L’Agroalimentaire en Afrique : mythe ou réalité ?
Par Kingsley Ighobor et Aissata Haidara
L’agroalimentaire
en Afrique pèse actuellement quelque 313 milliards de dollars et
emploie 70% des personnes les plus pauvres du continent. Un triplement
de la valeur du secteur créerait des emplois supplémentaires et
sortirait de la pauvreté des millions de personnes ; les exportations
agricoles africaines domineraient le marché mondial et les agriculteurs
du continent – qui ont subi de plein fouet les conditions économiques
difficiles de ces dernières années – pourraient envisager un nouveau
départ grâce à leur compétitivité nouvelle sur le marché mondial.
Ce
scénario n’est pas qu’un rêve : dans un rapport publié en mars 2013, la
Banque mondiale assure qu’une telle perspective pourrait bientôt
devenir réalité. Intitulé Growing Africa: Unlocking the Potential of
Agribusiness, le document assure que l’agroalimentaire africain a les
moyens de peser mille milliards de dollars d’ici 2030. Une fois encore,
un rapport met en lumière les perspectives positives pour le
développement socio-économique du continent, en dépit de l’instabilité
politique que connaissent certains pays.
Pas de solution miracle
Il n’existe cependant pas de solution miracle capable de transformer un
secteur agroalimentaire de 313 milliards en un mastodonte de mille
milliards de dollars. La Banque adresse d’ailleurs cette mise en garde
: chacun devra travailler dur, qu’il s’agisse des gouvernements, du
secteur privé ou des agriculteurs eux-mêmes. Mais les facteurs sont en
place : ressources en eau inexploitées et l’Afrique possède 50% du
total des terres fertiles encore inutilisées au monde; soit pas moins
de 450 millions d’hectares. Le continent n’utilise que 2% de ses
ressources hydriques renouvelables alors que la moyenne mondiale
oscille autour de 5%. L’intérêt grandissant du secteur privé pour
l’agroalimentaire en Afrique n’est que la cerise sur cet énorme gâteau.
Signalons aussi qu’alors que les prix des matières premières agricoles
augmentent du fait d’une demande croissante, l’offre est en baisse, a
cause, notamment de la dégradation des sols et des pénuries en eau de
plusieurs pays, surtout en Asie. «La pénurie en eau est devenue une
contrainte majeure du fait de la concurrence des secteurs industriels
et d’une population urbaine en pleine expansion», souligne la Banque
mondiale. L’Afrique, justement, dispose à la fois d’eau et de terres en
abondance.
Mais le rapport reste mesuré et souligne aussi les obstacles récurrents
au développement. Il affirme ainsi que pour «créer emplois, revenus et
ressources alimentaires nécessaires aux besoins de la population
africaine des vingt prochaines années, les industries agroalimentaires
devront subir des transformations structurelles». Le rapport préconise
une politique d’investissement concertée pour l’ensemble du secteur.
Besoins d’infrastructure
Le rapport indique que, «l’infrastructure est une priorité pour
relancer l’agroalimentaire à travers toute l’Afrique. Il s’agit de
miser avant tout sur l’irrigation, les routes et les marchés». Ainsi en
2010, l’Afrique a, selon la Banque mondiale, produit 1 300 kilogrammes
de céréales par hectare de terre arable, la moitié seulement de la
production pour une surface comparable en Asie du Sud. L’une des
principales raisons de cette faiblesse de la production réside dans le
faible taux de terres arables irriguées dans les pays africains – 3% en
moyenne, contre 47% dans les pays asiatiques selon l’Organisation des
Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). À ceci
s’ajoute le manque de routes rurales qui limite l’accès aux marchés des
agriculteurs et accroît les pertes après les récoltes.
S’il ne fait pas de doute que le secteur agroalimentaire doit être
mieux financé, le rapport note que des améliorations ont récemment vu
le jour. Mais en dépit de ces progrès, l’agriculture africaine ne
s’appuie sur l’investissement direct étranger qu’à hauteur de 7%,
contre 78% pour l’Asie. Le rapport souligne toutefois l’aspect positif
de l’augmentation du prix des matières premières agricoles qui ne peut
qu’attiser «l’appétit des investisseurs, des sociétés de capital
d’investissement, des fonds d’investissement et des fonds souverains
pour l’agriculture et les marchés de l’agroalimentaire».
