Alexandre Soljenitsyne, Mort d'un Géant
Par Georges Nivat
Alexandre
Soljenitsyne, mort dimanche 3 août d'une crise cardiaque à son domicile
moscovite, est une de ces grandes voix où il est vain de distinguer la
part de l'art et celle du combat. Comme Tolstoï en Russie, comme
Voltaire ou Hugo en France il appartient aux lutteurs, aux
"dissidents", incarnant le refus de la société injuste dans laquelle
ils vivaient, une résistance au nom de quelque chose d'imprescriptible.
Tolstoï refusait la société d'Ancien Régime, fondée sur l'inégalité et
voyait dans le moujik méprisé l'incarnation d'une vie accordée à Dieu.
Soljenitsyne incarna le refus du communisme, athée et totalitaire.
Tolstoï dans Qu'est-ce que l'art ? subordonnait l'art à l'action,
Soljenitsyne, dans son discours du Nobel, subordonne l'art à la triade
platonicienne du Vrai, du Bon et du Beau. Ni l'un ni l'autre ne
comprennent "l'art pour l'art" : "J'avais affronté leur idéologie, mais
en marchant contre eux, c'était ma propre tête que je portais sous le
bras", écrit Soljenitsyne dans Le Chêne et le Veau, en 1967.
Comparer
Tolstoï et Soljenitsyne donne la mesure de la distance entre les deux
siècles qu'ils marquèrent : Tolstoï dissident continue d'habiter sa
gentilhommière, il publie en Russie la version expurgée de
Résurrection, et à Londres la version non censurée. Soljenitsyne écrit
L'Archipel du goulag dans une cahute au fond de la forêt, planque le
manuscrit en différentes cachettes ; fait publier le livre à Paris sans
jamais avoir vu le texte intégral… D'ailleurs, si l'épopée historique
de Soljenitsyne, La Roue rouge (1971-1991), fait penser à Guerre et
Paix, on y remarque avant tout la polémique avec Tolstoï. Celui-ci
apparaît dans le premier "nœud", comme un sage vieillard auquel le
jeune héros encore lycéen, Sania Lajenitsyne, qui est un peu le père de
l'écrivain, rend visite à Yasnaïa Poliana pour lui poser la question
"Pourquoi vivons-nous ?" La réponse est : "Pour aimer !" "Oui, mais il
n'y a pas que de la bienveillance sur terre", rétorque le lycéen. "Le
vieillard eut un profond soupir. C'est parce que les explications qu'on
donne sont mauvaises, impénétrables, maladroites. Il faut expliquer
avec patience. Et on sera compris. Tous les hommes naissent doués de
raison" (août 1914). |
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L'écrivain
russe Alexandre Soljenitsyne, en visite à Paris en avril 1975 pour
présenter la traduction française de son livre "Le Chêne et le veau". |
A
ce rousseauisme foncier de Tolstoï, le roman de Soljenitsyne répond que
l'homme se choisit librement bon ou mauvais. Ce que dit à sa façon un
des proverbes qui ponctuent La Roue rouge comme les strophes du chœur
dans la tragédie grecque : "Le mot de l'énigme est bref, mais il
contient sept verstes de vérité." Soljenitsyne croit à l'action
individuelle, même contre le monstre totalitaire. Il croit à la volonté
de l'homme, à son choix personnel entre le bien et le mal, à ce qu'il
appelle "l'ordre intérieur". L'axiologie domine toute son œuvre, et
elle commande au style, au genre, à la tactique. Tolstoï voulait un
christianisme rationnel, un personnage de Soljenitsyne, l'Astrologue,
(comme le Védéniapine du Docteur Jivago inspiré par le philosophe
Fiodorov), démontre aux jeunes gens venus le consulter que le
christianisme est absolument déraisonnable, parce qu'il place la
justice au-dessus de tout calcul terrestre.
Au cœur de cette
œuvre, une mission : "Je n'ai pas accès aux bibliothèques publiques,
dit Gleb Nerjine, les archives me seront sans doute fermées jusqu'à ma
mort. Mais je trouverai bien dans la taïga une écorce de pin ou de
bouleau. Mon privilège, nul espion ne me l'ôtera : le cataclysme que
j'ai éprouvé dans ma personne, et vu chez les autres, peut me souffler
pas mal de trouvailles sur l'histoire." Les chartes sur écorce de
bouleau des fouilles de Novgorod permettent de reconstituer l'histoire
quotidienne d'avant les Mongols. Au "pays du mensonge triomphant" dont
parle Ante Ciliga, Soljenitsyne ambitionne, dans la clandestinité, de
reconstituer sur ses fiches l'histoire vraie de l'esclavagisme
soviétique.
