Révolution verte et inégalités en Afrique
Par Michel Camdessus (membre de l'Africa Progress Panel, Nations unies)
Les Assemblées
générales de la Banque africaine de développement se sont tenues du 19
au 23 mai à Kigali (Rwanda). Elles ont fait le constat que l'Afrique a
connu au cours de la dernière décennie une croissance économique
impressionnante. Pourtant, les richesses ainsi produites échouent à
améliorer le niveau de vie des populations à travers le continent.
Pourquoi
le nombre des pauvres continue-il de s'accroître ? La réponse est
simple : les inégalités détruisent le lien entre la création de
richesses et l'amélioration des conditions de vie. Comme le livre
récent de Thomas Piketty [Le Capital au XXIe siècle, Seuil, 2013]
le montre bien, ce phénomène est universel. En Afrique, l'accroissement
des inégalités signifie des sociétés entières de plus en plus privées
de chances de progrès.
Il n'y a pourtant nulle fatalité en cela. Nous venons de montrer dans
le rapport de l'Africa Progress Panel pour 2014 que les leaders
politiques africains ont aujourd'hui une chance unique de réaliser une
percée vers le développement humain. Il leur revient pour cela de
choisir résolument un modèle de développement inclusif.
LA MALNUTRITION POURRAIT ALORS DISPARAÎTRE
Ils y parviendront en choisissant désormais de multiplier les
opportunités en faveur de ceux qui, pour l'instant, restent à la
traîne. Il est essentiel qu'ils donnent priorité au secteur où la
croissance a pour cela le plus fort impact : l'agriculture. Alors
que les deux tiers de sa population vit dans l'agriculture, l'Afrique
ne peut provoquer un changement durable et de grande ampleur de ses
conditions de vie que par une révolution dans son agriculture et ses
pêcheries.
Il doit être mis fin à la contradiction paradoxale entre le potentiel
dont dispose l'Afrique de se nourrir elle-même et la persistance de
conditions de sous-alimentation largement répandues sur son
territoire : le quart des Africains sont mal nourris. Doubler la
production agricole du continent est nécessaire pour en finir avec
cette situation honteuse ; notre rapport indique qu'un tel
résultat pourrait être atteint en cinq ans.
Ainsi serait inversée la tendance qui a vu le coût des importations
alimentaires du continent atteindre 35 milliards de dollars. La
malnutrition pourrait alors disparaître et l'Afrique pourrait
contribuer à répondre aux besoins alimentaires croissants du monde.
Cette révolution verte constituerait une énorme opportunité en termes
de marché mondial ; les pays d'Afrique sont mieux placés que
beaucoup d'autres pour la saisir en raison de leur potentiel agricole.
Quelques conditions sont indispensables à la réussite d'un tel
changement. La première est que les gouvernements tiennent leur
promesse de consacrer 10 % de leurs budgets à l'agriculture. Six
pays seulement s'y sont pour l'instant tenus, alors que dix-huit autres
ont reculé à cet égard.
CONDITIONS INDISPENSABLES À LA CROISSANCE
Des routes en misérable état, des équipements portuaires insuffisants,
l'accès à l'eau et à l'électricité limité ruinent les efforts des
agriculteurs d'améliorer leur condition au-delà de la simple
subsistance. L'amélioration des infrastructures constitue donc une
seconde clé pour que les agriculteurs puissent réaliser leur potentiel.
Faire face à l'exclusion financière est un autre des défis les plus
urgents. Beaucoup d'Africains pauvres, en particulier les femmes et les
ruraux, n'ont ni comptes bancaires, ni accès aux crédits et aux
assurances, conditions de plus en plus indispensables à la croissance.
Un autre domaine où le changement s'impose est la bonne gestion des
ressources naturelles. L'Afrique perd 17 milliards de dollars par
an du fait de l'exploitation illégale de ses forêts. Au même moment, la
pêche illégale non déclarée ou non réglementée coûte chaque année
1,3 milliard de dollars à l'Afrique de l'Ouest.
Une plus grande transparence est essentielle pour mettre fin au pillage
de ces ressources naturelles. Les gouvernements devraient publier les
termes de leurs contrats avec les opérateurs dans les secteurs
forestiers et de la pêche, et réprimer de façon radicale les
transactions illégales.
La coopération internationale en ce domaine est essentielle car les
autorités ont à faire face ici à des compagnies multinationales. Comme
on le voit, une bonne part des facteurs du changement nécessaire relève
des gouvernements africains. La communauté internationale a, elle
aussi, pourtant un rôle à jouer.
PILLAGE
Une contribution précieuse pourrait consister dans une coopération
étroite pour éliminer tous les subterfuges qui permettent le pillage -
en toute légalité - (à travers les centres off-shore, par exemple) des
ressources naturelles africaines.
Faire face à leur part des charges financières liées au changement
climatique est une autre responsabilité que nos pays ne peuvent éluder.
Pour cela aussi, des promesses ont été faites. Elles ne sont pas
tenues. L'insuffisance du financement des infrastructures africaines
va, elle aussi, s'avérer élevée.
En 2009, ce déficit était évalué à 48 milliards de dollars par an
pour les dix prochaines années. La Banque mondiale a un rôle majeur à
jouer ici et le Fonds Africa 50 de la Banque africaine de
développement, adossé à l'Union africaine, pourrait aussi contribuer à
mobiliser des ressources privées.
On pourrait même dire qu'il y a surabondance d'instruments de
financement : leur emploi devrait être rationalisé en confiant une
mission de coordination à la Banque africaine de développement. Il est
également vital d'assurer l'élaboration continue de projets
« banquables ». En tout ceci, le leadership des gouvernements
africains s'impose.
On le voit, l'agriculture africaine est en situation d'échec du fait de
l'insuffisance de ses politiques. L'Afrique ne peut s'y résoudre car
réaliser l'énorme potentiel de son agriculture permettrait d'éradiquer
son extrême pauvreté, comme elle va s'y engager, avant 2030.
Il lui faut pour cela entrer dans un nouvel âge de ses interventions
publiques : réduire efficacement les inégalités, privilégier
l'inclusion sociale de ses agriculteurs et allouer à l'agriculture une
partie au moins des ressources dont elle est aujourd'hui spoliée. Cet
objectif est à sa portée. Le G8 et les grands pays émergents doivent
l'y aider. C'est l'intérêt de tous.
▪ Michel Camdessus (membre de l'Africa Progress Panel, Nations unies) .
23 Mai 2014
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