Un sursaut à venir des activités industrielles en Afrique
Par Kingsley Ighobor
La dépendance aux produits de base doit cesser, d’après un nouveau rapport.
LCarlos
Lopes, le Secrétaire exécutif de la Commission économique pour
l’Afrique (CEA), parle souvent du Toblerone, la fameuse barre
chocolatée fabriquée en Suisse par Kraft Foods, une entreprise qui pèse
18 milliards de dollars. Le Toblerone est composé de cacao importé,
d’Afrique probablement, où 70 % du cacao mondial est récolté. M. Lopes
l’a fait remarquer au président de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara,
tout en déplorant que 10 % à peine de l’argent ainsi récolté aille aux
cacaoculteurs.
La Côte d’Ivoire et le Ghana produisent 53 % du cacao mondial. Mais
curieusement, le chocolat vendu dans les principaux pays producteurs de
cacao provient de pays qui n’en produisent pas.
Il est temps d’agir
Il en va de même pour le café, le coton, les arachides, le pétrole
brut, etc. « 90 % du revenu total tiré du café va aux pays
consommateurs riches », affirme le Rapport économique sur l’Afrique
2013 publié par la CEA et la Commission de l’Union africaine (CUA). Les
caféiculteurs éthiopiens ne gagnent que très peu en contrepartie de
leurs efforts. L’Afrique, qui détient 12 % des réserves mondiales
de pétrole, 40 % des réserves d’or, environ 90 % des réserves de chrome
et de platine et 60 % des terres arables, devrait mieux s’attaquer à la
pauvreté, indique le rapport. Mais elle se concentre sur l’exportation
de matières premières et l’importation de biens de consommation.
Lors d’une conférence des Ministres africains des finances, de la
planification économique et du développement tenue en mars dernier à
Abidjan, M. Lopes a déclaré que cela devait cesser. Il a estimé
que le Nigéria, sixième producteur mondial de pétrole brut, devrait en
raffiner suffisamment pour la consommation locale au lieu de
subventionner les importations de carburant à hauteur de 8 milliards de
dollars par an.
Selon le rapport, la valorisation des produits agricoles offrira de
nouvelles opportunités aux producteurs qui, assurés de tirer des
revenus du surplus, pourraient participer activement au marché. Les
entreprises innoveront en matière de technologie, et les acteurs de
l’industrie locale, forts de compétences modernes, pourraient s’insérer
dans le commerce mondial et y exercer une influence. Cette valorisation
pourrait également stimuler le commerce intra-africain.
Appel pressant à l’industrialisation
L’appel à l’industrialisation se fait chaque jour plus
pressant. Selon la Présidente de la CUA, Nkosazana Dlamini-Zuma, «
L’industrialisation ne doit pas être considérée comme un luxe mais
comme une nécessité pour le développement du continent. » Plus
d’urbanisation, une classe moyenne émergente, un meilleur environnement
macroéconomique, une hausse du PIB, il s’agit là de moyens d’alimenter
l’industrialisation.
Les conditions sont en effet favorables à l’Afrique. Certains craignent
toutefois qu’une croissance économique spectaculaire ne masque la
réalité de la pauvreté et ne conduise à un optimisme excessif. La
croissance économique est actuellement de 4,8 % en Afrique et
pourrait, selon la CEA, avoisiner 6 % en 2014; toutefois, les
économistes parlent d’une « croissance sans emplois ». Cette croissance
ne sert pas le secteur manufacturier à forte intensité de main-d’œuvre,
dont la part dans la production totale n’est que de 11 % en Afrique
contre 31 % en Asie de l’Est, par exemple. Pour produire un effet
significatif, la production manufacturière africaine devrait passer de
11 % à 20 % au moins du PIB, a déclaré M. Lopes à Afrique Renouveau.
« En moyenne, la production manufacturière dans les pays africains à
faible revenu représente actuellement une part du PIB inférieure à
celle de 1985 », confirme John Page dans un article pour le groupe de
réflexion Brookings Institute. Il ajoute que la croissance
économique et la capacité d’adaptation du continent au cours de la
crise financière mondiale de 2008-2009 étaient en grande partie dues «
aux découvertes de nouveaux minéraux, à la hausse des prix des matières
premières et à la reprise de la demande intérieure ».
M. Page signale que la croissance durable dépendra du changement
structurel, à l’image du Chili, qui a développé son agro-industrie, et
de l’Inde, qui a augmenté ses exportations de services. M. Lopes
partage cette opinion et appelle à la « transformation structurelle ».
L’industrialisation fondée sur les produits de base, dit-il, permettra
de passer de la croissance économique à la création d’emplois et au
développement social.
Tout dépend des détails
Quand M. Lopes et d’autres ont prôné l’industrialisation lors de la
conférence d’Abidjan, l’auditoire, composé de nombreux décideurs
africains, a acquiescé avec enthousiasme. Toutefois, s’agissant de la
façon d’atteindre cet objectif, tout dépend des détails. Même le
rapport de la CEA reconnaît que certains pays n’ont pas de produits de
base à exporter et que d’autres sont enclavés et doivent assumer des
coûts de transport élevés.