Son œuvre se divise en deux grandes cathédrales
d'écriture. La première, ce sont les écrits du goulag, centrés sur la
condition humaine dans la "petite zone" du camp ou dans la "grande
zone" de la société totalitaire. La seconde est centrée sur l'histoire
de la Russie d'avant le désastre, d'avant 1917, et elle forme un
ensemble de plus de 6 600 pages, intitulé La Roue rouge et sous-titré
"Récit en segments de durée". Pratiquement tous les écrits de
Soljenitsyne s'inscrivent soit dans l'une, soit dans l'autre de ces
massifs. Une autre particularité de l'œuvre est la structure très
ramassée dans le temps, l'économie spartiate des ornements, la
réduction de l'action à des instants décisifs, que le physicien
Soljenitsyne baptise "nœuds". Pas de mûrissement dans la durée, pas de
lente "éducation sentimentale", pas de "temps retrouvé" mais des
destins happés à l'instant où l'homme révèle son essence dans un tout
ou rien qui fait penser à la philosophie existentialiste de Sartre. Au
demeurant le "chronotope" favori de Soljenitsyne ressemble à un "Huis
clos" : cellule de prison ou chambrée d'hôpital.
Mais
au-delà de l'espace carcéral, il y a chez Soljenitsyne le cosmos,
l'échappée vers la création infinie de Dieu. Et la seule comparaison
qui rende vraiment compte de cette poétique de l'enfermement et de
l'échappée, c'est La Vie de l'archiprêtre Avvakoum, le grand résistant
religieux du XVIIe siècle, brûlé vif à Poustozersk après avoir été
confiné dans une fosse de glace. Le dialogue de Soljenitsyne avec le
Créateur, dans Le Chêne et le Veau, fait souvent penser à la Vie
d'Avvakoum.
L'autarcie morale est une règle que Soljenitsyne a
empruntée aux stoïciens, méditée au camp. Les règles qu'observe Ivan
Denissovitch sont la traduction en langage bagnard de la philosophie de
Marc-Aurèle : sois toi-même, ne dépends pas des autres. "Le vrai goût
de la vie, on ne le trouve pas dans les grandes choses, mais dans les
petites" (La Main droite). Dans L'Archipel est célébrée la prison, un
lieu de redécouverte du cosmos par le reclus.
On découvrit qu'un
nouvel écrivain était né en décembre 1962 lorsque parut le n° 11 de la
revue Novy Mir. Une journée d'Ivan Denissovitch fit le tour du monde en
quelques semaines. C'était la levée d'un tabou, c'était un récit qui
mariait le jargon des "zeks" avec les trois unités du classicisme.
"Ivan Denissovitch, vous voyez bien que votre âme demande à prier Dieu.
Pourquoi vous ne lui permettez pas de le faire?, dit à Ivan Aliocha,
son voisin de châlit. En liberté, les ronces achèveraient d'étouffer le
peu de foi qu'il vous reste. Réjouissez-vous d'être en prison."
Extraordinaire est le défilé d'humanité que l'on trouve dans ce récit
sur une journée ordinaire au bagne : exploiteurs, privilégiés,
désespérés, filous et naïfs…
Il
s'agit d'une poétique de la prison, que nous retrouvons dans Le Premier
Cercle, dont le titre se réfère à La Divine Comédie, de Dante. Les
sages ici sont des savants-captifs que le pouvoir a envoyés dans une
prison-laboratoire afin de les faire travailler à des machines secrètes
telles qu'un déchiffreur de la voix humaine (qui démasquera les
traîtres). Ce sont des "privilégiés", mais leur labeur asservira les
autres. Ont-ils le droit de monnayer leur âme au tyran ? Leurs débats
portent sur le tyrannicide, mais le concierge aveugle Spiridon, qui
représente la sagesse populaire, sans avoir lu Thomas d'Aquin, détient
la réponse : "Le chien-loup a raison, le cannibale pas !"
LA MINIATURE ET LES FORMES BRÈVES
La
simple héroïne Matriona, Stiopa dans Le Pavillon des cancéreux, le
simple soldat Blagodariov dans La Roue rouge détiennent le même secret.
Là est le moteur de l'ironie soljenitsynienne : le sage cherche, mais
l'humble a déjà trouvé… "Nous tous qui vivions à côté d'elle n'avions
pas compris qu'elle était ce juste dont parle le proverbe et sans
lequel il n'est village qui tienne. Ni ville. Ni notre terre entière"
(La Ferme de Matriona). Le Premier Cercle a connu plusieurs versions ;
Soljenitsyne a d'abord "émoussé" son texte, pour lui laisser une chance
d'être publié en URSS, puis il l'a "aiguisé", par exemple avec le thème
des "nouveaux décembristes" : les décembristes étaient les conjurés de
1825 qui finirent pendus ou déportés. Soljenitsyne avait déjà intitulé
ainsi une de ses pièces (il a commencé au camp par composer un poème et
une pièce en vers).
