La
société avant le marché
Par Richard
SOBEL
Soixante ans après, les écrits
de l'économiste Karl Polanyi gardent toute leur pertinence.
«Le monde n'est pas une marchandise !»
: ce mot d'ordre rassemble, au-delà de sa diversité,
ce qu'on appelle l'altermondialisme. On peut en moquer le caractère
incantatoire ; la proposition n'en reste pas moins d'une extrême
profondeur de pensée. Car, loin d'être un simple jugement
de valeur, elle est d'abord de portée ontologique.
Sur la marchandisation du monde, la pensée critique de Marx
- débarrassée de son idéologie productiviste
- est évidemment incontournable. Mais il y a beaucoup à
apprendre d'un économiste, historien et anthropologue de
portée théorique apparemment plus modeste, Karl Polanyi.
Dans la Grande Transformation (1944), notamment dans le décapant
chapitre 6, il rappelle qu'aucune société humaine
ne peut durablement exister sans qu'un système, d'un type
ou d'un autre, assure l'ordre dans la production, la distribution
et la consommation des ressources. Il ajoute qu'en règle
générale l'économique est toujours encastré
dans le social, lequel pour ainsi dire le contient. Or, voici qu'au
XIXe siècle les sociétés occidentales instituent
et développent, pour l'économique, un mode d'être
singulier : le «marché autorégulateur»
.«Commandé, régulé et orienté
par les seuls marchés» , ce système se veut
désencastré du social.
«Hypothèses extraordinaires» d'une véritable
économie de marché : il doit notamment exister «des
marchés pour tous les éléments de l'industrie,
non seulement pour les biens (toujours en y incluant les services),
mais aussi pour le travail, la terre et la monnaie» . Rien
que cela ! Autant dire, conclut Polanyi, qu'une économie
de marché ne peut fonctionner pleinement que dans une société...
de marché ! A tout le moins, celle-ci constitue l'horizon
de celle-là.
Mais, après tout, habiter ce monde en y déployant
une société de marché, est-ce bien là
pour l'humanité un si grand péril ? Assurément
oui, si l'on suit l'analyse de Polanyi. S'agissant du «travail»
(comprenez : la puissance humaine ou «travail-vivant»,
et non pas le produit du travail) et de la «terre» (comprenez
: l'environnement), la marchandisation est un processus potentiellement
destructeur du fond même sur lequel repose toute société.
Rappelons que la marchandise est une création sociale-historique
intrinsèquement instable. Dans un monde moderne qui rend
effectif son déploiement systématiquement, elle n'existe
jamais par elle-même mais toujours sur la base d'un substrat
- a priori n'importe quel constituant du monde peut faire l'affaire
-, substrat qu'elle transforme, homogénéise et fait
ainsi circuler indéfiniment, apparemment au gré des
besoins humains, mais en vérité au profit du désir
d'enrichissement propre aux acteurs dominants du système.
Du point de vue de l'économie (précisons donc : capitaliste)
de marché, la marchandise n'est jamais un état mais
toujours un processus. Or, ce dernier ne possède a priori
aucun principe de limitation interne et, laissé à
lui-même, il se répand et tend à phagocyter
tout ce qui constitue le monde en sa diversité. Voilà
bien le danger s'agissant du travail et de la terre : ce ne sont
pas n'importe quel «constituant» du monde. Selon Polanyi,
le travail «n'est rien d'autre que ces êtres humains
eux-mêmes dont chaque société est faite»
, et la terre, «que le milieu naturel dans lequel chaque société
existe» . Du coup, «les inclure dans le mécanisme
de marché, c'est subordonner aux lois du marché la
substance de la société elle-même» , et
finalement la déstructurer. Que l'on ne s'y trompe pas :
le déploiement d'un marché débridé répand
progressivement souffrances et destructions dans le monde - et certains
en profitent fort bien ; mais, à plus ou moins long terme,
il ne peut que tendre vers l'anéantissement du monde lui-même.
Aujourd'hui, la plupart des théories économiques disposent
d'outils conceptuels pour rendre compte des dangers intramondains
de la marchandisation ; mais jamais elles ne se hissent jusqu'à
un questionnement ontologique, c'est-à-dire un questionnement
qui ne concerne pas tel ou tel étant dans le monde, mais
l'être même du monde.
Si l'argumentaire de Polanyi est radical, c'est d'abord que sa conception
de la marchandise n'est pas superficielle. Pour l'idéologie
dominante - académisme scientifique compris -, on désigne
par marchandise toute valeur d'usage (bien ou service) qui s'échange
entre acheteur et vendeur... sur un marché ! D'un point de
vue théorique, c'est finalement très pauvre : littéralement,
cela ne nous fait pas voir grand-chose des enjeux profonds d'un
capitalisme dont le point limite est finalement une production marchande
généralisée gangrenant jusqu'aux fondements
mêmes du monde. Karl Polanyi est autrement pertinent concernant
le mécanisme marchand : «Les marchandises sont empiriquement
définies comme des objets produits pour la vente sur le marché.»
Or, à proprement parler, ni «le travail» - sauf
esclavage ! - ni bien sûr «la terre» - socle irréductible
de la finitude humaine - ne peuvent intégralement relever
d'un processus de production pour la vente. Mais, ajoute-t-il, «c'est
néanmoins à l'aide de cette fiction que s'organisent
dans la réalité les marchés du travail, de
la terre» . Or «aucune société ne pourrait
supporter les effets d'un pareil système fondé sur
des fictions grossières, si la substance humaine et naturelle
comme son organisation commerciale n'étaient protégées
contre les ravages de cette fabrique du diable» . Une exigence
de limites qui aujourd'hui se reconnaît sous la problématique
du développement durable.
Foin de catastrophisme. Historiquement, on le sait, le danger a
été momentanément et partiellement écarté,
pour l'essentiel concernant le pilier humain de «la substance
de la société» - chacun sait que, pour le pilier
environnemental, cela reste une tout autre paire de manches ! En
deux siècles de luttes sociales, la consolidation de la condition
salariale est parvenue à transformer la situation précaire
de «marchandise fictive» en un statut socialement viable.
Avec des différences nationales parfois importantes, telle
fut en Occident la politique social-démocrate : «démarchandiser»
le travail et, à l'intérieur du capitalisme («
économie de marché») mais contre sa logique
(« société de marché»), améliorer
progressivement la condition matérielle, sociale et politique
de tous ceux qui n'ont que leur «travail» à vendre
pour vivre. D'accord, ce ne fut pas le Grand Soir ; mais, en attendant,
pour le monde du travail et donc le monde tout court, ce fut pour
le moins salutaire.
A l'heure où le marché sort de plus en plus de ses
gonds, il est permis de se demander si «non à la société
de marché, oui à l'économie de marché
régulée» reste un mot d'ordre permettant de
«garder un cap authentiquement social-démocrate»
. Contre la tendance actuelle - d'aucuns l'appellent libérale-sociale
- d'une définition de plus en plus partielle et partiale
de cette régulation, les incantations altermondialistes ont
au moins le mérite de renvoyer inlassablement toute politique
progressiste à cette butée simple mais incontournable
: «Le monde n'est pas une marchandise !» Avec Polanyi,
on sait qu'il ne s'agit pas d'un sympathique jugement de valeur,
mais d'un souci profond qui exige, à nouveau, des réponses
institutionnelles à la hauteur du danger.
Février
2005
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