Brève tentative d'explication pour ce qui est de l'art dans cette société
Par Nicolas ROMÉAS
Je
voudrais ici, simplement, tenter de cerner le principe qui est à
l'origine du rôle de l'«artiste» dans une culture donnée, en-dehors de
la façon dont les uns ou les autres peuvent remplir ce rôle, et
esquisser les contours du gouffre qui se creuse entre ce principe et la
dynamique d'une société qui donne de moins en moins de valeur à la
connaissance de ses propres failles.
Si
l'on veut bien considérer - d'une époque et d'une culture à l'autre -
la marge d'interprétation de ce terme, l'artiste est toujours, quel que
soit le nom qu'on lui donne, l'inadapté par excellence.
C'est cette inadaptation qui fait sa force et sa profonde utilité pour
la collectivité. Mais à la condition expresse qu'il soit entendu que
cette inadaptation n'est pas un «moins», mais au contraire un «plus».
Cette inadaptation devient alors une qualité qui lui confère une place
de choix dans la collectivité humaine. Au lieu d'être perçue, comme
c'est de plus en plus le cas dans la société occidentale moderne, en
tant que manque, ou défaut : le «handicap», la «folie», tous les
dysfonctionnements qu'il faudrait rectifier et soigner… elle se révèle,
à l'opposé, signe et gage d'un savoir «supérieur» à celui de l'homme
ordinaire. Et que celui-ci reconnaît comme tel. Mais cette supériorité
n'a pas grand chose d'enviable, elle implique surtout des
inconvénients — une responsabilité et un travail ardu —, de
maigres avantages.
La plupart du temps elle ne permet pas (comme il est logique pour le
fait d'être inadapté) de vivre normalement au sein d'une communauté
culturelle, en en respectant les règles et les interdits. Mais si la
valeur de cette charge est acceptée et reconnue pour ce qu'elle est,
elle ouvre un tout autre chemin.
Ce chemin, dans d'autres cultures comme dans notre propre passé, relie
et reliait aux dieux. Et, quand les dieux ne sont plus là, il mène
encore vers l'inconnu. Un chemin de nature spirituelle, symbolique,
difficile d'accès, qui permettra d'exprimer, par différentes
techniques, ce qui échappe à la règle commune et dont ceux qui sont
plus ou moins adaptés, les gens «ordinaires», savent l'importance et
qu'ils ressentent par instants mais peinent à exprimer. Tout en
éprouvant le besoin que ces choses soient présentes, ne soient pas
niées, qu'elles aient une place dans notre imaginaire commun.
Celui qui suit ce chemin ne peut donc s'épanouir (ou tout au moins
trouver sa place) dans une société donnée, qu'à la condition que ladite
société accorde une valeur importante à ce qui est de l'ordre du
spirituel, qu'elle soit en possession de langages symboliques, de
codes, qui confèrent à ce qui appartient au monde de l'esprit une
existence signifiante dans le réel, reconnue de chacun de ses
membres.
Or, nul n'ignore que ce n'est pas le cas d'un monde occidental en voie
de déshumanisation qui répand, partout sur la planète, le poison de la
concurrence et l'obsession du chiffre.
Le statut de l'artiste en Occident s'est tellement éloigné, coupé de la
vie ordinaire, qu'on a de plus en plus de mal à comprendre sa vraie
fonction. Il possède des langages, oui, et il en invente, mais ces
langages ne sont pas (ou plus) un bien commun, ils sont le lot d'une
minorité de classe - ou de caste. L'art, dans ces conditions, ne peut
évidemment pas travailler la matière de la société entière. Il perd son
utilité politique et peut être utilisé à des fins contraires à son rôle
véritable. Par exemple, à ce que Pierre Bourdieu nommait la
«distinction». Jean Vilar, qui savait le rôle politique de l'art,
disait que pour qu'une pièce fonctionne bien, il faut que la société
entière soit représentée dans la salle.
C'est ce qu'a essayé de nous faire comprendre Jean Dubuffet en faisant
émerger la notion d'art brut, l'art des «fous», des inadaptés, ceux
dont la parole nous importe particulièrement parce qu'ils sont les
témoins de ce que nous ressentons tous sans pouvoir vraiment l'assumer
ni l'exprimer. Et c'est aussi à sa façon ce que Mircea Eliade nous
explique dans plusieurs de ses ouvrages, lorsqu'il évoque le rôle
des shamans dans de nombreuses civilisations dites "premières" :
ceux qui manient moins bien les règles de la vie en société -
précisément parce que ce manque reste en eux -, en savent plus sur
notre humanité, ou du moins peuvent nous en dire plus.
Nous n'avons pas encore tout à fait perdu l'idée de la nécessité vitale
de l'autre, de l'altérité, de la rencontre, de l'étonnement, voire du
bouleversement. Face à une machine ultralibérale mortifère, nous
retrouvons des traces de cette nécessité portée par l'artiste dans de
nombreux gestes, de nombreuses actions qui résistent à la
déshumanisation générale, chez toutes sortes de gens, des jardiniers,
des urbanistes, des psychanalystes, des philosophes, des rêveurs de la
politique, mais de moins en moins dans le monde dit «de l'art», qui
s'éloigne un peu plus chaque jour de la profonde et simple réalité de
nos existences, dévie de plus en plus vers cette fallacieuse notion
d'«élite», ou disparaît dans une industrie qui le standardise et le tue.
Et bientôt, si nous laissons les choses aller leur train, nous ne
pourrons plus défendre nos artistes, car nous ne sentirons plus qu'ils
sont des nôtres. Nous ne saurons plus dire que nous voulons, tous, que
l'art existe dans notre société, en dehors de toute question de
rentabilité ou même de viabilité économique, simplement parce que c'est
une nécessité vitale pour une société humaine. C'est une des raisons
majeures pour lesquelles nous ne défendons pas suffisamment le service
public de l'art que notre pays a su construire après-guerre, nous nous
en sommes éloignés, et nous ne savons plus vraiment à quoi ça sert. Y
compris pour ce qui concerne le régime de l'intermittence, abîmé par
des décennies de destruction et dont nous ne sommes plus capables de
comprendre qu'il est indispensable pour trouver le temps nécessaire à
la création de pièces de théâtre, de danse, de films… Un temps qui n'a
pas de limite, pas de rapport à la rentabilité, pas de logique
apparente, mais sans lequel il n'y a pas d'art.
25 Février 2014
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