L’Afrique, qui dispose pourtant de la moitié des terres fertiles de la
planète, ne dépense pas moins de 33 milliards de dollars par an en
importations de produits alimentaires, dont 3,5 milliards de dollars
uniquement pour le riz. Au début des années 90, l’Afrique subsaharienne
était exportatrice nette de produits agricoles. Actuellement, le niveau
des importations de ces produits est de 30% supérieur à celui des
exportations.
Le rapport s’étonne aussi que des pays en développement comme le
Brésil, l’Indonésie et la Thaïlande exportent plus de produits
alimentaires que l’ensemble des pays d’Afrique subsaharienne. «La
valeur des exportations agricoles de la Thaïlande (qui compte 66
millions d’habitants) dépasse désormais celle de l’Afrique
subsaharienne (800 millions d’habitants).» Une situation qui pour Gaiv
Tata, directeur du secteur Finances et Développement du secteur privé
au sein de la Région Afrique de la Banque mondiale n’est pas durable.
Les dirigeants africains face au défi agricole
Les dirigeants africains sont déjà convaincus de la nécessité
d’investir dans le secteur agricole mais ils doivent le démontrer
concrètement. En 2003, le Nouveau Partenariat pour le développement de
l’Afrique (NEPAD), qui est le cadre choisi par l’Union africaine pour
soutenir le développement socio-économique du continent, a lancé le
Programme détaillé de développement de l’agriculture africaine (PDDAA)
dans le but «d’éliminer la faim et de réduire la pauvreté grâce à
l’agriculture». En signant le PDDAA, la plupart des dirigeants
africains ont accepté d’investir 10% au moins de leurs budgets dans
l’agriculture et d’augmenter la productivité agricole d’au moins 6%.
Grâce au PDDAA l’Afrique avance, lentement certes, mais sûrement. Des
pays comme le Ghana, l’Éthiopie et le Rwanda, entre autres, ont placé
l’agriculture en tête de leurs priorités de développement. Martin
Bwalya, qui dirige le PDDAA, souligne que ces dernières années, 9 à 15
pays ont réalisé des investissements significatifs dans l’agriculture,
et 23 autres ont finalisé leurs plans d’investissement. Le rapport du
NEPAD pour l’année 2011 indique toutefois que seuls 8 des 54 pays du
continent ont atteint l’objectif affiché de consacrer 10% de leur
budget à l’agriculture, et que seulement 10 de ces pays ont dépassé
l’objectif de 6% de croissance de la productivité.
Pour fêter les 10 ans du PDDAA, les dirigeants africains ont déclaré
2014 «l’Année de l’agriculture et de la sécurité alimentaire en
Afrique».
Pour de nombreux analystes, ces gains, même modestes, sont tout à fait
louables. Ils «tranchent avec les stratégies nationales que beaucoup
considèrent comme inadaptées, voire inexistantes et qui jusqu’à présent
gouvernaient le secteur agricole en Afrique», explique la Brookings
Institution, un groupe de réflexion basé à Washington. Hennie van der
Merwe, PDG de l’entreprise de développement agroalimentaire
Agribusiness Development Corporation, ajoute que «l’Afrique traverse
actuellement une phase de renaissance agroalimentaire; le secteur est
redevenu une priorité, non seulement en vue d’améliorer
l’autosuffisance alimentaire, mais aussi de créer des emplois et de
favoriser l’activité économique, notamment dans les zones rurales.»
La Banque mondiale est du même avis : «La Côte d’Ivoire, le Kenya et le
Zimbabwe ont tous été des exportateurs importants en termes de parts de
marché... Au niveau du continent, l’Éthiopie, le Ghana, le Mozambique
et la Zambie ont à leur tour réussi, du fait de l’augmentation
significative, depuis 1991, de leurs parts de marché à l’exportation.»
