Le discours
de réception du prix Nobel de Patrick Modiano
Par
Patrick Modiano
Voici le discours prononcé par
Patrick Modiano, dimanche 7 décembre, à Stockholm, en Suède, pour
la réception de son prix Nobel de littérature.
Je
voudrais vous dire tout simplement combien je suis heureux d’être parmi
vous et combien je suis ému de l’honneur que vous m’avez fait en me
décernant ce prix Nobel de Littérature.
C’est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si
nombreuse assemblée et j’en éprouve une certaine appréhension. On
serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile
de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au moins un
romancier – a souvent des rapports difficiles avec la parole. Et si
l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un
romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude
de se taire et s’il veut se pénétrer d’une atmosphère, il doit se
fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l’air,
et s’il intervient dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques
questions discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes
qui l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de
raturer ses écrits. Bien sûr, après de multiples ratures, son style
peut paraître limpide. Mais quand il prend la parole, il n’a plus la
ressource de corriger ses hésitations.
Et puis j’appartiens à une génération où on ne laissait pas parler les
enfants, sauf en certaines occasions assez rares et s’ils en
demandaient la permission. Mais on ne les écoutait pas et bien souvent
on leur coupait la parole. Voilà ce qui explique la difficulté
d’élocution de certains d’entre nous, tantôt hésitante, tantôt trop
rapide, comme s’ils craignaient à chaque instant d’être interrompus.
D’où, sans doute, ce désir d’écrire qui m’a pris, comme beaucoup
d’autres, au sortir de l’enfance. Vous espérez que les adultes vous
liront. Ils seront obligés ainsi de vous écouter sans vous interrompre
et ils sauront une fois pour toutes ce que vous avez sur le cœur.
« Un romancier ne peut jamais être son lecteur »
L’annonce de ce prix m’a paru irréelle et j’avais hâte de savoir
pourquoi vous m’aviez choisi. Ce jour-là, je crois n’avoir jamais
ressenti de manière aussi forte combien un romancier est aveugle
vis-à-vis de ses propres livres et combien les lecteurs en savent plus
long que lui sur ce qu’il a écrit. Un romancier ne peut jamais être son
lecteur, sauf pour corriger dans son manuscrit des fautes de syntaxe,
des répétitions ou supprimer un paragraphe de trop. Il n’a qu’une
représentation confuse et partielle de ses livres, comme un peintre
occupé à faire une fresque au plafond et qui, allongé sur un
échafaudage, travaille dans les détails, de trop près, sans vision
d’ensemble.
Curieuse activité solitaire que celle d’écrire. Vous passez par des
moments de découragement quand vous rédigez les premières pages d’un
roman. Vous avez, chaque jour, l’impression de faire fausse route. Et
alors, la tentation est grande de revenir en arrière et de vous engager
dans un autre chemin. Il ne faut pas succomber à cette tentation mais
suivre la même route. C’est un peu comme d’être au volant d’une
voiture, la nuit, en hiver et rouler sur le verglas, sans aucune
visibilité. Vous n’avez pas le choix, vous ne pouvez pas faire marche
arrière, vous devez continuer d’avancer en vous disant que la route
finira bien par être plus stable et que le brouillard se dissipera.
Sur le point d’achever un livre, il vous semble que celui-ci commence à
se détacher de vous et qu’il respire déjà l’air de la liberté, comme
les enfants, dans la classe, la veille des grandes vacances. Ils sont
distraits et bruyants et n’écoutent plus leur professeur. Je dirais
même qu’au moment où vous écrivez les derniers paragraphes, le livre
vous témoigne une certaine hostilité dans sa hâte de se libérer de
vous. Et il vous quitte à peine avez-vous tracé le dernier mot. C’est
fini, il n’a plus besoin de vous, il vous a déjà oublié. Ce sont les
lecteurs désormais qui le révéleront à lui-même. Vous éprouvez à ce
moment-là un grand vide et le sentiment d’avoir été abandonné. Et aussi
une sorte d’insatisfaction à cause de ce lien entre le livre et vous,
qui a été tranché trop vite. Cette insatisfaction et ce sentiment de
quelque chose d’inaccompli vous poussent à écrire le livre suivant pour
rétablir l’équilibre, sans que vous y parveniez jamais. à mesure que
les années passent, les livres se succèdent et les lecteurs parleront
d’une « œuvre ». Mais vous aurez le sentiment qu’il ne
s’agissait que d’une longue fuite en avant.
