De l’importance de l’immatériel 

Par IRINA BOKOVA Directrice générale de l’Unesco



La cinquième session du Comité intergouvernemental de l’Unesco pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel s’est ouverte, avant-hier, à Nairobi, au Kenya. A l’heure où le monde traverse une crise économique qui affecte profondément la vie matérielle de millions de personnes, la sauvegarde des expressions du patrimoine immatériel ou des pratiques traditionnelles peut sembler un exercice étonnamment dérisoire. Pourtant, le patrimoine immatériel des sociétés et les expressions que ses membres décident de se transmettre au fil du temps constituent le socle des identités et la raison d’être des comportements humains. 

Prenez l’exemple des Mijikenda, qui sont les gardiens des forêts Kaya de la côte kenyane. Leurs riches traditions constituent un cadre éthique et d’organisation pour presque tous les aspects de leur vie sociale : naissance, mariage, décès, réconciliation, intronisation. Leur utilisation des ressources naturelles est régulée par la transmission des connaissances et pratiques traditionnelles qui ont permis de conserver la riche biodiversité dont ils bénéficient. Aujourd’hui, les communautés Mijikenda, qui ne vivent plus dans leurs forêts, risquent de perdre leurs liens avec l’habitat de leurs ancêtres. Leurs pratiques culturelles disparaissent rapidement, accélérant la dislocation sociale et faisant peser de graves menaces sur la forêt elle-même, livrée à une exploitation non contrôlée. C’est pourquoi elles ont été inscrites en 2009 sur la liste du patrimoine culturel immatériel nécessitant une sauvegarde urgente.

Sauvegarder le patrimoine immatériel des Mijikenda, c’est les aider à sauvegarder leur vivre ensemble, à entretenir leur environnement naturel, source de nourriture et de remèdes médicinaux, cadre de gouvernance adapté à leur vision du monde. Sauvegarder ce patrimoine, c’est permettre très concrètement aux Mijikenda de répondre aux problèmes économiques, sociaux et environnementaux qui se posent à eux.

Il en va de même des tribunaux d’irrigants de la plaine de Murcie et de Valence, systèmes traditionnels d’administration de la justice pour la gestion de l’eau, bien précieux entre tous dans cette région agricole aride de l’Espagne. Reconnus par le système judiciaire espagnol comme tout à fait efficace bien que non écrit, les tribunaux statuent oralement sur la place publique. Leur rapidité, leur transparence et leur impartialité font qu’ils sont respectés par toute la communauté des irrigants et des propriétaires fonciers. Ils ont été inscrits sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2009.

Le patrimoine immatériel est aussi important pour résoudre les problèmes contemporains que les moyens financiers et les ressources naturelles dont les peuples disposent. Comme le rappelle le rapport du Pnud sur le développement humain, ce sont les personnes qui sont la vraie richesse d’une nation, non les choses. Si l’humanité dilapide son patrimoine immatériel à la vitesse où elle entame ses ressources naturelles, elle amoindrit d’autant ses capacités d’interprétation du réel, son aptitude à gérer son environnement et réduit l’éventail des solutions ouvertes à l’esprit humain pour anticiper l’avenir.

La convention pour la sauvegarde du patrimoine immatériel, ratifiée par plus de 130 pays, ouvre un espace de solidarité, de découverte et de rencontre des expressions de toutes les cultures du monde. Elle est un instrument de paix, elle est aussi un levier de développement, qu’il s’agisse de préserver l’environnement, de renforcer le poids social des femmes ou de soutenir des activités génératrices de revenus. Elle est en outre un moyen d’élargir nos grilles de lecture du monde.

Nous savons tous combien le patrimoine immatériel peut être robuste lorsqu’il est entretenu. Nous savons aussi comme il peut être fragile, singulièrement exposé aux aléas de l’histoire, de l’oubli, de l’ignorance. Les instruments conçus pour le préserver n’échappent pas à cette règle et ne résistent pas toujours aux tentatives visant à l’instrumentaliser.

Les 24 membres du Comité intergouvernemental pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel vont devoir décider de l’inscription de 52 candidatures sur les listes de la convention. Leur verdict est attendu avec fébrilité par les dizaines de communautés à travers le monde qui souffrent de la disparition progressive ou de l’absence de reconnaissance et de respect de leurs traditions. C’est à ce niveau que se situe l’objectif de la convention, ce qui souligne la responsabilité des membres du Comité élus par les Etats parties à la convention. A eux de reconnaître les expressions réellement significatives pour les communautés qui en sont porteuses.

Cette clairvoyance dépend du respect de la lettre mais encore de l’esprit de la convention. Notre crédibilité collective repose sur notre capacité à l’exercer et à tenir nos engagements sur le long terme. Cette exigence vaut pour toutes les composantes du patrimoine de l’humanité.

Novembre 2010

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