Vive l’Economie culturelle et créative !
par
Marc DONDEY
Définitions et enjeux...
Une question de terminologie
Le champ de l’économie culturelle et créative est difficile à
circonscrire et pose un premier problème de terminologie. On parlera
alternativement d’économie culturelle ou d’économie créative, l’une
recouvrant souvent l’autre ; mais aussi d’économie de la connaissance
ou de l’innovation, d’industries culturelles, d’économie du savoir, de
capitalisme cognitif ou encore de ville créative ou de classes
créatives. Ne pas confondre avec l’économie de la culture, qui n’est
pas le champ lui-même, mais son étude par les outils de la science
économique.
D’un strict point de vue sectoriel, la définition générique la plus
satisfaisante de l’économie culturelle et créative est la suivante :
un ensemble d’activités exploitant dans une perspective marchande
l’inventivité esthétique et artistique de groupes de travailleurs
créatifs. Cette définition est une première approche, suffisamment
large pour inclure des activités aussi variées que les arts du
spectacle, l’édition, la mode, le tourisme culturel, la publicité ou
les sites collaboratifs sur le web.
On peut aussi produire une analyse plus fine des 15 ou 16 secteurs
concernés, et les classer en fonction de leurs caractéristiques
principales. Cela a son utilité, ne serait-ce que pour comprendre la
variété des croisements entre culture, économie, innovation et
créativité.
Mais il faut faire appel à d’autres entrées pour comprendre la
singularité de ce champ d’activités, et les raisons pour lesquelles
il se trouve au carrefour d’enjeux majeurs de développement
économique, d’intégration sociale, d’aménagement urbain et de
cohésion territoriale.
Il ne s’agit pas seulement de délimiter un champ ou de décrire des
mécanismes. L’enjeu est bien de saisir une dynamique qui engage un
large éventail d’acteurs privés et publics,
bien au-delà du cercle des producteurs ou consommateurs de culture.
Et, sur cette base, de voir comment cette dynamique peut être mise au
service d’une stratégie coordonnée.
Des
performances remarquables
Quelques
observations :
• L’économie a longtemps ignoré la culture. Il est
important de le souligner du point de vue de l’action publique. Le
phénomène des industries culturelles est analysé dès les années 30
par Benjamin puis après-guerre par Adorno. Mais « l’économie de la
culture » n’existe en tant que telle que depuis les années soixante,
essentiellement par les travaux d’économistes anglo-saxons –
l’emblématique « loi de Baumol » date de 1966. La reconnaissance
académique date seulement des années 90. Aujourd’hui encore les
outils méthodologiques et statistiques sont peu nombreux et
incomplets, que ce soit au niveau national ou international.
• La reconnaissance du champ de l’économie culturelle
coïncide avec la crise des années 70 et le déclin des grands modèles
fordistes de développement industriel. Par contraste, le dynamisme des
industries culturelles s’impose comme une réalité indiscutable :
cinéma, musique, édition, jeux vidéo, mais aussi design et
publicité.
• L’un des premiers indicateurs de la valeur ajoutée du
secteur est celui de l’impact de la dépense culturelle. Toutes les
études d’impact réalisées de manière de plus en plus fréquentes
depuis les années 80 montrent que l’investissement culturel génère
des flux de revenus au multiple, soit directs, soit indirects, soit
induits. Exemple : le Festival d’Avignon reçoit en 1985 une subvention
de 2 millions d’euros et génère 3,9 millions
d’euros de
dépenses. Autre exemple
: l’argument des
« retombées économiques de la culture » est utilisé avec succès
dans les années 90 à Londres par le secrétaire d’Etat travailliste
à la culture Chris Smith, pour obtenir du Trésor une augmentation
très significative du financement public de la culture.
• L’argument « culture = levier de développement économique »
est aujourd’hui généralement admis, avec des impacts qui se
traduisent en créations d’emplois, de recettes fiscales et d’activité
économique.
Quelques
chiffres sur le dynamisme du secteur en Europe :
Chiffre d’affaires : plus de 654 milliards d’euros en 2003. Par
comparaison : 271 milliards d’euros pour l’industrie automobile en
2001. Valeur ajoutée au PNB communautaire : 2,6 % en 2003. Par
comparaison : 2,1% pour les activités immobilières, 0,5% pour
l’industrie textile ; 2,3% pour l’industrie chimique. Croissance
globale de la valeur ajoutée du secteur en 1999-2003 : 19,7%. Dans le
même temps, la croissance du reste de l’économie était de 7,4%.
