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La faillite de l'évaluation des pesticides sur les abeilles
Par Stéphane Foucart
Le
coupable est-il plutôt l'incompétence ou l'accumulation de conflits
d'intérêts ? Impossible de trancher. Mais la question est désormais
posée : comment des tests d'évaluation des risques pour l'abeille,
notoirement déficients, ont-ils pu être utilisés pendant près de vingt
ans pour homologuer les dernières générations d'insecticides ? Après
avoir été autorisés depuis le début des années 1990, tous (Gaucho,
Régent...) ont été au centre d'intenses polémiques avant d'être
retirés, au moins partiellement, du marché... Le dernier en date, le
Cruiser, vient d'être interdit par la France sur le colza, une décision
attaquée par son fabricant, Syngenta.
Cette défaillance est d'autant plus troublante que certains de ces
tests d'évaluation ont été remis à jour en 2010, c'est-à-dire tout
récemment. Leur mise en cause ne vient pas d'un rapport de Greenpeace
ou des Amis de la Terre, mais d'un avis de l'Autorité européenne de
sécurité des aliments (EFSA). Jamais, sans doute, celle-ci n'aura
endossé un document aussi embarrassant. Paru fin mai, ce texte
technique de 275 pages est d'ailleurs passé à peu près totalement
inaperçu...
DES "FAIBLESSES MAJEURES"
Pourquoi un tel rapport ? Saisie par la Commission européenne, l'EFSA a
mandaté un groupe d'une quinzaine de scientifiques (en partie
extérieurs à l'agence) pour expertiser les procédures standard, par
lesquelles sont évalués les risques des pesticides sur les abeilles.
Conclusion : ces protocoles ont été conçus pour évaluer les effets
indésirables des pesticides pulvérisés et sont inadaptés aux
insecticides dits "systémiques" – utilisés en enrobage de semences ou
en traitement des sols –, qui imprègnent l'ensemble de la plante au
cours de son développement.
De manière générale, explique le rapport, "les expositions prolongées
et intermittentes ne sont pas évaluées en laboratoire", pas plus que
"l'exposition par inhalation et l'exposition des larves". Les calculs
d'exposition des insectes sont systématiquement biaisés : ils ne
tiennent pas compte de l'eau exsudée par les plantes traitées, avec
laquelle les insectes sont en contact. Ils ne considèrent pas non plus
les poussières produites par les semences enrobées au cours de la
période des semis...
"De même, ajoute le rapport, les effets des doses sublétales ne sont
pas pleinement pris en compte par les tests standard conventionnels."
Ces faibles doses ne tuent pas directement les abeilles, mais peuvent
par exemple altérer leur capacité à retrouver le chemin de leur ruche,
comme l'a récemment montré une étude conduite par Mickaël Henry (INRA)
et publiée le 30 mars dans la revue Science.
Les tests standard réalisés en champ sont eux aussi critiqués. Colonies
trop petites, durée d'exposition trop courte... Des effets délétères,
mêmes détectés, s'avèrent souvent non significatifs en raison du trop
faible nombre d'abeilles utilisées.
Ce n'est pas tout. Des "faiblesses majeures" sont pointées par les
rapporteurs, comme la taille des champs traités aux insecticides
testés. Les ruches enrôlées sont en effet placées devant une surface
test de 2 500 m2 à un hectare en fonction de la plante. Or, explique le
rapport, ces superficies ne représentent que 0,01 % à 0,05 % de la
surface visitée par une butineuse autour de sa ruche... Dès lors,
l'exposition au produit est potentiellement plusieurs milliers de fois
inférieure à la réalité, notamment dans le cas où les abeilles seraient
situées dans des zones de monoculture intensive recourant à ce même
produit.
