"Vive la Symbiose des Cultures", par Edgar Morin
Par Edgar Morin
Je
partage avec vous cette tribune d’Edgar Morin, sociologue et
philosophe, parue dans Le Monde, en réaction aux propos scandaleux de
Claude Guéant. Comme toujours, c’est très instructif !
Chaque
culture a ses vertus, ses vices, ses savoirs, ses arts de vivre, ses
erreurs, ses illusions. Il est plus important, à l’ère planétaire qui
est la nôtre, d’aspirer, dans chaque nation, à intégrer ce que les
autres ont de meilleur, et à chercher la symbiose du meilleur de toutes
les cultures.
La France doit être considérée dans son histoire non seulement selon
les idéaux de Liberté-Egalité-Fraternité promulgués par sa Révolution,
mais aussi selon le comportement d’une puissance, qui, comme ses voisins
européens, a pratiqué pendant des siècles l’esclavage de masse, a dans
sa colonisation opprimé des peuples et dénié leurs aspirations à
l’émancipation. Il y a une barbarie européenne dont la culture a
produit le colonialisme et les totalitarismes fascistes, nazis,
communistes. On doit considérer une culture non seulement selon ses
nobles idéaux, mais aussi selon sa façon de camoufler sa barbarie sous
ces idéaux.
Nous pouvons tirer fierté du courant autocritique minoritaire de notre
culture, de Montaigne à Lévi-Strauss en passant par Montesquieu, qui a
non seulement dénoncé la barbarie de la conquête des Amériques, mais
aussi la barbarie d’une pensée qui « appelle barbares les peuples
d’autres civilisations » (Montaigne).
De même le christianisme ne peut être considéré seulement selon les
préceptes d’amour évangélique, mais aussi selon une intolérance
historique envers les autres religions, son millénaire antijudaïsme,
son éradication des musulmans des territoires chrétiens, alors
qu’historiquement chrétiens et juifs ont été tolérés dans les contrées
islamiques, notamment par l’Empire ottoman.
Plus largement, la civilisation moderne née de l’Occident européen a
répandu sur le monde d’innombrables progrès matériels, mais
d’innombrables carences morales, à commencer par l’arrogance et le
complexe de supériorité, lesquels ont toujours suscité le pire du
mépris et de l’humiliiation d’autrui.
Il ne s’agit pas d’un relativisme culturel, mais d’un universalisme
humaniste. Il s’agit de dépasser un occidentalocentrisme et de
reconnaître les richesses de la variété des cultures humaines. Il
s’agit de reconnaître non seulement les vertus de notre culture et ses
potentialités émancipatrices, mais aussi ses carences et ses vices,
notamment le déchaînement de la volonté de puissance et de domination
sur le monde, le mythe de la conquête de la nature, la croyance au
progrès comme lot de l’histoire.
Nous devons reconnaître les vices autoritaires des cultures
traditionnelles, mais aussi l’existence de solidarités que notre
modernité a fait disparaître, une relation meilleure à la nature, et
dans les petites cultures indigènes des sagesses et des arts de vivre.
Le faux universalisme consiste à nous croire propriétaires de
l’universel – ce qui a permis de camoufler notre absence de respect des
humains d’autres cultures et les vices de notre domination. Le vrai
universalisme essaie de nous situer en un méta-point de vue humain qui
nous englobe et nous dépasse, pour qui le trésor de l’unité humaine est
dans la diversité des cultures. Et le trésor de la diversité culturelle
dans l’unité humaine.
Mars 2013
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