Le problème foncier
L’autre problème persistant est celui de l’acquisition et de la
distribution des terres. Les agriculteurs de nombreux pays ne peuvent
développer leurs exploitations du fait d’un accès limité à la terre et
parce que dans certains cas les lois empêchent les femmes de devenir
propriétaires. Le rapport de la Banque mondiale juge essentiel
d’assurer une distribution juste et équitable des terres, et souligne
que les modes de distribution ne doivent en aucun cas menacer le mode
de vie de la population. Les achats de terres doivent aussi respecter
certaines règles éthiques; les taux du marché pratiqués par les
acheteurs doivent par exemple être fixés après consultation des
communautés locales.
En 2011, l’Oakland Institute, un groupe de réflexion basé aux
États-Unis, a révélé des transactions foncières déloyales au
Sud-Soudan, aux termes desquelles des compagnies étrangères achetaient
des terres fertiles et pour la plupart non cultivées. Ces transactions
ne précisaient ni le régime foncier, ni le mode d’exploitation future
de ces terres. Pire encore, elles menaçaient les droits fonciers des
communautés rurales. «Les pouvoirs publics et les investisseurs doivent
mettre en place des clauses de sauvegarde environnementales et sociales
afin de réduire les risques liés aux investissements dans
l’agroalimentaire, en particulier ceux qui découlent de l’acquisition
de terres à grande échelle», note cet institut.
Le rôle décisif des TIC
Dans un rapport intitulé ICT for Agriculture in Africa, la Banque
mondiale énumère les moyens par lesquels les TIC peuvent contribuer au
développement de l’agriculture, et ce à chaque stade clé du processus :
avant-culture (semences et sélection des terres, accès au crédit,
etc.); culture et récolte (préparation des terres, gestion de l’eau,
engrais, lutte contre les nuisibles...); après-récolte
(commercialisation, transport, emballage, transformation des aliments,
etc.). La Banque explique que les systèmes d’information géographique
(SIG) peuvent par exemple servir à planifier l’utilisation des sols et
faciliter l’adaptation au changement climatique.
Au Kenya et au Zimbabwe, les agriculteurs se servent déjà des TIC qui
leur ont permis d’améliorer leurs revenus et leur productivité. En
2012, le Zimbabwéen Charles Dhewa, spécialiste des télécommunications,
a lancé eMkambo, un marché virtuel intégré où agriculteurs et acheteurs
partagent des connaissances et effectuent leurs transactions par
l’intermédiaire de téléphones portables. (Afrique Renouveau, décembre
2013).
Les agriculteurs utilisent les TIC de manière très diverse : pour
partager de nouvelles formes de production et de commercialisation au
Burkina Faso; pour le traçage des mangues par le biais d’un système
mettant en relation les exploitants maliens et leurs consommateurs;
pour rassembler des informations importantes en vue d’améliorer la
gouvernance forestière au Libéria; ou pour offrir des service SMS au
Syndicat national des agriculteurs en Zambie. Pour la Banque mondiale,
la réussite de telles initiatives s’explique en partie par «la réelle
valeur ajoutée de l’utilisation des TIC, soit parce qu’elles entraînent
des économies substantielles, soit parce qu’elles permettent
d’augmenter les revenus ou la rentabilité.»
L’importance des TIC pour l’agriculture est telle qu’en 2011, le Fonds
international de développement agricole (FIDA), l’agence des Nations
Unies chargée d’éradiquer la pauvreté dans les pays en développement, a
lancé un appel à l’innovation politique dans le but de faire des
technologies le principal moteur de l’agriculture africaine.
Il reste du chemin à faire mais plusieurs atouts sont déjà là. Le Ghana
et le Sénégal s’emploient à développer leur production rizicole; les 88
millions d’hectares de terres disponibles en Zambie se prêteraient bien
à la culture du maïs; de leur côté la Côte d’Ivoire, le Ghana et le
Nigéria se partagent déjà à eux trois les deux tiers de la production
mondiale de cacao. L’eau et la terre existent en abondance et l’essor
de l’investissement privé et l’engagement politique sont des réalités
désormais incontournables qui offrent des raisons d’espérer une réelle
renaissance du secteur. Pour la Banque mondiale, le secteur
agroalimentaire est aussi crucial pour l’Afrique «qu’essentiel pour la
sécurité alimentaire mondiale».
2 Juin 2014
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