Oui, le lecteur en sait plus long sur un livre que son auteur lui-même.
Il se passe, entre un roman et son lecteur, un phénomène analogue à
celui du développement des photos, tel qu’on le pratiquait avant l’ère
du numérique. Au moment de son tirage dans la chambre noire, la photo
devenait peu à peu visible. à mesure que l’on avance dans la lecture
d’un roman, il se déroule le même processus chimique. Mais pour qu’il
existe un tel accord entre l’auteur et son lecteur, il est nécessaire
que le romancier ne force jamais son lecteur – au sens où l’on dit d’un
chanteur qu’il force sa voix – mais l’entraîne imperceptiblement et lui
laisse une marge suffisante pour que le livre l’imprègne peu à peu, et
cela par un art qui ressemble à l’acupuncture où il suffit de piquer
l’aiguille à un endroit très précis et le flux se propage dans le
système nerveux.
« Chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le
précédent »
Cette relation intime et complémentaire entre le romancier et son
lecteur, je crois que l’on en retrouve l’équivalent dans le domaine
musical. J’ai toujours pensé que l’écriture était proche de la musique
mais beaucoup moins pure que celle-ci et j’ai toujours envié les
musiciens qui me semblaient pratiquer un art supérieur au roman – et
les poètes, qui sont plus proches des musiciens que les romanciers.
J’ai commencé à écrire des poèmes dans mon enfance et c’est sans doute
grâce à cela que j’ai mieux compris la réflexion que j’ai lue quelque
part : « C’est avec de mauvais poètes que l’on fait des
prosateurs. » Et puis, en ce qui concerne la musique, il s’agit
souvent pour un romancier d’entraîner toutes les personnes, les
paysages, les rues qu’il a pu observer dans une partition musicale où
l’on retrouve les mêmes fragments mélodiques d’un livre à l’autre, mais
une partition musicale qui lui semblera imparfaite. Il y aura, chez le
romancier, le regret de n’avoir pas été un pur musicien et de n’avoir
pas composé Les Nocturnes de Chopin.
Le manque de lucidité et de recul critique d’un romancier vis-à-vis de
l’ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que j’ai
remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d’autres : chaque
nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent au point que
j’ai l’impression de l’avoir oublié. Je croyais les avoir écrits les
uns après les autres de manière discontinue, à coups d’oublis
successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes
lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs
d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un
demi-sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un
somnambule, tant il est pénétré par ce qu’il doit écrire, et l’on peut
craindre qu’il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l’on
oublie cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les
toits sans jamais tomber.
Dans la déclaration qui a suivi l’annonce de ce prix Nobel, j’ai retenu
la phrase suivante, qui était une allusion à la dernière guerre
mondiale : « Il a dévoilé le monde de l’Occupation. » Je
suis comme toutes celles et ceux nés en 1945, un enfant de la
guerre, et plus précisément, puisque je suis né à Paris, un enfant qui
a dû sa naissance au Paris de l’Occupation. Les personnes qui ont vécu
dans ce Paris-là ont voulu très vite l’oublier, ou bien ne se souvenir
que de détails quotidiens, de ceux qui donnaient l’illusion qu’après
tout la vie de chaque jour n’avait pas été si différente de celle
qu’ils menaient en temps normal. Un mauvais rêve et aussi un vague
remords d’avoir été en quelque sorte des survivants. Et lorsque leurs
enfants les interrogeaient plus tard sur cette période et sur ce
Paris-là, leurs réponses étaient évasives. Ou bien ils gardaient le
silence comme s’ils voulaient rayer de leur mémoire ces années sombres
et nous cacher quelque chose. Mais devant les silences de nos parents,
nous avons tout deviné, comme si nous l’avions vécu.
