Quand les Africains investissent l'Afrique
Par Michel Aveline
Les
firmes étrangères ne sont plus seules à s'intéresser au potentiel de
l'Afrique. Fusions-acquisitions, nouvelles implantations... De plus en
plus de groupes africains se projettent hors de leurs frontières...
mais à l'intérieur du continent.
Il y a tout
juste un an, Shoprite ouvrait son premier supermarché à Kinshasa. Cette
implantation, la deuxième en Afrique francophone (après Madagascar)
pour le leader sud-africain de la grande distribution, était passée
presque inaperçue. Seuls quelques médias anglophones l'avaient
commentée. Et pourtant, l'opération est une parfaite illustration d'un
mouvement de fond en cours en Afrique : l'émergence de groupes à
l'internationale.
C'est ce que montre l'étude "Africa attractiveness survey 2013, getting
down to business" récemment publiée par Ernst & Young. D'après les
analystes du cabinet international, les investissements directs
réalisés par les Africains sur leur continent suivent la même tendance
que ceux provenant d'Europe, d'Asie et des États-Unis. En valeur, ils
sont encore inférieurs et progressent moins vite que les
investissements directs étrangers (IDE), qui ont atteint près de 38
milliards d'euros en 2012, soit le double du volume reçu dix ans plus
tôt. Mais en nombre de projets, souligne le cabinet, ils affichent une
progression robuste de 32,5% par an entre 2007 et 2012. Une hausse deux
fois plus élevée que celle des investissements provenant des pays
émergents (hors Afrique) et quatre fois plus forte que celle issue des
pays développés.
Longueur d'avance
En somme, les Africains ont de plus en plus confiance en leur propre
continent. L'expansion rapide des sociétés marocaines en Afrique de
l'Ouest francophone est un bon exemple de ce phénomène. À l'instar de
Shoprite, désormais présent dans seize pays, les groupes du royaume, en
quête de nouveaux relais de croissance, ont multiplié les implantations
et acquisitions dans cette région. En juin 2012, par exemple,
Banque populaire a apporté près de 90 millions d'euros pour créer,
avec l'ivoirien Atlantic Financial Group, un nouveau holding bancaire,
Atlantic Business International. L'opération a permis au groupe
marocain, numéro deux sur son marché domestique, de prendre pied dans
sept nouveaux pays africains et d'emboîter le pas à ses compatriotes
BMCE Bank et Attijariwafa Bank, qui ont une longueur d'avance.
Mais selon Ernst & Young, ce sont les Sud-Africains qui restent les
champions des investissements intra-africains, avec un total de
235 projets d'investissement entre 2007 et 2012, soit une hausse
globale de 57 %. Depuis 2003, près de 46 000 emplois ont
ainsi été créés sur le reste du continent par les entreprises de ce
pays. Et à une échelle internationale, la nation Arc-en-Ciel se classe,
sur cette période, au cinquième rang derrière les États-Unis, le
Royaume-Uni, la France et l'Inde. Rien qu'en 2012, les entreprises et
institutions sud-africaines ont mené 75 opérations
d'investissement, pour un montant de 1,1 milliard d'euros. Outre
Shoprite, il faut compter avec l'opérateur télécoms MTN, Standard Bank
ou encore d'autres enseignes de distribution comme Pick n Pay et
Woolworths...Les sud-africains MTN (ici en Côte d'Ivoire) et Shoprite,
ou encore le nigérian Dangote figurent parmi les groupes les plus
expansionnistes.
Après l'Afrique du Sud, "le Kenya et le Nigeria [notamment via leurs
banques] sont les deux autres principaux investisseurs subsahariens en
Afrique, écrit Ernst & Young. Mais nous prévoyons que d'autres
pays, comme l'Angola, vont s'imposer au cours des prochaines années".
Les secteurs qui attirent les entreprises de ces pays sont multiples :
télécoms, construction, grande distribution, hôtellerie, matières
premières, agroalimentaire... "En fait, s'il y a une dimension
sentimentale dans leur démarche, les groupes africains ont avant tout,
comme les Occidentaux ou les Asiatiques, une motivation capitaliste,
explique Jean-Luc Koffi Vovor, président du think thank Kusuntu le
Club. Ils vont dans des secteurs de grande consommation et délaissent
par exemple l'éducation, qui offre une faible rentabilité à court terme
et reste ainsi le parent pauvre des investissements intra-africains."
