Sortir l'islam de l'islamisme
Par Abdelwahab Meddeb, écrivain et poète
A
Dacca comme à Chittagong, deuxième ville du Bangladesh, je constate
qu'il est nécessaire de mettre en place un réseau des intellectuels et
des artistes musulmans libéraux pour défendre nos pays contre la
déferlante wahhabite salafiste. Celle-ci est en train de transformer
l'islam et de conduire ses peuples vers le pire, vers la régression,
l'obscurantisme, la fermeture, le fanatisme.
Il est étonnant de découvrir
combien les problèmes sont les mêmes du Maroc à ces contrées de l'Asie
du Sud. Toute l'horizontale qui oblique vers les tropiques à laquelle
nous appartenons est contaminée, elle chancelle vers une uniformisation
dévastatrice.
Et
cette situation n'est pas le fruit du hasard, elle est le résultat
d'une politique raisonnée, qui a montré sa cohérence, sa rigueur, son
souffle. Elle produit des effets qui transforment le réel, après une
action inscrite dans la durée entamée à la suite du premier choc
pétrolier de 1974. Choc qui déversa sur l'Arabie saoudite la manne
pétrolière dont une partie a été méthodiquement utilisée en faveur de
la propagation de la foi wahhabite de par le monde.
A partir de ce moment, l'islam n'a cessé de changer de l'Indonésie à
l'Occident maghrébin. Il est en train de subir une uniformisation et
une universalisation du culte à la manière wahhabite simplificatrice,
excluant la complexité théologique pour favoriser la constance de la
pratique, sous l'égide du Dieu un transformé en un être exclusif,
dépouillé de toute médiation. Au point qu'on aboutit à l'adoration
d'une idole menaçante, tyrannique, d'autant plus redoutable qu'elle
demeure absente, inaccessible, irreprésentable en son immanence même.
Telle conception réduit le Dieu à une sentinelle tatillonne, vous
surveillant en chacun de vos gestes pour savoir s'ils sont conformes à
la norme ou s'ils la transgressent.
Pour lutter contre ce péril, s'il n'est pas trop tard, il nous faut
agir sur les quatre points qui ont été la cible préférée des wahhabites.
D'abord l'islam vernaculaire, celui qui tourne autour du culte des
saints, qui récupère le fonds dionysiaque et tragique, c'est-à-dire qui
prend au sérieux la scène qui active la catharsis, la purge par
laquelle est évacué l'excédent dont la charge pèse sur les âmes des
individus et de la communauté qu'ils constituent. Or cette scène
vernaculaire récupère des matériaux qui proviennent de l'ère
préislamique.
L'origine de cette matière remonte loin dans le temps ; elle actualise
avec verve l'ancien, l'antique, qui, au Bangladesh, est indien ; elle
se connecte avec des vestiges hindouistes, bouddhiques, qui donnent une
forme de solidarité entre le 'âlim ("savant") et le pandit, entre le
soufi ("mystique") et le yogi. Comme il en est en Tunisie du fonds
appartenant à la Méditerranée, à la berbérité, à la judéité, à la
latinité, à l'Afrique subsaharienne, tant d'éléments ancestraux qui
interfèrent, s'entrecroisent, se tissent pour être encadrés par la
croyance islamique.
Ensuite, le deuxième point concerne l'approche doctrinale et la
procédure juridique telle qu'elle a été adaptée et articulée à
l'horizon du droit positif. C'est pour étouffer ces particularismes que
la vague wahhabite voudrait submerger la mémoire hanafite [tendance
libérale et rationaliste de l'islam] au Bangladesh et la mémoire
malékite [de l'imam Malik ibn Anas (711-795), théologien et législateur
qui vécut à Médine] au Maghreb.
Or ces mémoires, nonobstant leur carence opérationnelle, portent en
elles une complexité et une propension au débat que ne supporte pas la
schématisation wahhabite qui concentre son énergie sur l'orthopraxie au
détriment de quelque autre questionnement.
Puis, j'en viens au troisième point, celui qui réclame le retour au
fonds théologique et soufi impliquant la spéculation et
l'interrogation. Pour revivifier un tel fonds, il faut au préalable
dépasser aussi bien l'adhésion à l'un des quatre rites sunnites que le
clivage sunnites/chiites. Il convient aussi de s'affranchir de la
contrainte de l'ijmâ', du consensus qui a figé l'édifice constitué par
la tradition ; et renouer avec l'ikhtilâf, le désaccord entre oulémas.
Celui-ci crée la polyphonie, ouvre grandes les portes de l'ijtihâd, cet
effort d'interprétation qui suscite la controverse et maintient vive la
diversité des opinions, ce qui relativise l'accès à la vérité. Ce
mot-clé, l'ikhtilâf, rayonne dans le livre juridique du cadi philosophe
Ibn Rushd (Averroès 1126-1198), dont le titre peut être traduit ainsi :
"Ici commence celui qui fait effort d'interprétation, là finit celui
qui en fait l'économie."
