Le saut de l'ange de Moebius
Par Eric Mettout (LEXPRESS.fr)
Il
s'appelait Jean, Gir, Moebius, il est mort samedi, après avoir marqué
de son empreinte magique la bande dessinée contemporaine. Eric Mettout
avait travaillé pour lui. Il se souvient.
Comment
parler d'un immortel quand il est mort? D'un étincelant génie arraché à
son monde parallèle, où l'on ne meurt pas, où les anti-héros frôlent
pour l'éternité les lacs d'acide sans y tomber, où les lieutenants
Myrtille survivent à toutes les batailles, à toutes les blessures, à
toutes les trahisons, où les majors sont fatals, mais pas le cancer? Il
a surgi dans notre monde, y a passé une poignée de secondes et est
rentré chez lui. C'est le destin des anges et Jean Giraud était un
ange.
J'ai eu la chance de côtoyer Jean quand, dans une autre vie, j'étais
son éditeur, cet humanoïde chanceux qui, le premier parmi ceux que son
ami Jean-Pierre Dionnet appelait les hommes gris, découvrait ses
dessins - et lui demandait, aussi, de ne pas les livrer trop en retard.
Jean le schizophrène, qui, des années plus tôt, m'avait éveillé, comme
des milliers d'autres, à la bande dessinée pour adultes après m'avoir
éveillé à la bande dessinée pour ados.
L'ado d'abord, et Gir, comme il signait alors. Gir et son cavalier
perdu, tunique bleue qui respectait les peaux rouges, amateur de gnôle
et de champignons qui font rire, justicier désabusé et mal rasé, pilier
de bars et de parties de poker, de tipis et des prisons de l'armée
américaine. Jean n'aimait pas la guerre, la discipline et les soldats,
Blueberry non plus. C'est donc avec et contre les conventions du
western qu'il a mis en images la plus belle série du genre, que je
relis régulièrement, comme on revoit régulièrement les films de Sergio
Leone, Sam Peckinpah ou Clint Eastwood.
Et puis de Gir a surgi un jumeau, son reflet dans le miroir, Moebius. A
Gir les grands espaces de l'Ouest américain, à Moebius l'immensité du
garage hermétique, le rock, la science-fiction et Métal Hurlant -
mâtin, quel mensuel, quelle concentration de talents, d'imagination,
d'énergie! A Gir, Jean-Michel Charlier, à Moebius l'autre mentor,
Alejandro Jodorowsky; à Gir, Blueberry, à Moebius L'Incal.
L'Incal
Une gifle. De même intensité que Tolkien, Assimov, Philip K. Dick ou
Frank Herbert - dont la saga de Dune est d'ailleurs à l'origine de
l'Incal, Jodorowskty, longtemps pressenti pour en tourner l'adaptation
au cinéma, ayant ainsi recyclé son scénario. Dans les mondes
parallèles, il n'y a pas de coïncidences.
Les six volumes de l'Incal sont un miracle, des albums parfaits, sans
un dialogue ou une vignette de trop, rythmés comme un thriller,
l'humour, l'ésotérisme et les robots en plus. De cette perfection,
Moebius et Jorodowsky s'amusaient souvent, racontant l'atmosphère
d'anarchie créatrice, en clair le bordel, qui avait présidé à la
(longue) naissance du mythe. Jodo racontait, Jean écoutait,
transcrivait, ils discutaient, s'opposaient, s'engueulaient - je suis
bien placé pour savoir que l'un, sous ses dehors de troubadour lunaire,
comme l'autre, à sa manière plus rêche, sont des monstres de ténacité.
Ils ont la vérité, ils ont la folie, ils ont l'art. Ils ont forcément
raison. Ce sont les artistes.
Moi, je suis un tâcheron. En approchant Moebius, le tâcheron a côtoyé
l'infini, sans bien réaliser, encore moins comprendre. Aujourd'hui
qu'il est parti, je ne comprends toujours pas. Mais je me souviens. Je
me souviens.
Mars 2012
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