Paris sous l’Occupation, une ville qui « semblait absente
d’elle-même »
Ville étrange que ce Paris de l’Occupation. En apparence, la vie
continuait, « comme avant » : les théâtres, les cinémas, les
salles de music-hall, les restaurants étaient ouverts. On entendait des
chansons à la radio. Il y avait même dans les théâtres et les cinémas
beaucoup plus de monde qu’avant-guerre, comme si ces lieux étaient des
abris où les gens se rassemblaient et se serraient les uns contre les
autres pour se rassurer. Mais des détails insolites indiquaient que
Paris n’était plus le même qu’autrefois. à cause de l’absence des
voitures, c’était une ville silencieuse – un silence où l’on entendait
le bruissement des arbres, le claquement de sabots des chevaux, le
bruit des pas de la foule sur les boulevards et le brouhaha des voix.
Dans le silence des rues et du black-out qui tombait en hiver vers cinq
heures du soir et pendant lequel la moindre lumière aux fenêtres était
interdite, cette ville semblait absente à elle-même – la ville
« sans regard », comme disaient les occupants nazis. Les
adultes et les enfants pouvaient disparaître d’un instant à l’autre,
sans laisser aucune trace, et même entre amis, on se parlait à demi-mot
et les conversations n’étaient jamais franches, parce qu’on sentait une
menace planer dans l’air.
Dans ce Paris de mauvais rêve, où l’on risquait d’être victime d’une
dénonciation et d’une rafle à la sortie d’une station de métro, des
rencontres hasardeuses se faisaient entre des personnes qui ne se
seraient jamais croisées en temps de paix, des amours précaires
naissaient à l’ombre du couvre-feu sans que l’on soit sûr de se
retrouver les jours suivants. Et c’est à la suite de ces rencontres
souvent sans lendemain, et parfois de ces mauvaises rencontres, que des
enfants sont nés plus tard. Voilà pourquoi le Paris de l’Occupation a
toujours été pour moi comme une nuit originelle. Sans lui je ne serais
jamais né. Ce Paris-là n’a cessé de me hanter et sa lumière voilée
baigne parfois mes livres.
Voilà aussi la preuve qu’un écrivain est marqué d’une manière
indélébile par sa date de naissance et par son temps, même s’il n’a pas
participé d’une manière directe à l’action politique, même s’il donne
l’impression d’être un solitaire, replié dans ce qu’on appelle
« sa tour d’ivoire ». Et s’il écrit des poèmes, ils sont à
l’image du temps où il vit et n’auraient pas pu être écrits à une autre
époque.
Ainsi le poème de Yeats, ce grand écrivain irlandais, dont la lecture
m’a toujours profondément ému : Les cygnes sauvages à Coole. Dans
un parc, Yeats observe des cygnes qui glissent sur l’eau :
Le dix-neuvième automne est descendu sur moi
Depuis que je les ai comptés pour la première fois ;
Je les vis, avant d'en avoir pu finir le compte
Ils s'élevaient soudain
Et s'égayaient en tournoyant en grands cercles brisés
Sur leurs ailes tumultueuses
Mais maintenant ils glissent sur les eaux tranquilles
Majestueux et pleins de beauté.
Parmi quels joncs feront-ils leur nid,
Sur la rive de quel lac, de quel étang
Enchanteront-ils d'autres yeux lorsque je m'éveillerai
Et trouverai, un jour, qu'ils se sont envolés ?