A ce stade, il est aussi impératif d'élargir le domaine de nos
références en puisant dans les corpus philosophique et poétique qui ont
été consignés pendant des siècles par le truchement des grandes langues
d'islam, surtout l'arabe et le persan. Car nous trouvons à travers les
saillies de ces textes les prémices, les annonces, les signes
avant-coureurs des leçons libérales qui répondent d'une manière
efficiente aux problèmes d'aujourd'hui. On peut, par exemple, combler
avec elles notre déficience à penser la question de l'altérité.
Au Bangladesh, il existe un problème dans le rapport du musulman avec
l'autre, bouddhiste. Les actualités ne manquent pas de nous rapporter
l'investissement de sites bouddhistes par des bandes salafistes qui
brûlent les temples et détruisent ou décapitent les statues de Bouddha.
Tel fut le cas récemment, le 29 septembre, dans la ville de Ramu et les
villages alentour, près de Cox's Bazar, sur le golfe du Bengale. Onze
temples en bois ont été réduits en cendres, dont deux vieux de trois
siècles. Et ces violences se sont propagées à Patria, plus près de
Chittagong, où la présence bouddhiste est relativement dense.
Puis est venu le tour d'Ukhia, de Teknaf, toujours dans le sud-est du pays, non loin de la frontière birmane.
L'atteinte à l'harmonie entre communautés a blessé ici bien des
individus appartenant au milieu des musulmans libéraux. Ce déni de
l'altérité bouddhiste a suscité un poème de protestation qui redonne
gloire au Bouddha écrit par Kaiser Haq, un des poètes que j'ai
rencontrés à Dacca. Lors d'une séance de lecture publique, j'ai rappelé
nombre d'évocations bouddhistes dans la tradition islamique chez des
auteurs médiévaux.
Tous ces auteurs du Xe et du XIe siècle se révèlent autrement plus
ouverts à l'altérité, plus curieux de l'autre, plus aptes à entendre la
différence, plus pertinents à saisir le fonctionnement de la croyance
étrangère, en la singularité de ses rites et de ses représentations que
nos contemporains salafistes wahhabites qui veulent nous imposer leur
vision fanatique et exclusive. Après un tel rappel, la lecture du poème
de Kaiser Haq a acquis une franche évidence qui a renforcé la
conviction des auditeurs présents à travers la diversité de leurs
opinions.
Enfin, j'en arrive au dernier point, celui qui recommande
l'articulation de notre discours à la pensée moderne et postmoderne
telle qu'elle s'est exprimée depuis le XVIIIe siècle, depuis Rousseau
et Kant jusqu'à Karl Popper et Jacques Derrida en passant par John
Stuart Mill et tant d'autres, celle qui prône l'ouverture et la
liberté, qui use de l'arme de la critique et de la déconstruction d'un
héritage qui ne vaut que lorsqu'il continue d'être porté comme trace
interrogée avec constance.
L'assimilation d'une telle pensée nous restitue aussi à la complexité
et nous réoriente vers l'interrogation, elle nous détourne des réponses
toutes faites. Telles sont les conditions qui nous conduisent sur la
voie de la liberté et de la reconnaissance de celui qui ne partage ni
vos convictions ni votre croyance.
En honorant ces quatre points (honnis par les salafistes), nous serons
en mesure de construire un discours alternatif destiné à contrer le
propos wahhabite, à le réfuter et à en refuser le projet. Il s'agit
d'un "contre-discours", selon le mot utilisé par un penseur bangladais,
le professeur Imtiaz Ahmed, avec qui j'ai participé à une conversation
publique au Senate Hall de l'université de Dacca devant un public varié
et attentif composé aussi bien de séculiers que d'islamistes bon teint
comme d'autres d'apparence salafiste. Et la discussion avec le public
qui a suivi nos interventions et notre échange a été constructive,
cordiale.
Après cette séance, des jalons ont été posés pour avancer vers le tracé
de cette voie alternative sur laquelle devrait cheminer le produit de
nos échanges qui pourraient être facilités par la constitution d'un
réseau qui tisserait la toile des libéraux musulmans, d'Indonésie au
Maghreb, comme partout dans le monde, et les encourager à s'organiser
pour ne pas que leurs pays soient une proie facile entre les griffes
islamistes.
Abdelwahab Meddeb, écrivain et poète
Ecrivain et poète,
Abdelwahab Meddeb est né à Tunis en 1946. Vivant en France, il enseigne
la littérature comparée à l'université Paris-X et anime l'émission
"Cultures d'islam" sur France Culture. En 2012, il est invité par
l'Université libre de Berlin pour occuper la chaire Samuel Fischer
Guest Professorship for Literature. Il est l'auteur de nombreux
ouvrages, dont La Maladie de l'islam (Seuil, 2002), Contre-prêches
(Seuil, 2006) et Pari de civilisation (Seuil, 2009) ; Printemps de
Tunis, la métamorphose de l'histoire (Albin Michel, 2011).
17 Décembre 2012 / 9
Octobre 2013
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