esthétique appréhendée par les effets
sensibles et imaginaires sur le destinataire. Cette relation
entre le phénomène et celui qui en jouit vaut
comme un "contrat social". Ce point de vue introduit
la notion d'écart esthétique et permet de comprendre
comment un genre, un objet, une oeuvre peuvent entraîner
un changement d'attitude allant à l'encontre d'expériences
familières ou renouvelant l'expérience commune.
Ce changement, qui rompt avec la perception et l'expérience
immédiates, donne à l'expérience esthétique
une fonction cognitive.
La médiation culturelle est processus du temps présent.
Qu'elle se présente à partir d'une énonciation
singulière ou en interlocution à la parole de
l'autre, elle doit laisser, à chaque instant, la possibilité
d'une faille qui autorise l'émergence de l'innovation,
ou de la trouvaille. Par elle, entre autres, l'avenir pourrait
bien ne pas devenir un temps homogène et vide. La fonction
de la médiation de la culture consisterait alors moins
à faire advenir l'avenir ou à l'annoncer que
de maintenir le contact entre hier et aujourd'hui.
Jean
Caune est
professeur à l'université Stendhal de Grenoble
et chercheur au Gresec. Après avoir exercé une
activité de responsable culturel, il a publié
des ouvrages et des articles autour de l'action culturelle
et de la représentation théâtrale. En
particulier : Acteur/spectateur, une relation dans
le blanc des mots , Nizet, 1997, et La culture
en action. De Vilar à Lang, le sens perdu , PUG réédition 1999.
Article
initialement publié et disponible sur le site du Gresec
Retour
à la Culture
Retour au sommaire
|