Les cygnes apparaissent souvent dans la poésie du XIXe siècle –
chez Baudelaire ou chez Mallarmé. Mais ce poème de Yeats n’aurait pas
pu être écrit au XIXe siècle. Par son rythme particulier et sa
mélancolie, il appartient au XXe siècle et même à l’année où il a
été écrit.
Il arrive aussi qu’un écrivain du XXIe siècle se sente, par
moments, prisonnier de son temps et que la lecture des grands
romanciers du XIXe siècle – Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski
– lui inspire une certaine nostalgie. À cette époque-là, le temps
s’écoulait d’une manière plus lente qu’aujourd’hui et cette lenteur
s’accordait au travail du romancier car il pouvait mieux concentrer son
énergie et son attention. Depuis, le temps s’est accéléré et avance par
saccades, ce qui explique la différence entre les grands massifs
romanesques du passé, aux architectures de cathédrales, et les œuvres
discontinues et morcelées d’aujourd’hui. Dans cette perspective,
j’appartiens à une génération intermédiaire et je serais curieux de
savoir comment les générations suivantes qui sont nées avec l’internet,
le portable, les mails et les tweets exprimeront par la littérature ce
monde auquel chacun est « connecté » en permanence et où les
« réseaux sociaux » entament la part d’intimité et de secret
qui était encore notre bien jusqu’à une époque récente – le secret qui
donnait de la profondeur aux personnes et pouvait être un grand thème
romanesque. Mais je veux rester optimiste concernant l’avenir de la
littérature et je suis persuadé que les écrivains du futur assureront
la relève comme l’a fait chaque génération depuis Homère…
Et d’ailleurs, un écrivain, comme tout autre artiste, a beau être lié à
son époque de manière si étroite qu’il n’y échappe pas et que le seul
air qu’il respire, c’est ce qu’on appelle « l’air du temps »,
il exprime toujours dans ses œuvres quelque chose d’intemporel. Dans
les mises en scène des pièces de Racine ou de Shakespeare, peu importe
que les personnages soient vêtus à l’antique ou qu’un metteur en scène
veuille les habiller en bluejeans et en veste de cuir. Ce sont des
détails sans importance. On oublie, en lisant Tolstoï, qu’Anna Karénine
porte des robes de 1870 tant elle nous est proche après un siècle et
demi. Et puis certains écrivains, comme Edgar Poe, Melville ou
Stendhal, sont mieux compris deux cents ans après leur mort que par
ceux qui étaient leurs contemporains.
« Tolstoï se confondait avec le ciel et le paysage qu’il
décrivait »
En définitive, à quelle distance exacte se tient un romancier ? En
marge de la vie pour la décrire, car si vous êtes plongé en elle – dans
l’action – vous en avez une image confuse. Mais cette légère distance
n’empêche pas le pouvoir d’identification qui est le sien vis-à-vis de
ses personnages et celles et ceux qui les ont inspirés dans la vie
réelle. Flaubert a dit : « Madame Bovary, c’est moi ».
Et Tolstoï s’est identifié tout de suite à celle qu’il avait vue se
jeter sous un train une nuit, dans une gare de Russie. Et ce don
d’identification allait si loin que Tolstoï se confondait avec le ciel
et le paysage qu’il décrivait et qu’il absorbait tout, jusqu’au plus
léger battement de cil d’Anna Karénine. Cet état second est le
contraire du narcissisme car il suppose à la fois un oubli de soi-même
et une très forte concentration, afin d’être réceptif au moindre
détail. Cela suppose aussi une certaine solitude. Elle n’est pas un
repli sur soi-même, mais elle permet d’atteindre à un degré d’attention
et d’hyper-lucidité vis-à-vis du monde extérieur pour le transposer
dans un roman.
J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux
êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en
apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention
soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie
courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de
phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était
cachée en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du
peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se
trouvent au fond de chaque personne. Je pense à mon cousin lointain, le
peintre Amedeo Modigliani dont les toiles les plus émouvantes sont
celles où il a choisi pour modèles des anonymes, des enfants et des
filles des rues, des servantes, de petits paysans, de jeunes apprentis.
