Edgar Morin : "Les nuits sont enceintes"
Par Edgar Morin
En
2010, la planète a continué sa course folle propulsée par le moteur aux
trois visages mondialisation-occidentalisation-développement
qu'alimentent science, technique, profit sans contrôle ni régulation.
L'unification
techno-économique du globe se poursuit, sous l'égide d'un capitalisme
financier effréné, mais elle continue à susciter en réaction des
"refermetures" ethniques, nationales, religieuses, qui entraînent
dislocations et conflits. Libertés et tolérances régressent, fanatismes
et manichéismes progressent. La pauvreté se convertit non seulement en
aisance de classe moyenne pour une partie des populations du globe,
mais surtout en immenses misères reléguées en énormes bidonvilles.
L'occidentalisation
du monde s'est accompagnée du déclin désormais visible de l'Occident.
Trois énormes nations ont monté en puissance ; en 2010, la plus
ancienne, la plus peuplée, la plus économiquement croissante, la plus
exportatrice intimide les Etats d'Occident, d'Orient, du Sud au point
de susciter leur crainte d'assister à la remise d'un prix Nobel à un
dissident chinois emprisonné.
En 2010 également, pour une
première fois, trois pays du Sud se sont concertés à l'encontre de
toute influence occidentale : Turquie, Brésil et Iran ont créé ce sans
précédent. La course à la croissance inhibée en Occident par la crise
économique se poursuit en accéléré en Asie et au Brésil.
La
mondialisation, loin de revigorer un humanisme planétaire, favorise au
contraire le cosmopolitisme abstrait du business et les retours aux
particularismes clos et aux nationalismes abstraits dans le sens où ils
s'abstraient du destin collectif de l'humanité. Le développement n'est
pas seulement une formule standard d'occidentalisation qui ignore les
singularités, solidarités, savoirs et arts de vivre des civilisations
traditionnelles, mais son déchaînement techno-économique provoque une
dégradation de la biosphère qui menace en retour l'humanité.
L'Occident
en crise s'exporte comme solution, laquelle apporte, à terme, sa propre
crise. Malheureusement, la crise du développement, la crise de la
mondialisation, la crise de l'occidentalisation sont invisibles aux
politiques. Ceux-ci ont mis la politique à la remorque des économistes,
et continuent à voir dans la croissance la solution à tous les
problèmes sociaux. La plupart des Etats obéissent aux injonctions du
Fonds monétaire international (FMI), qui a d'abord partout prôné la
rigueur au détriment des populations ; quelques-uns s'essaient aux
incertitudes de la relance.
Mais partout le pouvoir de décision
est celui des marchés, c'est-à-dire de la spéculation, c'est-à-dire du
capitalisme financier. Presque partout les banques, dont les
spéculations ont contribué à la crise, sont sauvées et conservées. Le
marché a pris la forme et la force aveugle du destin auquel on ne peut
qu'obéir. La carence de la pensée partout enseignée, qui sépare et
compartimente les savoirs sans pouvoir les réunir pour affronter les
problèmes globaux et fondamentaux, se fait sentir plus qu'ailleurs en
politique. D'où un aveuglement généralisé d'autant plus que l'on croit
pouvoir disposer des avantages d'une "société de la connaissance".
Le
test décisif de l'état de régression de la planète en 2010 est l'échec
de la personne la plus consciente de la complexité planétaire, la plus
consciente de tous les périls que court l'humanité : Barack Obama. Sa
première et modeste initiative pour amorcer une issue au problème
israélo-palestinien, la demande du gel de la colonisation en
Cisjordanie, s'est vu rejeter par le gouvernement Nétanyahou. La
pression aux Etats-Unis des forces conservatrices, des évangélistes et
d'une partie de la communauté juiver paralyse tout moyen de pression
sur Israël, ne serait-ce que la suspension de l'aide technique et
économique. La dégradation de la situation en Afghanistan l'empêche de
trouver une solution pacifique au conflit, alors qu'il est patent qu'il
n'y a pas de solution militaire.
L'Irak
s'est effectivement démocratisé, mais en même temps s'est à demi
décomposé et subit l'effet de forces centrifuges. Obama résiste encore
aux énormes pressions conjuguées d'Israël et des chefs d'Etat arabes du
Moyen-Orient pour intervenir militairement en Iran. Mais la situation
est devenue désespérée pour le peuple palestinien.
Tandis
qu'Etats-Unis et Russie établissent en 2010 un accord pour la réduction
des armes nucléaires, le souhait de dénucléarisation généralisée,
unique voie de salut planétaire, perd toute consistance dans
l'arrogance nucléaire de la Corée du Nord et l'élaboration probable de
l'arme nucléaire en Iran. Si tout continue l'arme nucléaire sera
miniaturisée, généralisée et privatisée.
