Inscrire l'Internet au patrimoine de l'humanité
Par Charles de Laubier
Tant qu'il en est encore temps.
L'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la
culture (Unesco) serait bien inspirée d'inscrire l'Internet – avec un
grand "I" – sur la liste du patrimoine mondial de l'humanité.
Cette reconnaissance universelle distingue tout bien culturel ou
naturel digne de figurer sur la liste recensant l'"héritage du passé,
dont nous profitons aujourd'hui et que nous transmettons aux
générations à venir". La convention de l'Unesco a d'ailleurs vu le jour
en même temps que l'Internet, au début des années 1970. Aujourd'hui,
plus de 180 Etats dans le monde l'ont ratifiée. C'est autant de pays
qui sont aussi aujourd'hui parties intégrante du "réseau des réseaux".
Alors que l'année 2010 marque le franchissement de deux seuils
historiques – à savoir celui des 2 milliards d'être humains ayant accès
à Internet par un réseau fixe et du 1 milliard s'y connectant à l'aide
d'un téléphone multimédia ou smartphones (sur 5 milliards de personnes
dans le monde utilisant un mobile) –, il serait temps de reconnaître
l'Internet comme un patrimoine mondial à sauvegarder.
Il y a urgence car l'Internet historique, né il y a quarante ans,
pourrait être amené à disparaître au profit de réseaux entièrement
dédiés à des "services gérés" par les opérateurs télécoms et les
fournisseurs d'accès. Là où le principe fondateur de la neutralité du
Net – garantissant à tous un accès aux contenus et services disponibles
sur le Web – faisait jusque-là l'unanimité, l'orientation vers une
"régulation du trafic" et un "traitement différencié des flux" semble
désormais prendre le dessus. L'Internet ouvert tel que nous l'utilisons
encore aujourd'hui pourrait progressivement laisser place à des
"réseaux propriétaires", sur lesquels seront pratiques courantes la
discrimination d'accès, la surveillance des données transmises selon la
technique du Deep Packet Inspection (DPI), la limitation des débits
selon une logique commerciale, le filtrage de contenus, voire le
blocage de sites web ou la coupure de l'accès de l'internaute.
Et
les "bonnes raisons" invoquées par les tenants de la fin de la
neutralité du Net ne manquent pas : lutte contre le piratage des
œuvres des industries culturelles, interdiction des sites Web à
caractère pédopornographique, chasse aux jeux d'argent en ligne non
autorisés ou encore cyberguerre contre le terrorisme. Même des Etats
ayant inscrit dans leur Constitution la liberté d'expression et les
libertés fondamentales s'apprêtent, comme en Chine, à établir des
"listes noires" de sites Web que les fournisseurs d'accès seront tenus
de bloquer. Si l'on ajoute à cela le prétexte de l'"explosion du trafic
et de la vidéo" avancé par les opérateurs télécoms – las de devoir
remettre à niveau les infrastructures existantes pour éviter leur
saturation ou d'avoir à financer les réseaux de prochaine génération à
très haut débit (fibre optique et 4G) sans "retour sur investissement"
–, toutes les conditions sont réunies pour que sonne le glas de
l'Internet universel.
La lutte légitime conte le piratage des
œuvres culturelles (musiques, films, livres, …) justifie-t-elle la
remise en cause du principe, tout aussi légitime, de la neutralité de
l'Internet ? Que cela soit aux Etats-Unis ou en Europe, et bientôt
partout dans le monde, ce fondement non écrit est remis en cause.
Autrement dit, l'Internet tel que des milliards d'internautes
l'utilisent dans leur vie de tous les jours – véritable fil d'Ariane
entre les pays riches et ceux en voie de développement – est voué à
être remplacé non pas par un réseau ouverts à tous mais par plusieurs
réseaux "fermés et sécurisés" servant les intérêts économiques de telle
ou telle branche d'activité. La filière musicale, première malmenée par
la "destruction créatrice" du Net, pourrait bientôt disposer de son
propre réseau maîtrisé de bout en bout par les producteurs. L'industrie
du cinéma aspire, elle aussi, à garder la main sur la mise en ligne et
la circulation auprès des internautes de ses films numérisées avec un
tatouage anti-piratage. Les chaînes de télévision seraient, elles
aussi, tentées de gérer elles-mêmes leur plateforme de vidéo à la
demande (VOD) et de télévision de rattrapage (catch up TV), plutôt que
de confier leurs programmes à des plateformes d'agrégation vidéo libre
d'accès sur le Web et le plus souvent gratuite. Demain, les maisons
d'éditions pourraient également s'organiser autour d'une méga-librairie
en ligne capable de leur garantir la commercialisation sans risques de
leurs livres numériques. D'autres industries culturelles – presse
écrite, jeux vidéo, arts, musées, … – sont susceptibles à terme de
demander à leur tour pour leurs oeuvres des "intranet" ou des
"extranet", comme pour les réseaux privées virtuels des entreprises et
des organisations professionnelles.
"MAINTENIR LA NEUTRALITÉ DE L'INTERNET POUR TOUS"
Le
Web a déjà commencé à être "saucissonné" au profit non pas de la
navigation à travers des liens hypertextes mais d'applications et de
service téléchargeables sur des serveurs ou des boutiques ayant pignon
virtuel sur le Net. La plateforme multimédia iTunes d'Apple est
l'exemple-type du walled garden – autrement dit du "jardin muré" – qui
prospère avec succès à l'ombre du Web, au point d'avoir atteint une
position dominante, sans pour autant contribuer au maintien de son
ouverture et à son interopérabilité. De quoi émouvoir les deux "Tim".
L'un, le Britannique Timothy Berners-Lee, inventeur il y a vingt ans du
World Wide Web avec le Belge Robert Cailliau, a récemment dénoncé le
"nouveau fléau" que constituent les lois Hadopi instituant la
déconnexion du Net en guise de sanction anti-piratage. L'autre,
l'Américain Timothy Wu, à qui l'on doit depuis 2003 la théorie de la
neutralité des réseaux, s'inquiète de la prise de contrôle centralisée
du Net par "le commutateur maître" (The Master Switch). Il veut
empêcher l'intégration verticale sur ce nouveau média et prône le
principe de séparations entre les éditeurs de contenus, les opérateurs
de réseaux, et les fournisseurs d'accès.
Sans l'idéalisme des
pionniers et de leurs successeurs, l'Internet n'aurait jamais existé et
ne serait pas le bien commun sans précédent dans l'histoire de
l'humanité. Mais son caractère neutre et universel risque d'être réduit
à portion congrue, en l'occurrence à un "service de qualité minimale" à
partir d'un "accès de base". Le mieux-disant (best effort) de la
neutralité du Net s'effacerait devant le moins-disant, une sorte de
service minimum du cyberespace. Au moment où les Etats-Unis et l'Union
européenne mettent en place une législation de l'accès entre les
"tuyaux" et les contenus, un rappel des fondamentaux du Net de la part
d'une autorité supranationale serait le bienvenu pour préserver ce qui
peut l'être encore. "Construire la paix dans l'esprit des hommes", est
le slogan de l'Unesco. "Maintenir la neutralité de l'Internet pour
tous", pourrait en être un autre pour cette organisation des Nations
unies qui s'est donnée pour mission de "contribuer à l'édification de
la paix, à la lutte contre la pauvreté, au développement humain et au
dialogue interculturel par l'éducation, les sciences, la culture, la
communication et l'information". C'est Net et clair.
Octobre 2010
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