Emploi : 5,8 millions d’emplois en 2004, soit 3,1% des emplois totaux.
Alors que l’emploi total a décru en 2002-2004 dans l’UE, il a
augmenté de près de 2% dans le secteur culturel. Qualifications et
statuts : la part des travailleurs du secteur issus de l’université
est 2 fois plus élevée que dans le reste de l’économie, celle des
travailleurs indépendants également. Le secteur fait appel à plus de
travailleur temporaires et à temps partiel.
En résumé, le secteur culturel et créatif se développe nettement
plus rapidement que le reste de l’économie, crée davantage d’emplois,
souvent d’un haut niveau de qualification
Lisbonne – la
question des objectifs non quantifiables
En mars 2000, les chefs d’Etat et de gouvernement de l’UE réunis à
Lisbonne formulent un objectif très ambitieux : faire de l’Europe, à
l’horizon 2010, la société de connaissance la plus compétitive et la
plus dynamique au monde, à même de générer une croissance
économique soutenable, des emplois plus nombreux et meilleurs, et plus
de cohésion sociale.
L’un des axiomes de la stratégie de Lisbonne est que la croissance et
l’emploi seront réalisés via de nouveaux investissements dans les
industries des NTIC, considérées comme étant les industries-phares
de la nouvelle économie, et promouvant l’innovation, en particulier
dans la « société de la connaissance ».
La stratégie de Lisbonne ne formule pas d’objectifs spécifiques
concernant le secteur culturel et créatif, et le potentiel de
croissance des NTIC est indexé sur l’ensemble des secteurs
économiques.
Mais Lisbonne introduit les notions stratégiques de développement
durable et de société de la connaissance, fixe des objectifs
qualitatifs en termes d’emploi et de développement économique et
introduit l’Université comme un acteur-clé du processus, responsable
de la transmission des savoirs.
Pour l’économie culturelle, cela modifie sensiblement le cadre de
référence et impose un saut qualitatif dans la perception du secteur.
L’économie a jusque-là, et tardivement, examiné les effets externes
de la culture sur le développement économique, mais d’un point de vue
quantitatif et endogène au secteur : d’abord en découvrant les
retombées économiques de la culture, ensuite un lui reconnaissant un
rôle très significatif de levier de développement.
La stratégie de Lisbonne propose une nouvelle grille de lecture. Elle
invite à examiner d’un point de vue exogène les interactions entre
l’ensemble des secteurs de la vie économique et sociale. Concernant la
culture, elle invite à évaluer le rôle spécifique du secteur dans
cette dynamique globale de développement, et cela d’un point de vue
quantitatif et qualitatif.
Pour les acteurs de la culture, de l’action sociale, de l’éducation et
de la politique de la ville, ces questions ne sont pas neuves.
L’ancrage de la culture dans la vie des villes et des territoires est
un enjeu aussi ancien que la culture elle-même. Mais la stratégie de
Lisbonne pose frontalement la question de la performance et de la
compétition économiques, de l’extérieur, et dans un cadre peut-être
discutable mais coordonné.
C’est le cadre dans lequel la Commission Européenne a réalisé en
2006 une étude exhaustive intitulée L’Economie de la culture en
Europe, qui apporte un éclairage nouveau et très documenté sur les
enjeux économiques du secteur culturel et créatif dans ce contexte
global.
Quelques
conclusions
• le secteur culturel et créatif et celui des NTIC
sont fortement interdépendants. En 2006, l’UE estime que l’industrie
des NTIC devrait tirer 25% de la croissance globale européenne dans
les années suivantes. Le chiffre est sans doute à revoir, mais pas la
tendance. Ce dynamisme des supports technologiques est l’un des
vecteurs principaux de la croissance des activités de contenu des
industries des média et de l’internet. Inversement, il dépend en
grande partie de l’existence de contenus attractifs à forte valeur
ajoutée en contenu créatif (jeux, images, musique).
