Défense de l'art pour tous
Par Jean-Pierre Vincent, metteur en scène
Un
texte programmatique sort des eaux du ministère de la culture : "La
culture pour chacun". Il y est beaucoup question de stratégie, on nous
en promet pour longtemps. Et c'est bien de vision à moyen et long terme
que notre ministère a manqué depuis longtemps. Reconnaissons au moins
aux auteurs de ce texte le cran d'avoir cherché à regarder plus loin.
Mais nous allons voir d'où ils viennent et où ils nous entraînent.
Le
mot "culture" est d'un emploi délicat. Sa polysémie finit par le rendre
flou. Il se présente ici dans l'acception inaugurée par André Malraux -
le texte se réfère à son discours de 1966 pour présenter son budget à
l'Assemblée. André Malraux ne pouvait pas nommer son ministère d'Etat
"ministère de l'art" (encore moins des "beaux-arts"). Pour le Général,
cela n'aurait pas fait sérieux. La claire ambition à l'époque était la
diffusion la plus large possible dans le corps social de la création et
du patrimoine artistiques. Cette orientation venait en droite ligne du
programme du Conseil national de la résistance : plus jamais ça, plus
jamais la présence de la bêtise meurtrière au pouvoir, plus jamais le
déshonneur culturel.
"Culture" était, pour André Malraux et son
entourage, une façon d'entendre la fonction possible de l'art et des
artistes dans la société : une ambition "religieuse" (qui relie les
humains) autour d'un phénomène solitaire et magique, l'art et son
génie. Mais ce glissement entre art et culture a été la source
ultérieure de bien des confusions. Dans son discours, André Malraux
parlait d'art et de République. On cherche ces mots dans le programme
ministériel d'aujourd'hui. "Culture" est devenue bien souvent, à droite
comme à gauche, un prétexte pour ne plus parler de l'art et de sa
fonction éclairante, libératoire. Le nécessaire et incessant travail de
popularisation est devenu ici et là obligation pédagogique. Mais l'art
est pédagogique en tant qu'art, et non en tant qu'art pédagogique. En
tant qu'art pédagogique, il n'est rien. Et le rien ne peut enseigner.
Entre
"tous" et "chacun", à franchement parler, au-delà des finasseries
politiques de ces messieurs, qu'est-ce que cela change ? Nous sommes
ces deux choses à chaque instant de nos vies ! De la naissance à la
mort, un être humain est inexorablement seul et obligatoirement
ensemble. Nous n'avons pas le choix, nous naviguons sans répit entre
ces deux réalités : silence et solitude d'un côté, compromis et
conflits de l'autre, et quel que soit notre niveau de "culture". C'est
de cela que parle l'art, à tous et à chacun. C'est ce qu'il révèle et
excite et apaise (quand il le peut, s'il le peut).
Mais au fait,
qui a parlé de "culture pour tous" ? Des âmes généreuses au sortir du
cauchemar de 39-45 ? Avez-vous entendu quelque part, récemment, un tel
mot d'ordre ? A supposer qu'une telle idée ait existé, n'était-ce pas
naturellement un appel à la culture pour chacun ? A-t-il jamais été
question d'enfourner une culture de masse uniformisée dans les têtes
des Français ? Nos messieurs feignent d'identifier là un danger
collectiviste persistant. Curieux phénomène : les régimes communistes
ont certes échoué, mais l'anticommunisme se vend toujours bien...
La
"culture pour chacun" est une modulation de la fameuse RGPP, réforme
générale des politiques publiques. Il s'agit de "réformer"
(rationaliser, réduire les coûts, simplifier la tâche de la caste
dirigeante) tout ce qui est ou a été "politique publique" (i.e. ce qui
a mené la France à la ruine !). Ici, cela part d'un présupposé : le
ministère de la culture a échoué, avec tous ses ministres, même si on
feint de féliciter certains d'entre eux pour leurs pauvres efforts.
L'essentiel est de rabâcher : "La démocratisation culturelle a
échoué.""La culture est le principal ennemi de la culture.""L'art a un
effet d'intimidation sociale"... Les poubelles de la médiocrité sont
ici activement recyclées. La Princesse de Clèves n'a qu'à bien se tenir.
N'en
déplaise à ces messieurs, la décentralisation et la démocratisation
culturelles et artistiques ont bien eu lieu ! Imaginez un instant la
France "culturelle" en 1950 : un théâtre parisien faisant par-ci par-là
de bourgeoises tournées pour ses cousins de province, des opéras
ensommeillés, des musées poussiéreux, le maintien ronronnant d'une
culture/inculture de classe. Et pensez à ce que cet incroyable tissu de
théâtres nationaux, centres dramatiques et chorégraphiques, scènes
nationales, festivals et compagnies, est devenu. Pensez comment cette
politique, originairement d'Etat, souvent retranchée dans les plus
grandes villes, a gagné peu à peu les villes moyennes et les campagnes,
grâce en particulier aux efforts croissants des villes, des régions et
des départements.