Tout
favorise les montées aux extrêmes y compris en Europe. L'Europe n'est
pas seulement inachevée, mais ce qui semblait irréversible, comme la
monnaie unique, est menacé. L'Europe, dont on pouvait espérer une
renaissance de créativité, se montre stérile, passive, poussive,
incapable de la moindre initiative pour le conflit israélo-palestinien
comme pour le salut de la planète. Pire : des partis xénophobes et
racistes qui prônent la désintégration de l'Union européenne sont en
activité. Ils demeurent minoritaires, comme le fut pendant dix ans le
parti nazi en Allemagne que nul dans le pays le plus cultivé d'Europe,
dans le pays à la plus forte social-démocratie et au plus fort Parti
communiste, n'avait imaginé qu'il puisse accéder légalement au pouvoir.
La
marche vers les désastres va s'accentuer dans la décennie qui vient. A
l'aveuglement de l'homo sapiens, dont la rationalité manque de
complexité, se joint l'aveuglement de l'homo demens possédé par ses
fureurs et ses haines.
La mort de la pieuvre totalitaire a été
suivie par le formidable déchaînement de celle du fanatisme religieux
et celle du capitalisme financier. Partout, les forces de dislocation
et de décomposition progressent. Toutefois, les décompositions sont
nécessaires aux nouvelles compositions, et un peu partout celles-ci
surgissent à la base des sociétés. Partout, les forces de résistance,
de régénération, d'invention, de création se multiplient, mais
dispersées, sans liaison, sans organisation, sans centres, sans tête.
Par contre, ce qui est administrativement organisé, hiérarchisé,
centralisé est sclérosé, aveugle, souvent répressif.
L'année
2010 a fait surgir en Internet de nouvelles possibilités de résistance
et de régénération. Certes, on avait vu au cours des années précédentes
que le rôle d'Internet devenait de plus en plus puissant et diversifié.
On avait vu qu'il devenait une force de documentation et d'information
sans égale ; on avait vu qu'il amplifiait son rôle privilégié pour
toutes les communications, y compris celles effectuées pour les
spéculations du capitalisme financier et les communications cryptées
intermafieuses ou interterroristes.
C'est en 2010 que s'est
accrue sa force de démocratisation culturelle qui permet le
téléchargement gratuit des musiques, romans, poésies, ce qui a conduit
des Etats, dont le nôtre, à vouloir supprimer la gratuité du
téléchargement, pour protéger, non seulement les droits d'auteur, mais
aussi les bénéfices commerciaux des exploitants des droits d'auteur
C'est
également en 2010 que s'est manifestée une grande force de résistance
informatrice et démocratisante, comme en Chine, et durant la tragique
répression qui a accompagné l'élection truquée du président en Iran.
Enfin, la déferlante WikiLeaks, force libertaire ou libertarienne
capable de briser les secrets d'Etat de la plus grande puissance
mondiale, a déclenché une guerre planétaire d'un type nouveau, guerre
entre, d'une part, la liberté informationnelle sans entraves et,
d'autre part, non seulement les Etats-Unis, dont les secrets ont été
violés, mais un grand nombre d'Etats qui ont pourchassé les sites
informants, et enfin les banques qui ont bloqué les comptes de
WikiLeaks. Dans cette guerre, WikiLeaks a trouvé des alliés multiples
chez certains médias de l'écrit ou de l'écran, et chez d'innombrables
internautes du monde entier.
Ce qui est remarquable est que les
Etats ne se préoccupent nullement de maîtriser ou au moins contrôler
"le marché", c'est-à-dire la spéculation et le capitalisme financier,
mais par contre s'efforcent de juguler les forces démocratisantes et
libertaires qui font la vertu d'Internet. La course a commencé entre le
désespérant probable et l'improbable porteur d'espoir. Ils sont du
reste inséparables : "Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve"
(Friedrich Hölderlin), et l'espérance se nourrit de ce qui conduit à la
désespérance.
Il y eut même, en 1940-1941, le salut à partir du
désastre ; des têtes de génie sont apparues dans les désastres des
nations. Churchill et de Gaulle en 1940, Staline qui, paranoïaque
jusqu'aux désastres de l'Armée rouge et de l'arrivée de troupes
allemandes aux portes de Moscou, devint en automne 1941 le chef lucide
qui nomma Joukov pour la première contre-offensive qui libéra Moscou.
C'est avec l'énergie du désespoir que les peuples de Grande-Bretagne et
d'Union soviétique trouvèrent l'énergie de l'espoir. Quelles têtes
pourraient surgir dans les désastres planétaires pour le salut de
l'humanité ? Obama avait tout pour être une de ces têtes, mais
répétons-le : les forces régressives aux Etats-Unis et dans le monde
furent trop puissantes et brisèrent sa volonté en 2010.
Mais
le probable n'est pas certain et souvent c'est l'inattendu qui advient.
Nous pouvons appliquer à l'année 2011 le proverbe turc : "Les nuits
sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra."
Sociologue et philosophe
Né
en 1921, est directeur de recherches émérite au CNRS, président de
l'Agence européenne pour la culture (Unesco) et président de
l'Association pour la pensée complexe. II a publié en 2010 "Pour et
contre Marx" (Temps présent), "Ma gauche" (Bourin Editeur, 2010),
"Comment vivre en temps de crise ?" (avec Patrick Viveret), aux
éditions Bayard.
Janvier 2011
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