En outre, poursuit le rapport, les abeilles devraient être testées pour
déterminer si de faibles doses du produit ont déclenché des maladies
dues à des virus ou des parasites... De récents travaux, conduits par
Cyril Vidau (INRA) et publiés en juin 2011 dans la revue PLoS One, ont
en effet montré des synergies entre le fipronil (Régent), le
thiaclopride (un néo-nicotinoïde) et la nosémose, une maladie commune
de l'abeille...
Ces manquements sont, selon l'expression d'un apidologue français qui a
requis l'anonymat, chercheur dans un organisme public, "un secret de
polichinelle". De longue date en effet, le renforcement de ces "lignes
directrices" et autres protocoles standardisés est demandé par des
apiculteurs et les associations de défense de l'environnement. En vain.
Et ce, malgré un nombre toujours plus grand d'études publiées dans les
revues scientifiques depuis le milieu des années 2000, qui mettent en
évidence leurs lacunes.
DE "GÉNÉREUX SPONSORS"
Pourquoi une telle inertie ? Comment, et par qui, sont élaborés ces
protocoles de test suspectés de grave myopie ? "En 2006, nous nous
sommes posés, un peu tardivement il est vrai, la question de savoir
comment étaient homologuées au niveau européen les substances que nous
suspectons d'être la cause principale du déclin des abeilles, raconte
Janine Kievits, une apicultrice belge, membre de la Coordination
apicole européenne. En lisant les annexes de la directive européenne
sur les phytosanitaires, nous avons remarqué que les lignes directrices
de ces tests étaient notamment édictées par l'Organisation européenne
et méditerranéenne pour la protection des plantes [EPPO]." D'autres
lignes directrices sont édictées par l'Organisation de coopération et
de développement économiques (OCDE) et sont complémentaires de celles
de l'EPPO.
Celle-ci est une organisation intergouvernementale d'une cinquantaine
d'Etats membres, basée à Paris. "La question des abeilles est une toute
petite part de notre activité", déclare Ringolds Arnitis, son directeur
général. N'ayant pas d'expertise en interne, l'EPPO délègue à une autre
structure – l'International Commission on Plant-Bee Relationships
(ICPBR) – le soin d'élaborer les éléments de base de ces fameux tests
standardisés.
L'ICPBR, quant à elle, est une structure quasi informelle créée en 1950
et domiciliée à l'université de Guelph (Canada). "Lorsque nous avons
appris que cette organisation se réunissait pour réformer les fameux
tests standardisés, nous nous sommes rendus à la conférence, raconte
Mme Kievits. C'était à Bucarest, en octobre 2008."
La petite délégation de trois apiculteurs assiste donc à la réunion.
Première surprise, raconte Janine Kievits, "les discussions commencent
par une allocution pour remercier les généreux sponsors : BASF, Bayer
CropScience, Syngenta et DuPont". Contacté par Le Monde, le groupe de
travail de l'ICPBR sur la protection de l'abeille confirme le soutien
financier des principaux fabricants de pesticides. Mais ajoute que la
source principale de financement était les frais de participation à la
conférence. Et que "sans ces financements extérieurs, le montant des
frais de participation aurait été plus élevé", empêchant ainsi "une
participation maximale de délégués non issus de l'industrie".
"C'ÉTAIT À TOMBER MORT !"
Les trois apiculteurs assistent tout de même au compte rendu des
groupes de travail sur la mise à jour des tests standardisés. "Nous
étions dans une ambiance très cordiale, avec des gens très avenants qui
proposaient des choses radicalement inacceptables, estime Mme Kievits.
Pour ne donner qu'un exemple, l'un des calculs de risque présenté
revenait à définir un produit comme 'à bas risque' dès lors que
l'abeille n'est pas exposée à la "dose létale 50" chronique [qui tue 50
% d'une population exposée sur une longue période]. Donc le produit est
'à bas risque' s'il ne tue que 49 % des abeilles ! Pour nous, c'était
simplement incroyable. C'était à tomber mort !"
