Sortir de la Grande Nuit, D'Achille Mbembe : Livre Essentiel !
Par Olivier Barlet
Somme salutaire et décapante,
Sortir de la grande nuit - Essai sur l'Afrique décolonisée, le nouveau
livre du politologue Achille Mbembe, est incontournable. Son analyse
des processus de décolonisation, de l'évolution contemporaine de
l'Afrique et de ses relations avec la France sont à lire et
relire : une telle pertinence et une telle clarté sont
rares ! D'autant plus que si Mbembe ne fait de cadeau à personne,
il n'est ni contempteur ni donneur de leçons. Il en appelle simplement
à un nouveau paradigme pour des changements profonds tablant sur les
mutations du Continent.
Peut-on même parler de décolonisation, tant la continuité
reste forte avec l'ère coloniale ? La colonie, Achille Mbembe
montre qu'elle était avant tout fondée sur "l'ivresse de la force"
(p.91) et sur la race. Ce sont ces préjugés qui soutiennent encore les
discours et pratiques à l'œuvre envers les immigrés dans la société
française qui "décolonisa sans s'autodécoloniser". De l'Afrique, Mbembe
trace un portrait pessimiste, "peuplée de passants potentiels" (p.22),
dominée par des satrapies séniles mais prêtes à tout pour conserver
leurs prérogatives, et dont la démocratisation est bloquée par des
facteurs tant structurels qu'imaginaires. Pour sortir de "l'alternative
perverse : fuir ou périr" (p.27), un New Deal est nécessaire. Ce
sont les conditions de cette nouvelle donne qu'explore Mbembe en
dressant un édifiant mais fort réaliste état des lieux tout en
dégageant les chances d'une évolution des imaginaires pouvant préparer
le changement.
Dans un premier chapitre très personnel, Mbembe évoque d'une belle
langue poétique sa trajectoire, son exil du Cameroun, "dans le destin
de la nuit du monde" (p.32). Il évoque son enfance au village, son
apprentissage de la peur et de la mort, puis sa découverte de la
théologie de la libération à l'époque des nationalismes triomphants.
Etudiant à Paris, il hérite du patrimoine culturel français, lequel
révèle aussi sa face nocturne, contradiction entre sa tradition
universaliste et son dogme républicain qui a soutenu la colonie.
L'hospitalité new-yorkaise, sa collusion des cultures et la montée en
puissance de l'Amérique noire lui offrent une alternative plus à même
de penser un futur. Plongeant ensuite dans la fusion culturelle
sud-africaine, il perçoit une modernité contemporaine africaine en
marche qu'il théorise comme "afropolitaine". Il en reprend (p.229) la
définition déjà énoncée en 2005 dans son article publié dans Le
Messager et Africultures : "La conscience de cette imbrication de l'ici
et de l'ailleurs, la présence de l'ailleurs dans l'ici et vice-versa,
cette relativisation des racines et des appartenances primaires et
cette manière d'embrasser, en toute connaissance de cause, l'étrange,
l'étranger et le lointain, cette capacité de reconnaître sa face dans
le visage de l'étranger et de valoriser les traces du lointain dans le
proche, de domestiquer l'in-familier, de travailler avec ce qui a tout
l'air des contraires - c'est cette sensibilité culturelle, historique
et esthétique qu'indique bien le terme "afropolitanisme"".
Hantées par l'esprit de la plantation, Haïti et le Libéria ont perpétué
la servitude et échouèrent dans leur tentative d'autonomie. Ce fut
justement le projet de la décolonisation : la "déclosion" du monde
au sens d'une levée des clôtures pour faire surgir l'humanité à travers
la conscience de soi. Il faudrait pour cela abolir la race et la pensée
universalisante au sens de la critique postcoloniale pour faire émerger
une pensée monde (chapitre 2). Cela implique un décentrement : une
Europe qui se recloisonne est sans intérêt, ni pour l'Afrique ni pour
le monde (p.87).
