La
nécessaire création d'une bibliothèque
virtuelle européenne
Entretiens d'Europartenaires
Mars 2005
ENA
Jean-Noël Jeanneney rapproche son
engagement en faveur de la création d'une Bibliothèque
Universelle européenne sur le Net de l'adoption de
la constitution dans le contexte politique actuel pour laquelle
l'approbation du texte s'avère essentielle.
La déclaration de Google du 14 décembre 2004
annonçait la création d'une bibliothèque
géante réunissant 15 millions de livres, notamment
ceux disponibles dans les universités et les grandes
bibliothèques américaines, en plus d'Oxford.
La première réaction peut être celle d'un
enthousiasme béât. L'accès à une
telle masse de données parait être une opportunité
pour le développement culturel de l'humanité.
Mais à la réflexion, lorsqu'on examine la manière
dont fonctionnent les itérations et dont sont programmées
les outils de recherche, on s'aperçoit que les choix
faits ne sont pas neutres, et peuvent donner une prime aux
textes déjà distingués, en plus d'une
prépondérance sans réel partage des documents
rédigés en américain.
Nous avons donc décidé de prendre la nouvelle
au sérieux.
L'effet d'annonce ne sera pas forcément
suivi de concrétisations, notamment en termes de logistique,
puisqu'il parait délicat de numériser des quantités
aussi importantes de livres, en particulier pour une société
privé, mais le capitalisme entrepreneurial a déjà
montré qu'il pouvait mener à bien des projets
de cette ampleur. Cela pose des questions. 15 millions de
références ne représentent qu'une petite
partie des 300 millions de titres environ que l'humanité
a produit (environ 5% de la culture universelle).
Le système du choix impliquera des conséquences
et une prédominance anglo-saxonne. Il y a là
un risque majeur d'amalgame. On se souvient des réactions
hostiles qui avaient parcouru le monde anglophone, lors des
célébrations du bicentenaire de la révolution,
qui ont marqué la naissance médiatique des thèses
de la diversité culturelle. La vision des révolutionnaires
était particulièrement négative. On se
souvient du livre très critique "Citizens"
de Simon Schama, qui n'avait même pas trouvé
d'éditeur en France.
Nous refusons cette pente générale d'autant
que la recherche US sera valorisée, puisqu'elle occuperait
les "têtes de gondoles" du net. Le problème
vient en partie du fameux algorithme de recherche développé
par Google, qui utilisent des incréments liés
à la popularité des liens ou des critères
qui aboutissent insensiblement à ce que les succès
soient confortés, ce qui représente une menace
pour des formes de culture exigeantes ou d'avant-garde...
Il y a donc un mélange de bonne foi
et de détermination experte, à côté
des aspects purement capitalistiques du projet, puisqu'on
peut penser que des enchères interviendront pour l'attribution
des pages et la favorisation des ventes, via le marché
publicitaire qui sera créé.
C'est une déformation supplémentaire qui promeut
l'information plus que la culture... Exemple, si on fait une
recherche sur Colette et Jean-Sébastien Bach, on trouve
la citation de Colette. Mais si on cherche capitalisme et
démocratie, on ne peut pas trouver facilement ce que
l'on cherche. Les médiateurs, comme dans les bibliothèques,
restent donc nécessaires.
L'Union européenne a donc le devoir de réagir
et les politiques, les institutions doivent s'en mêler.
Google détient aujourd'hui 75% du marché. Nous
sommes dans le même cadre que pour le cinéma,
où les quotas ont permis que la production nationale
en France soit préservée. Un effort similaire
doit être fait dans ce domaine et l'accès régenté.
Un système protecteur a été imaginé
par rapport au cinéma à la télévision.
Il nous revient donc d'intervenir.
La numérisation est tributaire des techniques de gestion
des documents et de classement, la GED. Le défi consiste
à cumuler les outils et les documents. C'est ce qui
reste de la décision de François Mitterrand
de numériser les livres de la BNF, qui dispose de 80000
titres, consultables sur gallica.fr.
L'enthousiasme et l'implication de Bruxelles est indispensable,
d'autant que Google développe une nouvelle méthode
de recherche sous IP, c'est à dire sur les disques
durs de toutes les machines connectées, qui seraient
virtuellement transformées en serveurs, comme c'est
déjà le cas dans les systèmes de peer-to-peer
(NDLR). Cette innovation aura des effets lourds, d'autant
qu'elle donne à Google un avantage compétitif
décisif sur ses concurrents qu'elle éclipse
ou avec lesquels elle s'allie, voyant ses actions et ses profits
exploser (NDLR).
Il faut savoir si nous voulons, comme dans la tirade de Cyrano,
posté sous le balcon de Roxanne, que nos mots s'envolent
en "touffes" ou en bouquets. Les universités
doivent reprendre ce combat à leur compte.
Faut-il un moteur européen, ou prendre des participations
dans le moteur de recherche Google ? Microsoft, menacé
d'être contourné par Linux, a accepté
de fournir les codes source de ses programmes au pays qui
l'on exigé (NDLR).
La cause d'une bibliothèque virtuelle européenne
n'a tout d'abord pas suscité d'intérêt
des médias. Puis, l'annonce de la numérisation
des journaux a déclenché une véritable
traînée de poudre. 80% des gens sont favorables
à cette idée. Le président de la république
a alors joint celui de la BNF, il y a quinze jours et un appel
a été lancé aux européens.
Les institutions sont-elles capables de cristalliser
l'évidence d'un défi et l'évidence d'une
nécessité de réponse. Toute l'histoire
du continent est résumée dans les trois types
de solutions qu'elle a tour à tour choisies.
1 - C'est celle de Dante dans De Monarquia : un souverain
qui impose le bonheur à ses souverains, Dieu, l'Empereur...
2 - L'équilibre des nations au sens de Metternich,
concert pacifique jusqu'à Bismarck et la barbarie de
la grande guerre.
3 - L'histoire ne se répète pas avec le troisième
modèle européen tel qu'il se constitue dans
les années 46-48 sous l'égide de Schumann et
des pères fondateurs. Leurs réflexions contenaient
en germe les questions qui nous touchent actuellement. Fallait-il
commencer par le commerce et l'économie ou par la culture
? Faut-il constituer un noyau dur ? Les avancées doivent
elles se faire par à-coups brutaux ou progressivité,
ce qui a tendance à éroder un enthousiasme mis
au service de la sérénité générale.
Personne n'a envie de faire un pas en arrière. Le projet
de Google doit solliciter notre intérêt et notre
vigilance...
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