Jean-Michel
Jarre : la culture est la clé du développement durable
Par
Anne-Sophie
La
culture aujourd’hui est plus que jamais l’une des clés pour le
développement durable, estime Jean-Michel Jarre, qui est ambassadeur de
bonne volonté de l'Unesco. Le musicien regrette que « le monstre
administratif » de l’Europe relègue la culture au second
plan. Il rend hommage à la France pour promouvoir « l’exception
culturelle » à l’échelle universelle.
Bonjour Jean
Michel Jarre. Pas besoin d’introduction pour vous. Deux mots pour moi,
je viens de l’Europe de l’Est et pour beaucoup de mes contemporains les
Beatles, Pink Floyd, Jean Michel Jarre ont changé notre vie. Vous avez
accéléré la chute du mur de Berlin. En êtes-vous conscient ?
J’en
ai été conscient après coup. Parce que, quand on fait les choses, on ne
se rend pas compte par définition de l’impact qu’elles peuvent avoir.
C’est vrai que, dès le début de mon travail, j’ai eu des lettres qui
venaient de l’Europe de l’Est, des pays de l’Est qui subissaient la
dictature soviétique, des lettres qui m’ont beaucoup touchées et
encouragées. C'est-à-dire que ma musique a été perçue, dès le départ,
comme un symbole d’évasion, de liberté, interdite dans des pays de
l’autre côté du mur, et notamment en Russie, en Union soviétique. Ceci
a donné un sens supplémentaire à mon travail de créateur et de
musicien. Et, dès le départ, j’ai développé des relations personnelles
avec un certain nombre de pays, avec la Bulgarie, qui a été l’un des
premiers pays où les gens m’ont envoyé des lettres d’encouragement.
Paradoxalement, autant que dans mon propre pays. C’est quelque chose
qui m’a évidemment touché, qui fait partie de mon ADN, d’une certaine
manière.
Vous vous déplacez même
plus à l’Est, je pense à la Chine, vous avez fait des concerts dans les
pays en développement, je pense au concert au pied des pyramides
d’Égypte, qu’est-ce qui vous attire vers ces lieux, est-ce pour mettre
en valeur le patrimoine culturel de l’humanité ?
Plusieurs choses. La musique que je fais, la musique électronique,
quand j’ai commencé, n’était pas aussi populaire qu’aujourd’hui. Et la
question s’est très vite posée : comment la mettre en scène,
comment la jouer, comment l’interpréter ? J’ai toujours été assez
impliqué dans l’écologie et l’importance de l’environnement, et il me
paraissait intéressant de lier la musique aux espaces et aux lieux. Et
aussi de pouvoir, le temps d’une nuit, un peu comme les gens du voyage,
installer son chapiteau et disparaître le lendemain. Pour moi ça a
toujours été ce côté itinérant et poétique du voyage avec sa part de
mystère, avec aussi sa part de force. Ce n’est pas un paradoxe :
l’éphémère est ce qui reste le plus dans votre cœur.
C’est aussi ce genre de choses que je voulais partager avec le
public : être en prise directe avec leur environnement, venir vers
eux. C’est ce qui m’a rapproché aussi de l’UNESCO et de l’importance
que l’UNESCO a eue, a et aura dans le fait d’identifier clairement un
certain nombre de lieux dans le monde qui font partie de notre mémoire
collective, mondiale, de notre identité, en tant que terriens, au-delà
des frontières, qu’il ne faut pas seulement préserver, mais faire
vivre. Et moi en tant que créateur, ce qui m’a intéressé ce n’est pas
de considérer ces endroits comme des pierres mortes ou d’avoir une
approche muséale des endroits sur lesquels on mettrait une cloche à
fromage, parce que tous ces endroits ont été construits à l’époque pour
que la société en profite d’une manière ou d’une autre :
religieuse, civile ou sociétale, peu importe. Et donc du coup, c’est
quelque chose que j’avais envie de célébrer. Et puis la musique, qui
n’est pas la chanson, est par définition un langage qui est universel.
Et donc je me suis retrouvé avec des invitations, ce n’était pas
nécessairement des projets que j’avais en tête, venant de villes et de
pays qui me proposent de faire des concerts dans des endroits un peu
particuliers, qui évidemment sont toujours des aventures humaines. Ce
sont des aventures artistiques, mais ce sont aussi des aventures
humaines, que ce soit en Chine, en Égypte, en Afrique, en Amérique, en
Russie, dans les pays de l’Est aussi, où j’ai des liens très forts avec
la Bulgarie, la Pologne, la Tchéquie, la Hongrie – ce sont des pays qui
pour moi comptent énormément.