Le héros du Pavillon des cancéreux, Oleg,
est un "zek" typique, méfiant et cabochard, et le voici confronté au
monde libre, représenté par un échantillonnage de huit autres malades
de son pavillon, tous frappés par le cancer. Soljenitsyne prolonge le
Tolstoï de La Mort d'Ivan Ilitch, et le Tchekhov d'Une morne histoire.
L'apparatchik Roussanov, confronté à la mort, voudrait encore
bénéficier de ses privilèges, mais, dans un saisissant cauchemar, il
revoit une de ses victimes qui s'est noyée. Un simple camionneur qui a
sillonné tout le pays, une femme de charge allemande déportée, des
femmes médecins harassées, un ancien académicien devenu garçon de
bibliothèque pour sauver sa peau, un Ouzbek muet dans sa douleur, c'est
toute la société soviétique qui est là.
Soljenitsyne aime la
miniature, et les formes brèves. Les Miettes en prose encadrent
chronologiquement son œuvre. Contemplant un vieux seau, il sent affluer
le souvenir de la guerre. Arpentant le village natal de son poète
préféré, Serge Essénine, il s'écrie : "Quel alliage de talent le
Créateur a-t-il jeté ici, dans cette isba, dans ce cœur de jeune paysan
bagarreur! Mais en vain, car cette beauté russe, depuis mille ans, on
la foule aux pieds et on l'ignore…" Mais le destin a contraint
l'écrivain à élaborer des fresques gigantesques.
Une
image organise secrètement son "encyclopédie de l'esclavage soviétique"
: l'archipel grec fut le berceau de notre civilisation, l'archipel des
camps est notre nouvelle civilisation. Soljenitsyne établit la
chronique des camps, avec leurs révoltes de 1953-1954, avec leurs
guerres entre droits communs ralliés au pouvoir et les autres. Il est
l'ethnologue de la tribu nouvelle des "zeks" et l'hagiographe des
nouveaux martyrs. L'Archipel est aussi une confession personnelle de sa
propre expérience, une prière, une déploration. Et aussi une
confrontation avec un autre "poète" du goulag, Varlaam Chalamov.
Soljenitsyne veut montrer la "sainteté" derrière les barbelés. Monument
de la littérature du XXe siècle, L'Archipel du goulag est une
dénonciation de la fabrique d'inhumain.
La deuxième fresque est
étroitement reliée à la première. Gleb Nerjine, le héros du Premier
cercle, a entendu dès 1931, lors des premiers procès staliniens du
"Parti industriel", le "tocsin" de l'histoire. Un tocsin qui retentit
au long de La Roue rouge. Les dix jours de l'encerclement et de
l'écrasement de l'armée du général Samsonov, l'assassinat du premier
ministre Stolypine, à Kiev, en 1911, un gigantesque flash-back,
alternance de scènes civiles, une Russie méridionale, active et
prospère, qui correspond à la famille maternelle de Soljenitsyne, les
Tomchak, tornades de fausse rhétorique à la Douma : La Roue rouge
étreint une masse de faits, rapportés parfois minute par minute.
L'ouvrage
pèche par un certain didactisme, la poésie de l'auteur est à son sommet
dans les grandes scènes guerrières, dans l'attente du combat, les
effets de stéréoscopie sont ici extraordinairement amplifiés. Deux
symboles structurent le tout, celui de l'aire à battre le blé et celui
de l'arène du cirque où l'acrobate monte au poteau central sous les
projecteurs. Le premier, venu de l'Évangile, représente la Russie
paysanne passant par le supplice du tri des âmes, le second représente
la Russie révolutionnaire, opérant ses acrobaties effarantes sous l'œil
du monde.
LE HARNAIS DE L'HISTORIEN ET LES FLÈCHES DU PUBLICISTE
Peut-on
extraire de cette immense fresque un message central? Les héros sont
entravés par leur vie privée, le mensonge, l'hystérie collective. Si
message il y a c'est que la justice au sens aristotélicien du mot est
perdue, les quatre vertus cardinales du Moyen Age sont perdues, la vie
bonne est perdue. "La Russie avait l'air tellement harmonieuse, et
unie. Mais voici que des parties autonomes se sont mises en mouvement.