Croyez-vous
que tous ceux-là, artistes et animateurs, restent les deux pieds dans
le même sabot ? Qu'ils n'ont pas souci des "quartiers", de l'espace
public, des prisons et des hôpitaux ? Et pensez à tout ce qui, en
soixante ans, aurait pu être un frein mortel à ce développement : après
le règne du cinéma, l'explosion de la télévision, des télévisions, puis
d'Internet sous toutes ses versions, des voyages, de la photographie,
etc. Sans compter le sabotage de l'enseignement général par la
hiérarchie et ses erratiques réformes de l'éducation nationale, et
l'abandon en cette matière des chômeurs chroniques, des immigrés et de
leurs gosses, dans leurs communautés qui fatalement se referment.
Pensez
par contre à l'affluence avérée dans les théâtres, le spectacle vivant,
les concerts et les musées anciens ou nouveaux, à ce public qui grossit
encore ces dernières années et qui se diversifie ; à tous les efforts
faits pour briser les murs culturels que par ailleurs vous construisez.
Sortez donc de Paris, et vous verrez.
Pour
qu'une politique culturelle (politique artistique au sens large)
pénètre tous les milieux, encore faut-il qu'il y ait un art/une
culture, des gens qui inventent et réinventent, que cet art ait les
moyens d'avancer, de briller, d'imaginer des visions nouvelles. Pour
lui refuser ces moyens, vous proclamez - bons soixante-huitards de
droite - la mort de l'excellence, de ses méfaits intimidants, et vous
brandissez les bienfaits de la "culture par chacun", là-bas dans les
quartiers qui vous obsèdent.
Nous savons tous que l'on pourrait
faire mieux et plus en matière artistique et culturelle. On s'en soucie
tous les jours, avec des moyens toujours précarisés, sous l'intérêt
distrait ou la méfiance affichée des autorités. Fantasme d'exploitant :
il faut faire plus avec moins. En ce domaine, nous ne sommes certes pas
les seuls. Pour réaliser cette chimérique et douteuse "culture pour
chacun", à supposer qu'elle fût possible, il faudrait 10 % du budget de
l'Etat et non 0,80 % comme actuellement. Car ne pensez pas que la
culture ou l'art puissent surgir spontanément, et en plus "créer du
lien social" dans tous les lieux délaissés du pays.
L'effet
réel de ce micmac pour chacun serait de créer une culture à deux
vitesses : que les riches retrouvent leurs aises à l'Opéra et dans les
lieux privilégiés, et qu'on organise partout des stages et des
festivals de hip-hop et de slam et des défilés de géants. Les artistes
eux, créateurs ou interprètes, et leurs amis animateurs, techniciens,
sont bons pour la poubelle de l'Histoire, avec André Malraux
par-dessus, malgré l'hommage hypocrite à lui rendu. C'est plus facile
au supermarché, d'autant qu'on peut le valoriser comme
hyperdémocratique ! La "culture pour chacun" doit être le "ferment" du
"lien social", c'est-à-dire un élément qui doit réunir tout le monde,
un élément de la paix sociale, du maintien de l'ordre. Avec évidemment
pour correctif que tous les pauvres ont le droit de pratiquer librement
leur culture.
Liberté chérie ! Chers esclaves de la
globalisation, nous vous l'apportons enfin ! La culture pour chacun
sera obligatoire pour tous ! Et pour pas cher ! Parlons donc réformes.
Car beaucoup est à réformer dans nos arts et nos métiers, à dynamiter
peut-être, mais avec une passion de l'avenir, une confiance dans
l'intelligence, un désir que cette "politique culturelle que le monde
entier nous envie" conserve ou retrouve son niveau le plus haut,
qu'elle continue à diversifier sans cesse ses moyens de diffusion et
ses moyens d'écoute et de partage. Le poète Francis Ponge écrivait que
"la science, l'éducation, la culture créent beaucoup de besoins, et
davantage sans doute qu'elles n'en peuvent, à leur niveau même,
assouvir. Les intérêts mercantiles s'insèrent ici. Tout, bientôt, n'est
plus qu'un bazar".
Après les sirènes de l'Audimat et du
quantitatif dans la lettre de cadrage du président de la République à
Christine Albanel en 2007, après les diversions somptuaires et vaines
du Conseil pour la création artistique de Marin Karmitz, nous refusons
de laisser se dissoudre la réalité de tout ce qui se passe aujourd'hui
dans nos institutions culturelles dans cette bouillasse
pseudo-libératoire qui n'apportera rien à personne.
Ancien
directeur du Théâtre national de Strasbourg (1975-1983), de la
Comédie-Française (1983-1986) et du Théâtre des Amandiers à Nanterre
(1990-2001), Jean-Pierre Vincent travaille désormais dans sa compagnie,
Studio libre. Sa tribune a été écrite pour le Syndicat national des
entreprises artistiques et culturelles (Syndeac).
Mars 2011
Abonnez-vous au Monde
Retour à la Culture
Retour au sommaire
|