Cela fait 20 ans que vous
êtes ambassadeur de bonne volonté de l’UNESCO. C’est apparemment un
travail qui vous a beaucoup rapporté ?
Je me méfie toujours des artistes qui sautent sur des causes, et
souvent c’est quelque chose d’ambigu, parce que je ne pense pas que ce
soit le rôle des artistes de transformer leur scène en tribune
politique. Je pense que ce sont deux métiers différents. En revanche,
je pense qu’à partir du moment où on a un contact vers le public, on a
une responsabilité, et qu’il y a un certain nombre de choses qu’on peut
transmettre à travers sa création.
Ce qui m’a tout de suite séduit à l’UNESCO quand le directeur général
de l’époque Federico Mayor m’a proposé d’être ambassadeur des Nations
Unies pour l’UNESCO, c’est que cette organisation est la seule qui est
non-politique et capable de réfléchir aux problèmes qui vont se
présenter dans 25-30 ans, c'est-à-dire de réfléchir au moyen terme et
au long terme. Et ceci dans un monde où on ne réfléchit qu’à très court
terme.
Ceci est vrai pour les politiques qui sont pris dans des échéances
électorales, pour les patrons des grosses entreprises qui sont dans des
échéances budgétaires, tandis que l’UNESCO a ce pouvoir de réfléchir
aux problèmes de l’humanité de manière objective. C’est quelque chose
qui m’a plu et j’ai décidé de m’y consacrer, d’y consacrer une partie
de mon temps, et tout simplement d’accompagner les valeurs de l’UNESCO,
les campagnes de l’UNESCO dans mon quotidien. C'est-à-dire que chaque
fois que j’en ai l’occasion, d’en parler, de promouvoir les idées de
l’UNESCO, de faire mieux connaître aussi l’UNESCO qui a une image un
peu abstraite pour les gens de la rue.
Comme j’étais très tôt impliqué dans les questions d’environnement, un
de mes premiers albums s’appelait Oxygène [1976] et on n’était pas
autant à cette époque à s’impliquer, à s’intéresser à l’environnement.
On voit qu’aujourd’hui on est arrivé à ce que chacun a conscience de
l’environnement et du fait qu’il vaut mieux faire attention à la
planète pour les générations futures. Même si tout n’est pas parfait,
on y est arrivé.
Et je pense que c’est la même chose en ce qui concerne l’éducation.
Aujourd’hui, l’éducation est une priorité comme l’écologie l’a été il y
a une trentaine d’années. Je dirais que les trois choses importantes
pour le futur, pour paraphraser Irina Bokova, notre directrice
générale, c’est l’éducation, l’éducation et l’éducation.
Mais le monde va-t-il
mieux aujourd’hui ? Y a-t-il encore une tête de mort qui sort de
l’écorce terrestre, comme sur la pochette de votre disque Oxygène ?
Elle est latente. Ce que j’aime dans cette peinture de Michel Granger,
c’est une image qui n’est pas nécessairement pessimiste. C’est plutôt
un point d’interrogation : où allons-nous en fait ? C’est
tout le problème qui est accentué par l'un des tabous de notre société,
qui est le problème démographique. C’est par l’éducation qu’on arrivera
à mieux comprendre les catastrophes naturelles, à atténuer les
extrémismes religieux, et à mieux contrôler la démographie, qui est
quelque chose dont on ne parle pas suffisamment à mon avis. Tous ces
thèmes sont des causes chères à l’UNESCO, qui sont prioritaires, je
dirais même plus, qui sont primordiales, et c’est la raison pour
laquelle je suis extrêmement heureux qu’aujourd’hui la directrice
générale à la tête de l’UNESCO soit une femme. Et une femme telle
qu’Irina Bokova qui, selon moi, pour des tas de raisons incarne ce que
doit être un des grands dirigeants intellectuels de ce monde.
C'est-à-dire de faire de la politique au sens grec du terme, de penser
à l’avenir de la société, à l’avenir de nos enfants, aux générations
futures. Et aussi au fait qu’elle soit bulgare. C’est quelque chose qui
pour moi aussi est intéressant. Pourquoi ? Parce que tous les pays
de l’Est ont connu pratiquement un siècle de douleur, un siècle de
souffrance. Mais on sait que ce qui ne tue pas rend plus fort. Et je
suis toujours très frappé par la sagesse des pays de l’Est, au-delà de
la Bulgarie, de tous les pays de l’Est. L’Europe de l’Est a justement
un rôle je dirai presque médiateur sur le plan intellectuel, à cause
justement de ce qui s’est passé au XXe siècle, pour être une sorte de
lien, presque sur le plan de l’affect, entre l’Est et l’Ouest, et aussi
entre le Nord et le Sud.