Sur plusieurs points comparables, les apiculteurs demandent la
possibilité d'envoyer des commentaires, dans l'espoir de faire changer
les recommandations finales du groupe de travail. "Nous avons adressé
nos commentaires dans les quinze jours, mais pas un n'a été retenu",
explique Mme Kievits. Ces mêmes critiques ont été adressées, en copie,
aux agences ad hoc des Etats membres de l'EPPO. Aucune n'a répondu, à
l'exception de l'Agence suédoise des produits chimiques (KEMI). Dans un
courrier dont Le Monde a obtenu copie, deux écotoxicologues de l'agence
scandinave disent adhérer "pleinement " aux commentaires pourtant
acerbes des apiculteurs...
Pourquoi l'ICPBR n'a-t-il pas retenu les demandes des apiculteurs ?
"Les recommandations finales du groupe sont basées sur une approche de
consensus, avec l'obtention d'un accord en séance plénière",
explique-t-on à l'ICPBR. Cette approche consensuelle place de facto les
recommandations issues de l'organisation entre les mains de
l'industrie. Car l'ICPBR est ouverte à toute participation et les
firmes agrochimiques y sont très représentées. En 2008, sur les neuf
membres du groupe sur la protection de l'abeille, trois étaient
salariés de l'industrie agrochimique, une était ancienne salariée de
BASF et une autre future salariée de Dow Agrosciences.
CONFLITS D'INTÉRÊTS
Au cours de sa dernière conférence, fin 2011 à Wageningen (Pays-Bas),
sept nouveaux groupes de travail ont été constitués sur la question des
effets des pesticides sur les abeilles, tous dominés par des chercheurs
en situation de conflits d'intérêts. La participation d'experts
employés par des firmes agrochimiques ou les laboratoires privés sous
contrat avec elles, y oscille entre 50 % et 75 %. Les autres membres
sont des experts d'agences de sécurité sanitaires nationales ou, plus
rarement, des scientifiques issus de la recherche publique. Les
fabricants de pesticides jouent donc un rôle déterminant dans la
conception des tests qui serviront à évaluer les risques de leurs
propres produits sur les abeilles et les pollinisateurs.
En 2009, quelques mois après la conférence de Bucarest, les
recommandations finales de l'ICPBR sont remises à l'EPPO. Mais avant
d'être adoptées comme standards officiels, elles sont soumises à
l'examen d'experts mandatés par chaque Etat membre de l'EPPO. Ces
experts sont-ils en situation de conflit d'intérêts ? Sont-ils
compétents ? Impossible de le savoir. "La liste de ces experts n'est
pas secrète : elle est accessible aux gouvernements de nos Etats
membres qui le souhaitent, mais elle n'est pas rendue publique",
précise Ringolds Arnitis. En 2010, les nouvelles lignes directrices
sont adoptées par les Etats membres de l'organisation et publiées dans
EPPO Bulletin.
Le jugement des experts mandatés par les Etats membres de l'EPPO pose
quelques questions. Dans le cas de la Suède, l'expert représentant ce
pays, issu du ministère de l'agriculture, a approuvé les nouveaux
standards alors que deux de ses pairs de l'Agence suédoise des produits
chimiques venaient, par lettre, d'apporter leur soutien aux
commentaires critiques de la Coordination apicole européenne. Le
jugement des experts varie donc largement selon leur employeur...
Et la France ? L'approbation des nouveaux standards de 2010 s'est faite
sous la supervision d'une écotoxicologue de la Direction générale de
l'alimentation (ministère de l'agriculture) – qui représente la France
à l'EPPO. Or, cette scientifique participait aux travaux de l'ICPBR et
n'est autre que la principale auteure des recommandations soumises...
Elle a donc expertisé et approuvé son propre travail. Ancienne employée
de Syngenta (ex-Novartis), elle est ensuite passée par différents
organismes publics (INRA, Afssa, ministère de l'agriculture). Elle est,
aujourd'hui, employée par l'agrochimiste Dow Agrosciences.
Janvier 2013
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