A Berlin, des artistes contre la surveillance numérique
Par Marie Lechner
Le
festival Transmediale accueillait à Berlin du 28 janvier au 1er février
de nombreux plasticiens et créateurs qui interrogent le rapport que
nous entretenons avec les différentes manières dont nous sommes
surveillés en ligne.
Jamais
Transmediale n'aura connu pareille affluence. Installé à la Haus der
Kulturen der Welt, bâtiment situé dans le Tiergarten à Berlin et
surnommé « l'huître enceinte » en raison de sa forme, le festival des
cultures numériques qui a succédé au festival d'art vidéo créé en 1988
est devenu un rendez-vous international majeur des artistes, chercheurs
et activistes du Web, attirant un public toujours plus large dans ses
expos, ateliers et conférences.
Prolongeant
l'édition passée, plombée par les révélations d'Edward Snowden sur
l'espionnage massif des citoyens par la NSA au nom de la lutte contre
le terrorisme, le thème de cette année, « Capture All » – « enregistrez
tout »), la devise de l'ancien directeur de la NSA – n'était guère plus
optimiste. La surveillance des communications par les gouvernements
(relancée avec l'attentat à Charlie Hebdo) n'est qu'une facette de la
collecte illimitée et de l'exploitation systématique des données par
les voraces mastodontes du Net. Facebook, qui a vu son bénéfice
quasiment doubler en 2014, a mis à jour ses conditions d'utilisation
vendredi, lui permettant d'améliorer encore le ciblage publicitaire de
ses utilisateurs et d'affiner les informations les concernant, en
suivant leurs mouvements non seulement à l'intérieur du réseau social
mais également ailleurs sur le Web.
Le projet Worldbrain.
Dans son poème de 1967 All Watched over by Machines of Loving Grace,
cité à plusieurs reprises durant le festival comme pour prendre la
mesure du fossé qui nous sépare des premières utopies du cyberespace
nées dans la contre-culture hippie, Richard Brautigan décrit un paradis
électronique, un écosystème autorégulé, où « les mammifères et les
ordinateurs vivent ensemble dans une harmonie mutuellement programmée
». « J'aime penser (il faut qu'il en soit ainsi) à une écologie
cybernétique où nous sommes libérés de tout travail, retournés à la
nature, réunis avec nos frères et sœurs mammifères, sous la
surveillance bienveillante des machines de grâce et d'amour. » A l'ère
de l'anthropocène, de la crise écologique et de la surveillance
généralisée, il semblerait que quelque chose ait mal tourné...
All watched over... est aussi le titre d'une série documentaire qu'Adam
Curtis a réalisé pour la BBC en 2011, où il montre comment les humains
ont été progressivement colonisés par les machines qu'ils ont
construites, depuis les technophiles années 1990 et la croyance
fervente selon laquelle les ordinateurs et Internet permettraient de
créer un monde plus démocratique, à l'avènement d'un nouveau type de
capitalisme global piloté par des algorithmes.
On retrouve ces thèmes dans World Brain, film-essai décliné en
webdocumentaire de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon projeté en
avant-première à Transmediale, qui interroge la place de l'homme au
sein de ces systèmes de plus en plus automatisés. Les technologies
n'ont fait depuis que renforcer leur étreinte, avec l'explosion du Big
Data – les gigantesques corpus de données récoltées et analysées par
entreprises et Etats. Le festival questionne cette logique du « capture
all », consistant à aspirer les moindres parcelles de nos vies dans les
datacenters hermétiques répartis autour du globe, livrées en pâture aux
algorithmes.
L'idéologie dominante voudrait que non seulement la productivité de
l'économie, mais également celle des individus, soient éternellement
optimisées, tandis que s'érodent les frontières entre travail et vie
privée, comme le suggère l'impressionnante bannière tricotée de Sam
Meech. PunchCard Economy confronte le slogan des huit heures (de
travail, de loisir, de sommeil...), revendication historique des
mouvements ouvriers, aux conditions des travailleurs du numérique.
Après avoir numérisé les connaissances, puis quantifié et marchandisé
nos relations avec les autres (par nos clics, liens, « like », tweet,
chat, etc.), les technologies dites « réflexives » s'apprêtent à
investir un autre champ : notre relation à nous-même. La multiplication
d'objets « wearable » (montres, bracelets...) portés à même le corps et
mesurant nos données biométriques, et son lot d'applications ludiques
de fitness ou de régime, permet désormais une forme d'auto-coaching
promu par le mouvement quantified self qui vise à mieux se connaître
pour mieux se changer (plutôt que de changer la société).