• le secteur culturel et créatif est très localisé
et contribue fortement à la cohésion territoriale. La délocalisation
des emplois y est moins développée que dans d’autres secteurs
d’activité. La culture a un fort potentiel d’encouragement
d’initiatives locales et de pratiques culturelles très diverses. Elle
peut contribuer à justifier ou à structurer des projets de
construction ou d’aménagement urbain (friches industrielles par
exemple).
• le secteur est très socialisé, pour diverses
raisons : il a vocation à être un espace de rencontre et de
croisements d’expériences ; il participe à l’expression de la
diversité culturelle pour des communautés variées ; les travailleurs
du secteur sont mobiles et exploitent souvent leurs compétences chez
plusieurs employeurs, tant dans des entreprises culturelles que dans
d’autres secteurs.
• la culture représente une force motrice pour le
développement du tourisme, secteur qui représente 5,5% du PNB de l’UE
et dans lequel l’UE enregistre 55% de parts de marché au niveau
mondial.
En résumé, la culture est un catalyseur de performances pour d’autres
secteurs non culturels, particulièrement les NTIC. Elle est un vecteur
important de l’intégration sociale et de la cohésion territoriale, et
un facteur essentiel de l’attractivité des villes et des territoires.
Elle est fortement intégrée dans une interaction avec l’ensemble des
secteurs de la vie économique et sociale. Elle peut s’inscrire pour
ces différentes raisons dans une stratégie de développement durable.
Villes créatives, classes créatives et clusters
Ces trois notions renouvellent et élargissent l’approche de
l’économie culturelle et créative. Elles méritent un examen beaucoup
plus approfondi. Quelques observations pour mémoire :
• Leur point commun est de conjuguer la notion d’interaction et
celle de potentiel de créativité. La démarche est pragmatique,
transversale et évolutive. Elle trouve son application principale dans
la production de nouveaux modèles de développement urbain mais peut
aussi s’appliquer à tout autre domaine d’activité. Principe de base :
l’innovation culturelle, la créativité et le croisement des savoirs
et des compétences sont le moteur du développement économique.
(Landry)
• Londres, Hambourg, Barcelone ou Buenos Aires, à chaque fois
que renaît un port industriel revient la notion de ville créative. La
transformation spectaculaire de la Ruhr allemande avec le projet
d’Emscher Park est un autre exemple de ce modèle de développement qui
associe culture contemporaine, innovation technologique et mobilisation
des énergies locales pour transformer un handicap en atout. La
planification stratégique prend la forme non d’un contrôle direct mais
du suivi en continu du « pouls culturel » d’un territoire spécifique.
• Les théoriciens de l’économie créative constatent
l’affaiblissement du modèle hiérarchique et linéaire de la
production industrielle, qui enchaîne dans une séquence rigide
conception, production, distribution et consommation. Le modèle de
l’économie créative est décentralisé, multipolaire et beaucoup plus
rapide. Exemple : les logiciels libres, les jeux vidéo ou l’industrie
des voyages. La demande modifie l’offre, l’utilisateur devient
créateur, initiateur d’un produit différent ou nouveau. (Howkins)
• L’économie créative implique la maîtrise de la propriété
intellectuelle sous toutes ses formes : droits d’auteurs, brevet ou
marque. Immatérielle et mobile, la propriété intellectuelle est la
monnaie d’échange principale.
• La théorie de la classe créative attribue un rôle déterminant à
un ensemble d’individus dotés d’un fort capital de connaissances:
scientifiques, ingénieurs, architectes et designers, éducateurs,
artistes, musiciens et gens du spectacle dont la fonction économique
est de créer de nouvelles idées, de nouvelles technologies et/ou du
contenu créatif nouveau. La capacité d’une ville à attirer et à
conserver ce capital humain devient l’enjeu de fond de la concurrence
métropolitaine. (Florida)
• L’observation oblige à constater au sein de territoires européens
une polarisation croissante entre ces communautés à fort capital
social et éducationnel et d’autres qui en sont privées ou moins
pourvues : groupes issus de l’immigration, jeunes sans emploi ou
chômeurs de longue durée, souvent identifiés à des territoires
eux-mêmes défavorisés. La culture peut jouer un rôle important pour
redonner une forme de pouvoir à ces communautés et à ces
territoires. La notion de ville créative trouve là sa limite et son
principal défi.
Mars 2012
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