Et je pense que le fait que ce soit une femme, la seule femme qui
existe à la tête des organisations des Nations unies, est quelque chose
d’essentiel. Et je pense que Irina Bokova est totalement en phase
avec la manière dont il va falloir traiter le problème de l’éducation,
le problème de l’égalité et du traitement des femmes, des enfants bien
entendu, le problème de l’écologie, le problème de l’eau, de la culture
aussi.
Et cela nous amène au rôle de l’Union européenne par rapport à la
culture. Je pense que la culture aujourd’hui est plus que jamais l’une
des clés pour le développement durable. Et aussi, au-delà de la
culture, la notion de propriété intellectuelle. C'est-à-dire cette
fameuse notion de l’exception culturelle qui est extrêmement discutée
aujourd’hui en Europe, et sur laquelle M. Barroso a pris position
[dans le cadre des négociations pour le Partenariat transatlantique sur
le commerce et l’investissement].
On voit que c’est un sujet très bousculé par toute l’évolution
d’Internet, etc. Il ne faut pas oublier une chose, c’est que la
propriété intellectuelle, c’est l’un des fondements de la démocratie,
et le droit des créateurs de pouvoir vivre de leur travail est quelque
chose qui concerne chacun. Dans chaque famille, il y a des enfants, des
frères, des sœurs, qui veulent être cinéastes, musiciens, photographes,
artisans, architectes, etc. Leur création, c’est l’identité de demain.
C’est comme cela depuis que les humains sont sur cette planète. Donc ce
n’est pas simplement un problème de copyright, ce n’est pas un problème
financier – qui va gagner de l’argent. C’est beaucoup plus large que
ça. C’est aussi la survie de certains pays en développement.
C'est-à-dire des gens à qui on pille le patrimoine aujourd’hui, dans le
monde de la pub, de la mode, souvent sans le savoir, sans rétribuer des
communautés qui en ont besoin.
Et je pense que l’Europe a un rôle à jouer, parce qu’elle a été et est
toujours en avance sur ces questions-là. La manière de respecter la
culture et de faire que la culture soit un des piliers de nos sociétés,
c’est l’Europe qui a toujours été le fer de lance de cette réflexion,
et il faut que ça continue. Avec les Chinois, avec l’Asie, avec les
États-Unis, et aussi avoir cette réflexion entre le Nord et le Sud. Et
l’UNESCO, évidemment, est au centre de ces réflexions. Et quand on
parle tellement de parité, il serait temps aussi de l’appliquer à la
tête des différentes organisations. C’est pourquoi la présence d’Irina
Bokova à la tête de l’UNESCO est tellement essentielle aujourd’hui.
L’Union européenne
n’est-elle pas trop cloisonnée dans sa répartition des tâches, parce
que le commissaire au développement n’est pas responsable de la
dimension culturelle ?
Je suis profondément européen, mais l’Europe ce n’est pas Bruxelles. Je
dirai par là que Bruxelles subit les cauchemars des services publics de
chacun des pays qui s’ajoutent dans cette ville comme un mille-feuille.
On souffre, chacun, de trop de complexité administrative. Et Bruxelles,
c’est les complexités administratives des pays ajoutées les unes aux
autres. Donc c’est totalement kafkaïen. Avec des gens de bonne volonté,
qui ne se comprennent pas entre eux, qui se paralysent les uns les
autres, et qui fait que les décisions européennes sont un
embrouillamini de valses-hésitations et souvent de prises de pied dans
le tapis. Malgré tout l’Europe avance, mais elle n’avance pas du tout à
la vitesse à laquelle elle devrait avancer. Et on voit bien que tout le
monde est plein de bonnes intentions, mais on a enfanté d'un monstre,
avec le système administratif de Bruxelles. On a voulu réguler ce qui
doit rester spécifique par définition. Ce qui révèle les extrêmes dans
les pays européens de manière caricaturale, parce qu’il est évident que
ce n’est pas ça la solution.
