"S'aimer soi-même, comme un étranger"
Par Bejah Traversac
J'emprunte ce titre, chargé de sens, à Jean-Michel Hirt (1), mis en
exergue de son livre Les infidèles qui m'a beaucoup appris et surtout
m'a éclairée sur le sens de l'être et de son rapport à l'autre en soi
et l'autre hors soi.
Je
choisis de parler ici des unions interculturelles parce que dans ce qui
nous occupe sur le dialogue des cultures, il me semble que l'union
interculturelle est, dans la majorité des situations, l'un des pôles
les plus irréductibles à la clôture sur soi et ceci du fait même qu'il
est un lieu affectif de la rencontre entre les cultures. Même si
l'union interculturelle se présente, dans de nombreuses sociétés, comme
une entrée par effraction du couple dans les deux milieux d'origine,
elle est aussi l'entrée, pour chaque membre du couple, dans une autre
terre, celle qui matérialise le départ d'un lieu et l'arrivée ailleurs,
celle qui se cultive de renoncements et de découvertes, de ruptures et
de retrouvailles. C'est un lieu où s'entremêlent les héritages, un lieu
du déplacement. C'est aussi une ère de passeurs, les passeurs d'amour
et de mots, le pays de ses présences multiples tragiquement absentes
des sociétés qui se veulent closes, monolithiques, endogames, mais qui
ne peuvent jamais l'être tout à fait. L'union interculturelle est
dépositaire d'un legs qui met au jour la part aliénée du rapport qu'ont
édifié toutes les sociétés avec la matrimonialité et ce qu'elles en
projettent, non seulement dans leur vision des deux sexes mais aussi
dans la hiérarchie et le sens qu'elles confèrent à l'ensemble de leurs
rapports, à leurs valeurs, à leurs comportements envers l'étranger, ce
miroir dans lequel on refuse de voir son reflet, cet "autre-autre",
quintessence de la différence, méprisé et craint, inaccessible,
inconcevable dans le lit de la fille, de la sœur… quand il est de sexe
masculin.
Alors, l'union interculturelle, du fait même qu'elle
est ce révélateur, est également un espace de médiation où se négocie
et se transforme, par un aller-retour permanent, la distance culturelle
objet de tant d'effrois. C'est certes une terre de dissidence, de
rébellion contre les archaïsmes et contre le sort que ceux-ci réservent
à l'étranger intérieur - dont la figure de la femme est l'icône - et à
l'étranger extérieur - celui dont la langue, la peau, l'histoire sont
différentes, mais les terres de dissidence ne sont-elles pas souvent
celles de la renaissance, de la vitalité, de l'élection… ?
Le
"passage à l'acte" de femmes musulmanes ou d'origine musulmane de plus
en plus nombreuses, hors de leurs pays d'origine, qui contreviennent
aux lois du groupe de naissance, leur choix de donner à l'étranger une
place première auprès d'elles, de lui donner l'hospitalité de leurs
jours, de leur corps, de donner à leurs enfants le nom de l'étranger,
de consentir à la rupture de tous les liens avec leurs affiliations
d'origine, ces femmes ont choisi de faire passer l'instinct de vie,
avant les dogmes mortifères.
En choisissant l'autre étranger
en elles, elles récusent les identités statufiées, le gel des relations
humaines dans un modèle sans prise avec le réel, avec la diversité du
monde, avec ce dialogue qui, aujourd'hui plus que jamais, se nourrit
aussi et peut-être surtout des infinis visages de la rencontre.
(Extrait d'Amours Rebelles - B. Traversac - Chèvre feuille étoilée 2005)
"La
constitution d'un couple est l'événement-étincelle qui fait apparaître
les racismes les plus camouflés, les plus inconscients (2)." disait
Albert Jacquard. Ceux qui nous mettent face à la peur de l'autre et de
nous-mêmes ; ceux qui provoquent nos dénonciations et nos colères
devant le refus du dialogue, de la métamorphose, du risque de l'autre.
L'union interculturelle, c'est ce continent où l'autre n'est pas tout à
fait autre, pas tout à fait étranger, où les liens se fondent sur une
réciproque traversée, un mutuel passage de chaque côté du pont, ouvrant
l'espace de l'hospitalité des cultures, des langues, des territoires
physiques et symboliques... En fait, un lieu où s'arraisonne
l'ailleurs, où l'éloignement se fait jonction, où la différence est
destination parce que justement ces unions sont le signe de
reconnaissance du dedans et du dehors, de l'autre en soi, de soi en
l'autre, un voyage quotidien dans l'altérité.
Depuis la nuit des
temps, il s'est trouvé des hommes et des femmes, acteurs et témoins de
leurs époques, qui ont transgressé les interdits de leurs sociétés et
ont inscrit à jamais dans l'histoire des peuples, la marque du
multiple, de l'ailleurs. Ces unions, sont ce franchissement, cette
échappée hors des frontières, la continuité des pérégrinations
millénaires des êtres humains.
Etre enfant''mixte''
Peut-être
est-ce leur état d'enfants "mixtes" qui permet à Chems et Nabila
d'avoir cette approche dénuée de toute immobilité identitaire.
Peut-être est-ce par, ce que Nina Bebérova appelle "un cadeau du
destin, le privilège d'avoir deux origines" (3), que résonnent en elles
l'universelle musique qui réunit en soi le monde. Tenant à distance les
îlots des particularismes, elles parlent en surplomb, conscientes que
toutes les cultures sont composites, enchevêtrées depuis la nuit des
temps et qu'elles sont, elles, des traversières se déplaçant aux
intersections de ces cultures métisses. Eaux vives mêlées, elles ne
désignent pas la différence elles s'en emparent comme "d'un butin de
guerre" pour la réinventer et la vivre en signes multiples.
"Avoir
un double horizon, en tout", cette phrase de René Depestre (4) leur
convient bien, elles qui veulent déborder toutes les étroitesses, qui
veulent partout être "chez soi et chez autrui", comme elles sont au
cœur de leurs appartenances, non dans des maisons d'exil, mais dans des
demeures où toujours il y a quelque fenêtre à ouvrir, quelque soleil à
débusquer, quelque main à tenir, un art du vivre ensemble. Plus "larges
que la mer", leurs paroles nomades ont le goût du dépassement. Comme si
ce regard cosmique qu'elles jettent sur leur "créolité" et sur celle
qui se construit chaque jour de par le monde, leur tenait lieu de guide
pour aborder les territoires des autres. […] (Extrait d'Amours rebelles)
1. Les Infidèles, Grasset, 2003. 2. Albert Jacquard - généticien, dans sa préface au livre d'Augustin Barbara "Les couples mixtes" Bayard 1993. 3. Ecrivaine russe aujourd'hui décédée, dans "C'est moi qui souligne" Actes Sud - 1989. 4. Ecrivain et poète Franco-Haïtien.."
Août 2009
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