Il les a peints d’un trait aigu qui rappelle la grande tradition
toscane, celle de Botticelli et des peintres siennois du Quattrocento.
Il leur a donné ainsi – ou plutôt il a dévoilé – toute la grâce et la
noblesse qui étaient en eux sous leur humble apparence. Le travail du
romancier doit aller dans ce sens-là. Son imagination, loin de déformer
la réalité, doit la pénétrer en profondeur et révéler cette réalité à
elle-même, avec la force des infrarouges et des ultraviolets pour
détecter ce qui se cache derrière les apparences. Et je ne serais pas
loin de croire que dans le meilleur des cas le romancier est une sorte
de voyant et même de visionnaire. Et aussi un sismographe, prêt à
enregistrer les mouvements les plus imperceptibles.
J’ai toujours hésité avant de lire la biographie de tel ou tel écrivain
que j’admirais. Les biographes s’attachent parfois à de petits détails,
à des témoignages pas toujours exacts, à des traits de caractère qui
paraissent déconcertants ou décevants et tout cela m’évoque ces
grésillements qui brouillent certaines émissions de radio et rendent
inaudibles les musiques ou les voix. Seule la lecture de ses livres
nous fait entrer dans l’intimité d’un écrivain et c’est là qu’il est au
meilleur de lui-même et qu’il nous parle à voix basse sans que sa voix
soit brouillée par le moindre parasite.
Mais en lisant la biographie d’un écrivain, on découvre parfois un
événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son
œuvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience,
cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses
livres. Aujourd’hui, je pense à Alfred Hitchcock, qui n’était pas un
écrivain mais dont les films ont pourtant la force et la cohésion d’une
œuvre romanesque. Quand son fils avait cinq ans, le père d’Hitchcock
l’avait chargé d’apporter une lettre à un ami à lui, commissaire de
police. L’enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l’avait
enfermé dans cette partie grillagée du commissariat qui fait office de
cellule et où l’on garde pendant la nuit les délinquants les plus
divers. L’enfant, terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que
le commissaire ne le délivre et ne lui dise : « Si tu te
conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui t’attend. » Ce
commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes
d’éducation, est sans doute à l’origine du climat de suspense et
d’inquiétude que l’on retrouve dans tous les films d’Alfred Hitchcock.
« C’est beaucoup plus tard que mon enfance m’a paru
énigmatique »
Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois
que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres,
plus tard. Je me trouvais le plus souvent loin de mes parents, chez des
amis auxquels ils me confiaient et dont je ne savais rien, et dans des
lieux et des maisons qui se succédaient. Sur le moment, un enfant ne
s’étonne de rien, et même s’il se trouve dans des situations insolites,
cela lui semble parfaitement naturel. C’est beaucoup plus tard que mon
enfance m’a paru énigmatique et que j’ai essayé d’en savoir plus sur
ces différentes personnes auxquelles mes parents m’avaient confié et
ces différents lieux qui changeaient sans cesse. Mais je n’ai pas
réussi à identifier la plupart de ces gens ni à situer avec une
précision topographique tous ces lieux et ces maisons du passé. Cette
volonté de résoudre des énigmes sans y réussir vraiment et de tenter de
percer un mystère m’a donné l’envie d’écrire, comme si l’écriture et
l’imaginaire pourraient m’aider à résoudre enfin ces énigmes et ces
mystères.