C'est alors que Mbembe dresse un portrait au vitriol de la France
actuelle. On sent son regret de la voir refouler le cosmopolitisme qui
fonderait pour le monde une "démocratie à venir". Au contraire, la
plantation et la colonie se sont installées dans les banlieues (p.94).
Plongeant dans le narcissisme, nation figée en déclin, la France est
impuissante à penser la postcolonie. Les démonstrations de Mbembe sont
fulgurantes : rapport métaphysique de la France avec sa langue et
impensé de la race qui récuse l'humanité commune définie par l'idée
républicaine. Non content de dresser cet état des lieux, il dessine les
voies de sortie, prônant le cosmopolitisme contre "une démocratie des
communautés et des minorités" et "son double masqué : une
démocratie imbue de ses propres préjugés de race mais aveugle aux actes
par lesquels elle pratique le racisme". (p.118) Cette démocratie à
venir, Mbembe la centre autour des questions de savoir qui est mon
prochain, comment traiter l'ennemi et que faire de l'étranger.
Car c'est bien la question de l'altérité qui reste essentielle pour
définir un avenir, alors même que l'on sort de la subalternité imposée
par le "long hiver impérial français" qu'il analyse dans son 4ème
chapitre dans toutes ses contradictions. Il y aborde de front les
reproches faits à la critique postcoloniale, tout en rappelant qu'il
avait lui-même attaqué dans son précédent ouvrage De la postcolonie les
tenants de l'orthodoxie postcolonialiste. La question de la différence
et de l'indifférence aux discriminations débouche sur celle de la
violence des préjugés envers les Noirs et les Arabes, et notamment
comment les controverses sur le hijab ou la burqa conduisent à la
stigmatisation plus qu'à la justice. Ses développements sur le culte
des grands hommes et le rapport à la mort dénotent son intérêt pour les
dimensions imaginaires de la politique qui faisait déjà l'originalité
de De la postcolonie. C'est ainsi qu'il explique brillamment que si la
mémoire de la colonie pose autant problème en France, c'est que dans la
colonie elle fut à la fois victime et bourreau.
Pour envisager les mutations modernes, Mbembe remonte plus loin que la
fixation des frontières par les Etats coloniaux que franchissent
aujourd'hui ceux qui cherchent ailleurs la vie qui leur manque.
L'itinérance modifie l'appartenance et le territoire, sans compter que
l'informalisation de l'économie va de paire avec la dispersion du
pouvoir d'Etat. Dans ce contexte s'expliquent les guerres à répétition
qui engagent de plus en plus les populations civiles.
Les profondes recompositions sociales à l'œuvre font l'objet d'une fine
analyse qui met notamment en relief le fait que la maîtrise des
ressources locales est un puissant facteur d'accès aux ressources
internationales, ce qui explique les conflits liés à l'autochtonie
revendiquée pour remporter la compétition. Les effets de la
fragmentation sociale sur les structures familiales mettent
radicalement en cause le patriarcat ambiant et génèrent des
comportements nouveaux chez les jeunes au niveau des rapports
hommes-femmes. Mbembe s'arrête également un bon moment sur le rejet
quasi-général de l'homosexualité et ce qu'il enseigne du rapport du
pouvoir à la virilité. Inutile de préciser que ces positions clairement
argumentées sont rares et importantes sur des sujets où règne
l'hypocrisie.
C'est une Afrique
nouvelle qui apparaît sous la plume de Mbembe, marquée par la
dispersion et la circulation, dont le territoire n'est plus un centre
en soi et dont les expressions artistiques se font flottantes et
mobiles. Il cite Sony Labou Tansi dans sa préface à son roman L'Etat
honteux : "J'écris, ou je crie, un peu pour forcer le monde à
venir au monde". C'est bien là le projet de ce vibrant et radical appel
à sortir du "réflexe indigéniste" (p.229) et des logiques raciales et
guerrières reprises par les nationalismes africains : ce livre
indispensable est un cri pour aider le monde à accoucher d'un monde à
venir.
Novembre 2010
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