Nous pourrions nourrir deux fois la population mondiale, et pourtant... Par Jason Wiels
Olivier
De Schutter, ex-rapporteur spécial de l'ONU, dénonce l'inertie du
système agricole mondial. Pour lui, le droit à l'alimentation est
encore une fiction.
Elle tue plus que
le cancer, la guerre ou les catastrophes naturelles. En 2014, la faim
est toujours d'actualité. Plus d'un milliard de personnes souffrent de
sous-alimentation. Deux milliards de plus sont mal nourries. En
parallèle, on dénombre 1,3 milliard d'individus en surpoids ou obèses.
Cherchez l'erreur ! Surtout quand on sait que la planète pourrait
produire largement assez pour nourrir tout le monde. Après six ans de
mandat, Olivier De Schutter a abandonné en mai son tablier de
rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation, remplacé
par la Turque Hilal Elver. Le Belge a pris la coprésidence d'un nouvel
organisme, Ipes Food. Un regroupement d'experts qui veut être à
l'alimentation durable ce que le Giec est au climat. De passage à Paris
au forum Convergences pour débattre de la production agricole durable,
le juriste a accepté de répondre à nos questions.
Le Point : En 2000,
un des Objectifs du millénaire était de diviser par deux la faim dans
le monde d'ici 2015, on en est loin. Quels nouveaux objectifs et
surtout, quels moyens, faut-il prendre pour les prochaines années ?
Olivier De Schutter : Il y a un consensus sur la nécessité de
réinvestir dans l'agriculture, mais pas n'importe laquelle. Celle entre
les mains des petits producteurs, qui souvent font appel à une
main-d'oeuvre familiale, dans les pays où la productivité est la plus
basse, notamment l'Afrique subsaharienne. Même si ce diagnostic est
très partagé, les solutions proposées dans les Objectifs du
développement durable en train d'être adoptés à New York (en
remplacement des Objectifs du millénaire, NDLR) vont dans le mauvais
sens.
Je suis inquiet que l'on continue de prôner les vieilles recettes de la
libéralisation des produits agricoles, qui ont prouvé qu'elles
échouaient. Libéraliser, ça veut dire mettre en concurrence les
agricultures du monde entier, sacrifier les moins compétitives et
encourager une agriculture focalisée sur l'exportatrice plutôt que sur
les cultures vivrières.
Il faut aller vers l'autosuffisance de chaque pays ?
Pas nécessairement, mais il faut aller vers un rééquilibrage entre les
marchés internationaux et locaux, qui ont été sous-développés. On n'a
pas tiré tous les enseignements des crises alimentaires. Il y a une
vraie tension entre l'objectif affirmé d'aider les plus petits et
miser, encore, sur le développement du commerce international.
Le droit à l'alimentation est donc, encore aujourd'hui, une fiction ?
Malheureusement, oui, dans bien des cas. Pourtant, nous vivons dans un
monde qui, si l'on gérait adéquatement nos ressources, pourrait nourrir
pratiquement deux fois la population de la planète. On produit
l'équivalent de 4 500 kcal par personne et par jour. C'est deux fois
plus que les besoins journaliers de 7 milliards d'habitants...
Vous avez pris vos
fonctions en pleine crise, en 2008. Dans quelle mesure l'agriculture
mondiale est-elle devenue le terrain de jeu des spéculateurs ?
Cela a été très vrai entre 2008 et 2011, mais, depuis, les
investisseurs sont moins intéressés aujourd'hui à l'idée d'accaparer
les terres pour produire. Sur les marchés financiers, des mesures ont
été prises pour limiter la trop grande volatilité des cours. Comme avec
la mise en place du Agricultural Market Information System, coordonné
par la FAO (sur le prix du riz, du blé, du soja et du maïs, NDLR).
Mais le cartel des céréaliers reste une réalité aujourd'hui...
On sait que quatre entreprises* céréalières majeures monopolisent
pratiquement le commerce international. Leur poids est encore plus
excessif dans certaines régions. Cela entraîne des rapports de force
extrêmement inégaux dans les chaînes alimentaires, du producteur au
consommateur. Renforcer les organisations paysannes face à leurs
intermédiaires, c'est un tabou dont on ne parle jamais dans les sommets
internationaux.
Comment faire en sorte que les paysans aient leur mot à dire ?
Il est frappant de voir que, quand les prix augmentent, les paysans
n'en profitent guère et que, quand les prix baissent, ils sont payés
moins. L'organisation en coopérative peut aider à renforcer leur
pouvoir de négociation, à mieux choisir leurs acheteurs. Il faut aussi
qu'ils soient mieux informés des prix auxquels ils peuvent prétendre.
Dans les pays qui ont franchi le pas, peut-on dire aujourd'hui que le rôle des OGM a joué un rôle positif ?
C'est un chiffon rouge, qui a beaucoup trop monopolisé l'attention. En
réalité, les OGM ont été bénéfiques à certains agriculteurs, dans
certaines conditions, comme aux États-Unis. C'est un type de
technologie adapté à leur agriculture industrielle. Mais dans beaucoup
de cas, les OGM ne sont pas soutenables pour l'environnement,
appauvrissent la biodiversité et, contrairement à ce qu'on pense
souvent, augmentent à terme l'utilisation des pesticides. C'est aussi
une technologie chère, pas adaptée pour les petits paysans qui
dépendent du rachat de semences brevetées.
La malnutrition
n'est pas qu'une affaire de pays du Sud. Aux États-Unis, l'écart se
creuse entre la qualité du régime alimentaire des plus riches et des
plus pauvres... Comment expliquer ce "quart-monde" des mal-nourris ?
Dans les pays développés, ce sont les groupes sociaux les moins
favorisés et les moins bien logés, ceux qui passent leur temps dans les
transports, qui sont les moins bien alimentés. Ils sont les premières
victimes de diabète, de maladies cardio-vasculaires, de cancers. J'ai
longtemps pensé que le facteur décisif était le prix des fruits et des
légumes. Ce n'en est qu'un parmi d'autres. Les plus décisifs sont le
groupe social auquel on appartient, ses normes et aussi le temps que
l'on a pour cuisiner des aliments frais.
Êtes-vous toujours partisan de taxer plus fortement les produits trop gras et sucrés, à faible valeur nutritive ?
Oui, ce serait un très bon signal. Comme pour le tabac et l'alcool, les
sodas et les aliments que les Anglo-Saxons appellent les HFSS (à forte
teneur en gras, sucre et sel) doivent être taxés pour en décourager la
consommation. Ils sont nocifs pour la santé ! C'est ce que le Mexique a
fait depuis novembre 2013, cela va dans le bon sens.
Après six ans de mandat, quel est votre plus gros regret ?
J'ai sous-estimé le verrouillage et l'inertie du système existant. Dans
mon rapport final que j'ai remis en mars, j'ai identifié les sources de
ces blocages. Il faut plaider aujourd'hui pour une réappropriation par
les citoyens du système alimentaire. Ils sont expropriés de ce système,
ils n'ont guère les moyens de l'influencer. Les décisions prises le
sont en faveur des lobbys, et non des populations. Le seul obstacle, au
fond, n'est pas technique. Il est de nature politique.
* Soit Archer Daniels Midland (ADM), Bunge, Cargill et Louis Dreyfus -
trois firmes américaines et une française -, surnommées les "ABCD
companies".
15 Septembre 2014
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