Et puisqu’il est question de « mystères », je pense, par une
association d’idées, au titre d’un roman français du
XIXe siècle : Les mystères de Paris. La grande ville, en
l’occurrence Paris, ma ville natale, est liée à mes premières
impressions d’enfance et ces impressions étaient si fortes que, depuis,
je n’ai jamais cessé d’explorer les « mystères de Paris ». Il
m’arrivait, vers neuf ou dix ans, de me promener seul, et malgré la
crainte de me perdre, d’aller de plus en plus loin, dans des quartiers
que je ne connaissais pas, sur la rive droite de la Seine. C’était en
plein jour et cela me rassurait. Au début de l’adolescence, je
m’efforçais de vaincre ma peur et de m’aventurer la nuit, vers des
quartiers encore plus lointains, par le métro. C’est ainsi que l’on
fait l’apprentissage de la ville et, en cela, j’ai suivi l’exemple de
la plupart des romanciers que j’admirais et pour lesquels, depuis le
XIXe siècle, la grande ville – qu’elle se nomme Paris, Londres,
Saint-Pétersbourg, Stockholm – a été le décor et l’un des thèmes
principaux de leurs livres.
Edgar Poe dans sa nouvelle L’homme des foules a été l’un des premiers à
évoquer toutes ces vagues humaines qu’il observe derrière les vitres
d’un café et qui se succèdent interminablement sur les trottoirs. Il
repère un vieil homme à l’aspect étrange et il le suit pendant la nuit
dans différents quartiers de Londres pour en savoir plus long sur lui.
Mais l’inconnu est « l’homme des foules » et il est vain de
le suivre, car il restera toujours un anonyme, et l’on n’apprendra
jamais rien sur lui. Il n’a pas d’existence individuelle, il fait tout
simplement partie de cette masse de passants qui marchent en rangs
serrés ou bien se bousculent et se perdent dans les rues.
« Grâce à la topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui
vous revient à la mémoire »
Et je pense aussi à un épisode de la jeunesse du poète Thomas De
Quincey, qui l’a marqué pour toujours. À Londres, dans la foule
d’Oxford Street, il s’était lié avec une jeune fille, l’une de ces
rencontres de hasard que l’on fait dans une grande ville. Il avait
passé plusieurs jours en sa compagnie et il avait dû quitter Londres
pour quelque temps. Ils étaient convenus qu’au bout d’une semaine, elle
l’attendrait tous les soirs à la même heure au coin de Tichfield
Street. Mais ils ne se sont jamais retrouvés. « Certainement nous
avons été bien des fois à la recherche l’un de l’autre, au même moment,
à travers l’énorme labyrinthe de Londres ; peut-être n’avons-nous
été séparés que par quelque 18 mètres – il n’en faut pas davantage pour
aboutir à une séparation éternelle. »
Pour ceux qui y sont nés et y ont vécu, à mesure que les années
passent, chaque quartier, chaque rue d’une ville, évoque un souvenir,
une rencontre, un chagrin, un moment de bonheur. Et souvent la même rue
est liée pour vous à des souvenirs successifs, si bien que grâce à la
topographie d’une ville, c’est toute votre vie qui vous revient à la
mémoire par couches successives, comme si vous pouviez déchiffrer les
écritures superposées d’un palimpseste. Et aussi la vie des autres, de
ces milliers et milliers d’inconnus, croisés dans les rues ou dans les
couloirs du métro aux heures de pointe.
C’est ainsi que dans ma jeunesse, pour m’aider à écrire, j’essayais de
retrouver de vieux annuaires de Paris, surtout ceux où les noms sont
répertoriés par rues avec les numéros des immeubles. J’avais
l’impression, page après page, d’avoir sous les yeux une radiographie
de la ville, mais d’une ville engloutie, comme l’Atlantide, et de
respirer l’odeur du temps. à cause des années qui s’étaient écoulées,
les seules traces qu’avaient laissées ces milliers et ces milliers
d’inconnus, c’était leurs noms, leurs adresses et leurs numéros de
téléphone. Quelquefois, un nom disparaissait, d’une année à l’autre. Il
y avait quelque chose de vertigineux à feuilleter ces anciens annuaires
en pensant que désormais les numéros de téléphone ne répondraient pas.