Lire dans Nos émotions
Mesurer les réactions du corps pour déceler nos émotions les plus
intimes est aussi l'objectif de l'affective computing, domaine de la
science informatique en plein essor sur laquelle s'appuie un nombre
grandissant de start-up, comme le soulignait l'artiste et chercheuse en
neuroscience Pinar Yoldas lors du débat « Devices of affective
surveillance » (« Objets de la surveillance affective »). Emanation du
Media Lab du Massachusetts Institute of Technology, Affectiva a
développé un logiciel capable d'analyser en direct les infimes nuances
de nos expressions faciales et de déduire nos émotions à la lecture
d'une vidéo en ligne via la webcam.
Publicitaires et fournisseurs de services sont les premiers intéressés
par cette détection qui permet d'ajuster ou de renforcer l'intensité
des contenus proposés. Mais ses applications intéressent également la
police, les assureurs, les employeurs... Affectiva dit avoir mesuré
sept milliards de réactions émotionnelles à partir de 2,4 millions de
vidéos de visages dans quatre-vingts pays. De quoi entraîner ses
algorithmes lancés à la recherche de motifs permettant de prédire et
d'influencer les comportements et affects à grande échelle.
Sa concurrente, la firme californienne Emotient, propose elle de
classer les photos en fonction des émotions. Le site promotionnel de
RealEyes.it, qui se présente comme le « Google des émotions », prétend
déceler les réactions « inconscientes » des utilisateurs. Son argument
de vente est on ne peut plus clair : « Plus les gens ressentent, plus
ils dépensent », faisant fi des questions éthiques comme : peut-on
révéler les émotions des gens sans leur accord, et surtout qu'en est-il
des erreurs d'interprétation ? L'une des préoccupations récurrentes
exprimées durant le festival est cette foi excessive dans le pouvoir
des algorithmes, dans leur efficacité et dans la totale transparence de
la société des métadonnées. « Il y a cette idée que les big data
donnent un accès direct à la réalité, qu'ils sont totalement objectifs,
équitables, que la nature va parler par elle-même, sans transcription,
sans médiation, institutionnelle ou politique », avance la juriste
Antoinette Rouvroy.
Des données privatisées
Aujourd'hui, ces modèles prédictifs basés sur d'importants volumes de
données se généralisent dans les domaine économiques, sociaux et
politique, avec le risque d'une « gouvernementalité algorithmique »,
telle que décrite par Antoinette Rouvroy, soit « une stratégie de
neutralisation de l'incertitude – et, en particulier, de l'incertitude
générée par la spontanéité des comportements humains ». Or, ces boîtes
noires que sont les algorithmes ont tendance à oublier leur propre
biais, estime le philosophe et théoricien Matteo Pasquinelli, prenant
pour exemple la finance haute fréquence, où les algorithmes «
influencent le domaine précis qu'ils sont censés mesurer ».
Face à cette impasse, les stratégies artistiques divergent : résister à
la datafication ? Ou accélérer ses tendances ? Le designer Mushon
Zer-Aviv prône l'obfuscation, « arme des faibles » avec le projet
collectif Ad Nauseam, qui clique sur toutes les annonces publicitaires
rencontrées en ligne afin « d'obscurcir le profil de recherche ».
Refusant son statut de « data-esclave », l'artiste Jennifer Lyn Morone
a fait de sa propre personne une entreprise, enregistrée au Delaware,
auto-exploitant l'intégralité des données qu'elle génère (biologiques,
intellectuelles, comportement offline, online...) pour en tirer profit,
suggérant ironiquement que seule cette forme de « capitalisme extrême »
permettrait de retrouver un peu de pouvoir sur ses données.
D'autres initiatives (réunies au sein de la liste de diffusion
off.networks) appellent à s'extraire du « cloud » en développant des
réseaux offline. Quant à l'artiste américaine Heather Dewey-Hagborg,
elle promet rien de moins que l'invisibilité. Connue pour ses portraits
3D d'anonymes qu'elle recompose à partir d'ADN trouvé dans un cheveu ou
sur un mégot, elle présentait son nouveau projet, constitué de deux
produits à vaporiser pour éliminer ses traces ADN. La recette est
disponible librement sur la nouvelle plateforme biononymous.me,
première pierre pour réclamer la protection de la vie privée biologique.
En dépit de l'engagement de certains projets, on ne peut que constater
l'asymétrie radicale de pouvoirs et de moyens entre les individus et
ceux qui possèdent les infrastructures. Pour le critique superstar du
Net, Evgeny Morozov, il est urgent de réinvestir le combat politique.
Le problème, d'après lui, n'est pas la prolifération des données, mais
le fait qu'elles sont aujourd'hui dans les mains d'entreprises privées.
Par conséquent, « elles ne sont pas au service du bien commun mais de
la maximisation des profits. Il faut réclamer la propriété de ses
données et on ne peut le faire en tant qu'artiste, activiste ou
hackeur. Il faut capturer le pouvoir, il faut aller se faire élire. »
4 Février 2015
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