Pour élargir les marchés, les pays africains doivent intégrer leurs
économies. Imaginez simplement ceci, a déclaré M. Lopes : « Le
Togo [6 millions d’habitants] souhaite survivre avec le dentifrice
qu’il produit, et le Bénin [9 millions d’habitants] veut aussi produire
son propre dentifrice. » La recette d’une bonne intégration régionale
consiste à ce que les pays mettent l’accent sur les produits de base
qui leur procurent un avantage concurrentiel. C’est ainsi que le Bénin
et l’Égypte pourraient se concentrer sur le coton, le Togo sur le cacao
et la Zambie sur le sucre, chaque pays exerçant ainsi ses activités
dans de plus grands marchés régionaux.
Les problèmes liés à l’intégration régionale, tels que le manque
d’engagement politique ou d’harmonisation des politiques, sont
courants. Mais le rapport CEA/UA 2013 est optimiste quant à l’impact
d’une industrialisation fondée sur les produits de base, qui,
insiste-il, « doit être ancrée dans la réalité de chaque pays ».
Investir dans l’infrastructure
La vétusté de l’infrastructure freine les efforts d’industrialisation.
Lors de la Journée de l’industrialisation de l’Afrique, le 20 novembre
dernier, le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a indiqué
que « pour favoriser le commerce des biens et des services, il est
indispensable de réduire les coûts de distribution », ce qui n’est
possible qu’en investissant dans les routes, les voies ferrées et
l’infrastructure énergétique.
Avec près de 600 millions de personnes dépourvues d’électricité,
l’Afrique est la région mondiale la plus pauvre en énergie, a déclaré
Kandeh Yumkella, le Directeur général de l’Organisation des Nations
Unies pour le développement industriel (ONUDI), en novembre dernier
lors d’une conférence à la London Business School. Le continent perd «
2 à 3 % de son PIB faute d’énergie fiable ».
Il a indiqué que le Nigéria a besoin de 10 000 mégawatts mais qu’il
n’en produit que 4 500. Le pays brûle pourtant des gaz depuis 40 ans. «
Nous estimons que les gaz brûlés en Afrique peuvent fournir la moitié
des besoins du continent en électricité, mais nous les brûlons sans les
valoriser. »
En général, ajoute la CEA, les entrepreneurs en Afrique « sont
confrontés à des coûts de transaction élevés, à de lourdes procédures
administratives et à des goulets d’étranglement bureaucratiques, ainsi
qu’à une infrastructure physique et financière déficiente ».
De nombreux gouvernements africains investissent massivement dans
l’infrastructure : le réseau ferré en Afrique du Sud, l’énergie en
Éthiopie et au Nigéria, la construction routière au Rwanda, etc. Mais,
craignant que la promesse de l’industrialisation comporte des dangers,
les travailleurs sonnent à présent l’alarme. Selon Imani
Countess, la directrice des programmes régionaux pour l’Afrique au
Solidarity Center, organisation internationale promouvant les droits du
travail, l’industrialisation en Afrique du Sud, pays le plus
industrialisé du continent, réduit les salaires et dégrade les
conditions de travail. Les entreprises manufacturières font pression
sur le Gouvernement afin de pouvoir définir leurs propres normes du
travail, au lieu d’adhérer aux normes nationales.
Au Libéria, la plantation de caoutchouc Firestone a connu des
agitations ouvrières à répétition avant d’accepter certaines
revendications salariales et de bannir le travail des enfants. Une
opposition ouvrière constante peut perturber les opérations d’une
entreprise. Anthony Caroll, chercheur au Center for Strategic and
International Studies, un groupe de réflexion basé à Washington,
souhaite que les entreprises africaines puissent recruter ou licencier
au besoin. Par ailleurs, Michael Clark, conseiller de la Conférence des
Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED), a déclaré
l’an dernier à New York que les politiques de libéralisation du passé,
qui ont réduit le contrôle des gouvernements sur les économies
nationales, ont nui à l’Afrique car les investisseurs étrangers ont
rapatrié les énormes bénéfices. Aujourd’hui, il faut à l’Afrique
des « politiques stratégiques axées sur des secteurs spécifiques ». M.
Lopes qualifie cela de « formes sophistiquées de protectionnisme », qui
permettent au gouvernement d’intervenir stratégiquement sur le marché
d’une manière qui profite aux économies nationales.
Toute tentative de réinitialisation de la libéralisation au moyen de
politiques semblant aller à l’encontre du principe du libre marché sera
inévitablement controversée. M. Lopes soutient que ces « formes
sophistiquées de protectionnisme » ne s’opposent pas aux règlements de
l’Organisation mondiale du commerce, comme l’affirment certains
économistes. « Aujourd’hui, tous s’accordent à dire que l’État a un
rôle à jouer – au même titre que le marché », dit-il. Cependant,
d’après le magazine londonien The Economist, le récent bond économique
de la Chine est dû à sa faible intervention dans la vie économique de
ses entreprises privées, et le ralentissement économique de l’Inde
ainsi que le taux de pauvreté élevé en Afrique sont sans doute la
conséquence de « monopoles et de pratiques restrictives ».
Tandis que le débat se poursuit sur les meilleures manières de réaliser
l’industrialisation, M. Yumkella prévoit une catastrophe si l’Afrique
continue de dépendre uniquement des exportations de produits de base.
La bonne nouvelle, c’est que l’Afrique peut poursuivre activement son
industrialisation.
26 Février 2014
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