Plus tard, je devais être frappé par les vers d’un poème d’Ossip
Mandelstam :
Je suis revenu dans ma ville familière jusqu'aux sanglots
Jusqu'aux ganglions de l'enfance, jusqu'aux nervures sous la peau.
Pétersbourg ! [...]
De mes téléphones, tu as les numéros.
Pétersbourg ! J'ai les adresses d'autrefois
Où je reconnais les morts à leurs voix.
Oui, il me semble que c’est en consultant ces anciens annuaires de
Paris que j’ai eu envie d’écrire mes premiers livres. Il suffisait de
souligner au crayon le nom d’un inconnu, son adresse et son numéro de
téléphone et d’imaginer quelle avait été sa vie, parmi ces centaines et
ces centaines de milliers de noms.
On peut se perdre ou disparaître dans une grande ville. On peut même
changer d’identité et vivre une nouvelle vie. On peut se livrer à une
très longue enquête pour retrouver les traces de quelqu’un, en n’ayant
au départ qu’une ou deux adresses dans un quartier perdu. La brève
indication qui figure quelquefois sur les fiches de recherche a
toujours trouvé un écho chez moi : Dernier domicile connu. Les
thèmes de la disparition, de l’identité, du temps qui passe sont
étroitement liés à la topographie des grandes villes. Voilà pourquoi,
depuis le XIXe siècle, elles ont été souvent le domaine des
romanciers et quelques-uns des plus grands d’entre eux sont associés à
une ville : Balzac et Paris, Dickens et Londres, Dostoïevski et
Saint-Pétersbourg, Tokyo et Nagaï Kafû, Stockholm et Hjalmar Söderberg.
J’appartiens à une génération qui a subi l’influence de ces romanciers
et qui a voulu, à son tour, explorer ce que Baudelaire appelait
« les plis sinueux des grandes capitales ». Bien sûr, depuis
cinquante ans, c’est-à-dire l’époque où les adolescents de mon âge
éprouvaient des sensations très fortes en découvrant leur ville,
celles-ci ont changé. Quelques-unes, en Amérique et dans ce qu’on
appelait le tiers-monde, sont devenues des « mégapoles » aux
dimensions inquiétantes. Leurs habitants y sont cloisonnés dans des
quartiers souvent à l’abandon, et dans un climat de guerre sociale. Les
bidonvilles sont de plus en plus nombreux et de plus en plus
tentaculaires. Jusqu’au XXe siècle, les romanciers gardaient une
vision en quelque sorte « romantique » de la ville, pas si
différente de celle de Dickens ou de Baudelaire. Et c’est pourquoi
j’aimerais savoir comment les romanciers de l’avenir évoqueront ces
gigantesques concentrations urbaines dans des œuvres de fiction.
Être né en 1945 « m’a rendu plus sensible aux thèmes de la
mémoire et de l’oubli »
Vous avez eu l’indulgence de faire allusion concernant mes livres à
« l’art de la mémoire avec lequel sont évoquées les destinées
humaines les plus insaisissables ». Mais ce compliment dépasse ma
personne. Cette mémoire particulière qui tente de recueillir quelques
bribes du passé et le peu de traces qu’ont laissé sur terre des
anonymes et des inconnus est elle aussi liée à ma date de
naissance : 1945. D’être né en 1945, après que des villes
furent détruites et que des populations entières eurent disparu, m’a
sans doute, comme ceux de mon âge, rendu plus sensible aux thèmes de la
mémoire et de l’oubli.
Il me semble, malheureusement, que la recherche du temps perdu ne peut
plus se faire avec la force et la franchise de Marcel Proust. La
société qu’il décrivait était encore stable, une société du
XIXe siècle. La mémoire de Proust fait ressurgir le passé dans ses
moindres détails, comme un tableau vivant. J’ai l’impression
qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et
qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et contre l’oubli. À
cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne
parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues,
des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.
Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande
page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié
effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.
8
Décembre 2014
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