Et tout à coup il y a du nouveau au-dessus de la terre russe : l'esprit
de vilenie, on respire mal; et les gens n'avancent plus qu'en regardant
derrière eux." Les héros se consument intérieurement, tout s'effondre
sous les pas, "la vie était en suspens quelque part, à l'écart de lui
comme d'elle, dans un état où il était impossible de distinguer le
commencement et la fin, les causes et les conséquences".
Ce
grand livre poétique et didactique à la fois, lui aussi, reste en
suspens. Si le regard d'auteur reste étonnamment précis, le
grossissement est tel que l'échelle des choses se perd. Ce n'est pas
l'échec d'un livre, mais plutôt l'égarement d'un explorateur qui
croyait tenir le cap et qui, dans un immense afflux de documents,
d'images, de visages, a vu l'étoile nochère s'éloigner. Génial échec
littéraire, en somme.
L'œuvre de polémiste, d'abord le long duel
avec le pouvoir soviétique, marqué par la proclamation "Vivre hors du
mensonge !" puis l'exil, avec le Discours de Harvard, une mise en garde
adressée aux Américains, et qui les irrite, et en 1990, un programme
d'action : "Comment réaménager notre Russie ?", enfin les encycliques
émises après le retour en Russie, vitupérant la fausse démocratie,
prônant une nouvelle Russie des zemstvos, comme du temps de Tchekhov…
Soljenitsyne reprend en 2001 le harnais de l'historien et les flèches
du publiciste : il livre sa nouvelle enquête sur Deux siècles ensemble,
une histoire de la cohabitation des juifs et des Russes. Il ne pouvait
trouver meilleur bâton pour se faire battre, et se fit battre.
"J'aurais
aimé éprouver mes forces à un sujet moins épineux, mais je considère
que cette histoire – à tout le moins l'effort pour y pénétrer – ne doit
rester une zone interdite." Fourmillant de faits (tous de seconde main,
surtout empruntés à l'Encyclopédie juive Brockhaus Efron de 1913), le
livre n'est pas un travail d'histoire, plutôt une grande esquisse
inspirée par l'idée que les deux peuples, en dépit d'une rancune
mutuelle (Soljenitsyne voit surtout la juive !), ont connu deux siècles
de liens étroits, auxquels le nouvel exode juif a mis fin.
Ame
juive et âme russe devaient se rencontrer, "il y avait là quelque chose
de providentiel." Didactique et prophétique, portée vers les formes
courtes du poème en prose, mais emportée vers les formes les plus
longues qui soient, l'œuvre de Soljenitsyne reste paradoxale et
évidente. Durant ses quinze dernières années, il a connu le sort d'un
"classique vivant", mais la fougue juvénile ne le quittait pas, non
plus que l'ambition de corriger la société.
Le vieux,
l'infatigable lutteur lançait avec Deux siècles ensemble son dernier
défi à la "tribu instruite" de la fausse intelligentsia qu'il
brocardait depuis longtemps. Une fois de plus il tentait d'embrasser le
réel, de le pétrir, de l'interpréter. Une fois de plus les esthètes ont
fait la fine bouche, mais cet entêtement de lutteur fait de lui la plus
grande voix du XXe siècle russe et européen, que l'on ajoute "hélas" ou
pas.
Georges Nivat est historien de la littérature russe et traducteur de Soljenitsyne
CHRONOLOGIE
11 décembre 1918. Naissance à Kislovodsk, dans le Caucase. 9 février 1945. Mobilisé depuis 1941, il est arrêté pour avoir critiqué Staline et est envoyé au goulag. 5
mars 1953. Libéré le jour de la mort de Staline et relégué en Asie
centrale jusqu'en 1956. Réhabilité, il s'installe à Riazan, à 200
kilomètres de Moscou. 1962. Publication dans la revue Novy Mir d'Une journée d'Ivan Denissovitch. Est admis à l'Union des écrivains. 1967. Le Pavillon des cancéreux interdit de publication. 1970. Prix Nobel de littérature. 1972. Parution à Paris d'Août 14 et l'année suivante de L'Archipel du goulag, en russe. 1974.
Arrêté par le KGB, il est proscrit. S'installe en Suisse, puis aux
Etats-Unis, à partir de 1976. Ecrit la fin de L'Archipel du goulag,
commence La Roue rouge. 1989. L'Archipel du goulag commence à paraître dans Novy Mir. 1990. Retrouve la nationalité soviétique. Publie Comment devons-nous réaménager notre Russie ? 1994. Retour en Russie en mai. 2001. Premier volume de Deux cents ans ensemble. 1795-1995 qui suscite une polémique sur l'antisémitisme. 2007. Prix d'Etat. 2008. Aime la Révolution !
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