Évidemment que la culture est au centre de tout ça. La culture, par
définition, c’est la spécificité de chacun. C’est la vôtre, c’est la
mienne, c’est celle de nos enfants, c’est celle de nos parents. Et on
ne peut pas appliquer les mêmes principes et aborder la culture comme
on aborde l’agriculture, l’industrie ou n’importe quel autre secteur de
nos sociétés. Et, du coup, la culture passe au second plan. Parce que
ce n’est pas dans l’ADN des politiques de mettre la culture au premier
plan. Cela n’a jamais été. Ça l’a souvent été dans les sociétés en
expansion, donc c’est mauvais signe pour nous. Plus on va mettre la
culture au second plan, plus on va régresser
Tout en rendant hommage à mon pays, la France, qui de manière
quelquefois maladroite, ce qui n’est pas le cas en ce moment, mais l’a
été dans notre histoire, je dois dire, qu’il a mis en avant la culture,
de manière flamboyante et de manière visible. Il y a beaucoup de choses
qui pourraient fonctionner mieux en France, mais je soutiens notre
position vis-à-vis de la culture, c'est-à-dire de faire de la culture
une exception, non pas une exception culturelle française, mais faire
que dans la société la culture soit exceptionnelle et soit considérée
de manière exceptionnelle. Il faut comprendre une fois pour toutes que
la culture, c’est un des fondements de la démocratie, un des piliers de
la liberté, de l’identité de chacun. Et qu’en défendant notre culture,
on défend la culture des autres. Et quand la France dit
« attention, l’exception culturelle existe », ce n’est pas
l’exception culturelle française qui doit être considérée à part.
Distribuer des livres, des films et de la musique, ce n’est pas comme
distribuer des yaourts ou des endives. Même si le problème des endives
et des yaourts par ailleurs pose problème même à Bruxelles.
Où va la musique ?
D’ailleurs je ne suis pas sur que le vinyle n’a pas une meilleure
qualité de son que le MP3 ou le CD. Vous qui avez inventé des
instruments de musique devez le savoir ?
Effectivement il y a un paradoxe qui est né au moment de l’avènement du
CD, qui est que le vinyle avait des défauts, mais était d’une très
bonne qualité. On nous a présenté le CD comme le Graal du son et le
produit de reproduction sonore qui serait idéal, mais on s’est aperçu
que ce n’était pas le cas, que c’était plutôt le 78 tours du numérique,
et que c’était moins bon que le vinyle. Ensuite est arrivé le MP3, qui
était encore pire que le CD. Donc il y a eu une régression dans la
manière de chacun, qui a finalement modifié l’oreille, en bien ou en
mal peu importe, mais ça l’a modifié. Et en même temps d’un point de
vue technologique, les studios d’enregistrement, pour le cinéma c’est
la même chose, n’ont cessé d’évoluer. Il y a un décalage de plus en
plus important entre la qualité qu’un musicien peut avoir dans un
studio et la manière dont sa musique va être écoutée. Mais ça va
s’équilibrer. La musique du futur va passer nécessairement par un très
grand bouleversement de la manière d’écouter. Aujourd’hui on est, à
l’époque du numérique, comme à l’époque du début du siècle dernier,
quand on écoutait un Gramophone. Avec le MP3, on est dans une situation
de Gramophone numérique. Le 21e siècle, je le souhaite et j’en suis
convaincu, va permettre d’explorer des manières beaucoup plus subtiles
et pertinentes d’apprécier le son et l’image en général.
Comme faire de la musique
soi-même ?
Oui.
Et des instruments aussi
extraordinaires que le harp laser ?
Bien sûr. Je pense que la lutherie va considérablement évoluer. On le
voit déjà avec ce qui se passe avec les tablettes numériques, on peut
faire maintenant dans le Thalys, quand on va de Paris à Bruxelles.
Cette nouvelle lutherie liée au numérique va faciliter l’accès de la
création pour chacun. Je pense que la démocratisation des outils va
permettre aussi la démocratisation de la création.
Les ferments de la Prospérité
Qu’est-ce qui vous donne
envie ? Faire de la musique dans l’espace ?
Il y a quelques années Arthur Clark, l’auteur de 2001 – Odyssée de
l’espace, avec lequel j’étais très ami, m’a dit, « toi, tu il faut
que tu fasses un concert sur la lune un jour ». Je lui ai
répondu : « Arthur, ce n’est pas sérieux, sur la lune il n’y
a pas d’atmosphère, le son ne peut pas se diffuser. » Il a
dit : « Non, non, mais tu trouveras un moyen, je sais que ça
arrivera un jour. »
Donc je n’en sais rien, mais il y a tellement d’endroits et de lieux
sur terre, d’ailleurs liés à l’UNESCO entre autres, il y a beaucoup de
choses à créer, à faire et à réussir sur cette planète, avant de
s’aventurer sur d’autres… Mais on ne sait jamais…
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Octobre 2013
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