Cessons de voir en l'islam un ennemi !
par
Esther Benbassa, directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes
études et sénatrice EELV du Val-de-Marne
Le
regain de ferveur musulmane dans la France laïque suscite fascination
et rejet. Comme si l'islam rappelait aux catholiques de moins en moins
catholiques une pratique et une foi oubliées, celles d'avant la laïcité.
Fille
aînée de l'Eglise, la France a lutté contre l'emprise de cette
dernière, jusqu'à la loi de séparation de 1905. Elle se souvient de
l'âpreté de cette lutte. Et elle s'imagine que l'islam pourrait lui
faire courir, à nouveau, semblable danger. Ce fantasme ne manque pas de
resurgir périodiquement, comme si l'islam était la religion de la
majorité des Français.
L'école républicaine est hélas la première responsable de cette pénible
situation. Au nom d'une sacro-sainte laïcité, elle hésite à jouer son
rôle, et se montre incapable de combattre les effets d'une ignorance
bien française des religions. Un enseignement neutre et laïque des
religions, parallèlement à une formation à la laïcité, pourrait seul
sortir les futurs citoyens d'une sorte d'analphabétisme religieux et
culturel aux effets pervers.
La convergence des discours de droite et de gauche contre l'islam qui
prospèrent sur ce fond d'inculture n'est pas sans poser problème. D'un
côté comme de l'autre, c'est de la laïcité qu'on se réclame. Pour la
gauche, il ne faudrait pas laisser la droite accaparer les valeurs de
la République, dont la laïcité. Quant à la droite, elle a
instrumentalisé ces valeurs à sa guise pour mettre en place sa
politique sécuritaire antiterroriste/anti-islamisme/anti-islam =
anti-immigrés. Le contexte international n'a pas été propice à l'islam.
Et cette situation confuse a favorisé un raidissement, une forme de
sacralisation de la laïcité, face à un islam qui menacerait d'étendre
ses tentacules.
La conception ouverte et libérale de la laïcité dans laquelle je me
reconnais n'est pas celle des "laïques de confession" qui ont embrassé
la laïcité comme on embrasse une religion, avec la radicalité de tous
les néophytes. Et alors que le Conseil d'Etat admet dans son rapport de
2004 que "toutes les religions ont droit à l'expression" à condition
qu'il n'y ait pas "accaparement de l'Etat" ni "négation des principes
fondamentaux sur lesquels il repose", il ne se passe pas de semaine où
l'islam n'est pas dénigré et où les musulmans ne sont pas stigmatisés.
Sur la question du voile, que nous traînons depuis une quinzaine
d'années, gauche et droite ont oeuvré dans la même direction. Ce sont
des députés et sénateurs socialistes, notamment Jack Lang et Laurent
Fabius, qui ont les premiers annoncé leur intention de déposer une
proposition de loi pour interdire le voile à l'école.
Certes, les nuances ne manquent pas, dans la société française, entre
"laïques dogmatiques" et "laïques républicains", sans oublier ceux qui,
n'étant pas islamophobes, s'inscrivent dans une vieille tradition
anticléricale française, heurtée par cette visibilité subite de
l'islam. Ceux qu'on peut appeler les "laïques républicains" sont
davantage au fait de ce que représente le voile et de sa polysémie.
Reste que beaucoup, à gauche, et presque tout le monde, à droite, se
sont trouvé là une nouvelle "mission civilisatrice" : émanciper la
femme musulmane en lui ôtant son voile.
Le président Chirac, dans son discours précédant la promulgation de la
loi de 2004, justifiait déjà son initiative par un tel argument. Une
fois de plus, le 17 janvier, le Sénat a voté une proposition de loi,
cette fois présentée par les radicaux de gauche, "visant à étendre
l'obligation de neutralité aux structures privées en charge de la
petite enfance et à assurer le respect du principe de laïcité". Son
article 3 étend l'obligation de neutralité aux assistantes maternelles
dans le cadre de leur activité d'accueil d'enfants à leur domicile. Ce
qui constitue une intrusion de l'Etat dans la sphère privée et va de
surcroît à l'encontre du code du travail qui interdit les
discriminations directes et indirectes, notamment celles fondées sur
les convictions religieuses.
Prolongement de l'affaire de la crèche Baby Loup de
Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), dont la directrice adjointe, salariée
depuis 1997, a été licenciée en 2008 parce qu'elle portait le voile
dans l'exercice de son activité professionnelle, cette loi a été
adoptée par les sénateurs dans l'indifférence générale des médias et de
l'opinion publique. En quoi, pourtant, des initiatives législatives de
ce type pourront-elles endiguer la radicalisation religieuse ? Seul le
dur et exigeant combat contre la pauvreté, la relégation, la
discrimination aurait le pouvoir d'enrayer les extrémismes avec
lesquels on nous fait peur. A l'inverse, donner libre cours à une
islamophobie feutrée sous couvert de laïcité nous mène à un nouvel
obscurantisme clivant, et compromet les chances d'un avenir partagé.
La laïcité que la France se doit de recouvrer d'urgence est celle de
Jaurès qui, rendant compte de la loi de 1905 à ses lecteurs, écrivait
dans L'Humanité : "La loi que la Chambre a votée laisse la liberté à
tous les cultes. La liberté de conscience sera garantie, complète,
absolue ; la loi de séparation, telle qu'elle est, est libérale, juste
et sage."
Esther Benbassa est l'auteure de L'Impossibilité de devenir français
(Les Liens qui libèrent, 216p., 16,50 €)
Mars 2012
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