Comparés aux groupes étrangers, les Africains ont un atout majeur :
"Ils connaissent déjà le terrain [et ses particularités] pour l'avoir
pratiqué et y avoir excellé dans leur pays d'origine, soutient Lindsey
Domingo, responsable de la RD Congo chez Ernst & Young. Ils
ont donc développé un savoir-faire qu'ils utilisent dans leur approche
des marchés, des affaires et de la négociation. Et puis, ayant déjà
expérimenté des difficultés courantes sur le continent [périodes
d'instabilité, faiblesse des infrastructures routières et
énergétiques...], ils ont une perception du risque différente."
Catalyseur
Cette montée en puissance des investissements intra-africains peut être
un élément catalyseur pour attirer des montants encore plus importants
de capitaux étrangers. "Il est difficile de demander aux étrangers de
venir en Afrique si les Africains eux-mêmes n'y investissent pas",
explique Vincent Le Guennou, patron du fonds Emerging Capital Partners.
D'ailleurs, de plus en plus de groupes étrangers optent pour des
stratégies de plateforme : ils investissent dans une société africaine
qui porte ensuite leur développement à l'échelle du continent.
L'accélération des investissements intracontinentaux viendra aussi de
l'émergence des fonds de pension et des fonds souverains sur le
continent. L'Angola, qui grâce à ses revenus pétroliers vient de lancer
un fonds de 3,7 milliards d'euros, a annoncé que ses premiers
investissements cibleront l'industrie hôtelière en Afrique
subsaharienne, l'agriculture, l'accès à l'eau potable, la production
électrique et les transports. D'après les calculs de la banque
d'affaires russe Renaissance Capital, le total des actifs des six plus
grands fonds de pension africains devrait atteindre 465 milliards
d'euros à l'horizon 2020. Et le plus important d'entre eux, le
sud-africain GEPF (actuellement doté de 90 milliards d'euros),
consacre déjà 1 % - et bientôt 5 % - de ce montant
au reste de l'Afrique.
Une condition est cependant indispensable à un plus large développement
des investissements intra-africains : "Les États du continent doivent
davantage lever les barrières à la circulation des personnes, des biens
et des capitaux", affirme Vincent Le Guennou. Autrement dit, il faut
renforcer l'intégration régionale.
Par ici la monnaie
Les places financières offshore tentent de s'imposer comme passages obligés pour les IDE vers l'Afrique.
Faites entrer les avocats ! Conséquence de la bonne santé économique de
l'Afrique et de la croissance des flux de capitaux internationaux à
destination du continent, le besoin de protéger les investissements et
les revenus des entreprises, africaines comme étrangères, s'est
accentué. D'après les Nations unies, en 2012, les investissements
directs étrangers (IDE) en Afrique se sont élevés à 38 milliards
d'euros, soit plus de deux fois leur niveau d'il y a dix ans. Et des
pays comme Maurice, Singapour et le Luxembourg se livrent une
concurrence acharnée pour se positionner comme hubs de transit de ces
capitaux en développant des dispositifs de sécurisation adaptés.
Course
Selon le quotidien britannique Financial Times, ces places financières
offshore négocient actuellement des accords allant dans ce sens avec
les pays africains. Concrètement, il s'agit, via des accords de
protection des investissements, de privilégier l'arbitrage en cas de
différend et de réduire les risques de nationalisation en forçant le
pays d'accueil à indemniser équitablement les investisseurs, et, via
des sociétés dédiées.
L'île Maurice multiplie les accords de protection des investissements
avec les pays du continent, accords de double imposition, d'éviter
qu'un contribuable soit soumis à des impôts sur la même "matière
imposable" dans deux États différents. "C'est une tendance forte,
explique au Financial Times un banquier d'affaires spécialiste de
l'Afrique subsaharienne. Bien que les accords sur la double imposition
soient plus médiatisés, ce qui intéresse les investisseurs ce sont
surtout les accords de protection des investissements." Et dans cette
course à la signature, Maurice a pris une longueur d'avance sur ses
concurrents.
À titre d'exemple, l'île a déjà conclu cette année des traités de ce
type avec le Congo, le Kenya et le Gabon. Elle a par ailleurs signé
cinq accords sur la double imposition depuis 2010 : avec le Congo,
l'Égypte, le Kenya, le Nigeria et le Gabon. Pendant ce temps, Malte,
Chypre et Singapour ne disposent d'accords qu'avec une poignée de pays
du Maghreb. D'après le Financial Times, l'Afrique du Sud et le Botswana
veulent jouer un rôle similaire, à un niveau régional. Reste que si ces
dispositifs destinés à rassurer les investisseurs ont permis à l'Inde
et à la Chine d'attirer encore plus d'IDE (via les places financières
offshore) dans les années 1990 et au début des années 2000, ils sont
critiqués par les militants de la lutte contre la pauvreté, qui
estiment qu'ils réduisent les revenus des États.
22 Septembre 2013
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