Jeremy Rifkin: "Le capitalisme va devoir vivre avec l'économie collaborative"
Par Laure-Emmanuelle HUSSON
INTERVIEW
L'économiste américain invite la France à s'investir pleinement dans la
3e révolution industrielle. L'avenir selon lui repose sur les énergies
renouvelables, les plateformes collaboratives et les objets connectés.
La
France, qui accueille fin 2015 la grande conférence des Nations Unies
sur le changement climatique (COP21), doit s'engager pleinement dans la
3e révolution industrielle, basée sur l'alliance entre le
développement des énergies renouvelables et les technologies d'Internet
(objets connectés, plateformes d'économie collaborative, etc) et
oublier "l'économie du XXe siècle" qui a fait son temps. Tel est
en substance le message adressé par Jeremy Rifkin, économiste américain
spécialiste de la prospective et auteur en 2012 de "La 3e révolution
industrielle", au gouvernement français. Déjà plusieurs pays et régions
ont mis en place les préceptes de Jeremy Rifkin pour une croissance
plus durable. C'est notamment le cas de l'Allemagne, de Monaco et de la
province d'Utrecht aux Pays-Bas. En France, seul le Nord-Pas-de-Calais
s'est engagé pour le moment dans cette voie. Mais l'organisation de la
COP21 à Paris peut être l'occasion pour le gouvernement de pousser ce
nouveau modèle de développement économique. Dans son dernier
ouvrage "La nouvelle société du coût marginal zéro", Jeremy Rifkin
va encore plus loin et annonce tout simplement la fin du système
capitaliste tel qu'il existe aujourd'hui. Selon lui, le capitalisme est
voué à disparaître, poussé par l'essor d'un nouveau système économique
parallèle, l'économie collaborative, où chacun peut devenir lui-même
producteur d'un bien ou d'un service à un coût proche de zéro et ainsi
"court-circuiter" les entreprises classiques.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer en quoi consiste exactement la 3e révolution industrielle ?
Jeremy Rifkin: Nous sommes actuellement à l'aube d'un nouveau
paradigme économique. Pour le comprendre, il faut s'intéresser aux
précédents changements de paradigme économique qui ont eu lieu au cours
de l'histoire. Ce qui est intéressant c'est que, quand vous les
analysez, ils partagent tous un dénominateur commun. A chaque fois, ils
ont eu lieu grâce à l'émergence et la convergence de trois innovations
technologiques qui créent au final une nouvelle manière
d'organiser l'activité économique. La première innovation c'est
celle des nouvelles technologies de l'information et de la
communication qui permettent de gérer plus efficacement l'activité
économique. La deuxième concerne les nouvelles sources d'énergie
qui permettent de mettre en oeuvre l'activité économique. Et enfin, la
troisième ce sont les nouveaux moyens de transports qui améliorent la
circulation de l'activité économique. Quand ces trois nouvelles
technologies convergent, elles changent fondamentalement la manière
dont s'articule l'activité économique.
Par exemple, la 1ère révolution industrielle a pu naître au 18e
siècle en Grande-Bretagne grâce au développement de la machine à
vapeur, avec le charbon, et du télégraphe qui ont pu révolutionner les
transports et alphabétiser en masse la population. La productivité a
beaucoup augmenté et les marchés se sont élargis. La 2e révolution
industrielle aux Etats-Unis au 20e siècle est aussi le résultat de la
convergence d'innovations dans l'énergie, le transport et la
communication avec la création du téléphone, de la radio et de la
télévision, de centrales électriques et du moteur à explosion utilisant
le pétrole. Ont pu alors se développer des voitures, des bus, des
camions... Cette 2nde révolution industrielle a traversé tout le 20e
siècle mais a atteint son apogée en juillet 2008. Ce mois a constitué
le grand tremblement de terre économique qui a engendré ensuite une
grande récession
Depuis cette date, on assiste au crépuscule de cette 2e révolution
industrielle basée sur les énergies fossiles et des
télécommunications centralisées.
Et quelles sont les nouvelles convergences aujourd'hui ?
Aujourd'hui , nous commençons donc à voir émerger une 3e révolution
industrielle où convergent des innovations dans les secteurs de
l'énergie, de la communication et de transport. Internet, en tant
que moyen de communication, converge ainsi avec les énergies
renouvelables, produites de manière décentralisées, et de nouveaux
modes de transports, sans conducteur et guidés uniquement par des GPS.
Les trois réunis forment ce que l'on appelle l'Internet des Objets.
Encore méconnu, ce concept repose sur la numérisation des transports,
de l'énergie et de la communication avec la multiplication de capteurs
qui gèrent des données et communiquent entre eux. D'ici 2030, je pense
que tout sera connecté et que l'on pourra ainsi tout gérer depuis
un réseau externe. Chacun pourra alors s'y connecter et participer à
l'activité économique sans avoir recours aux grandes organisations
verticales que constituent les entreprises comme ce fut le cas lors de
la 1ère et 2e révolution industrielle. Tout un chacun aura une
vision transparente de ce qui se passe dans le monde.
Ceci étant dit, l'Internet des objets tel que je le conçois, où tout
est relié, soulève des questions très importantes. Comment s'assurer de
la neutralité du réseau? Comment pouvons-nous être certains
que les gouvernements et les entreprises ne vont pas
essayer de monopoliser ce domaine à des fins politiques ou
commerciales? Comment pouvons-nous protéger notre vie privée et la
sécurité de nos données? Comment pouvons-nous lutter contre la
cybercriminalité et le cyber-terrorisme? En supposant que nous pouvons
répondre à ces questions, cette plateforme sera formidable car chacun
d'entre nous pourra avoir un impact sur l'activité économique en
faisant partie intégrante de la chaîne de valeur. Un individu
pourra stocker de l'énergie, produire des biens et services, les
consommer et jusqu'à les recycler. Il pourra par exemple créer
facilement sa propre application. La productivité va grandement
s'améliorer tout en réduisant de manière importante le coût marginal.
Un nombre important de biens et de services vont même s'approcher d'un
coût marginal zéro. Ils deviendront gratuits et sortiront donc du
circuit économique classique. C'est ce qu'on appelle l'économie
collaborative. Il s'agit du premier nouveau système économique à
émerger depuis l'avènement du capitalisme et du socialisme dans
les années 1970. Même si cette économie collaborative peut paraître
encore balbutiante, elle n'en demeure pas moins importante car elle
oblige le système capitaliste à changer. En effet, ce que nous
observons c'est l'émergence d'un système hybride avec d'un côté
l'économie de marché, dit capitalistique, et de l'autre l'économie de
partage, fondée sur les biens et services quasi-gratuits. Je considère
que d'ici 35 ans, ce système dual sera arrivé complètement à maturité.
Est-ce que cela signifie que c'est la fin du capitalisme?
Non, mais le capitalisme ne sera plus la règle suprême. Il devra
apprendre à vivre avec cette économie du partage. Nous pouvons déjà
observer certains effets de cette économie collaborative sur
l'économie. Des secteurs entiers ont été perturbés par la
démocratisation et la numérisation de leur production qui l'ont rendu
presque gratuite: la musique, l'édition, la télévision, la presse,
l'enseignement supérieur avec les MOOC... Des milliers d'entreprises se
sont créées sur le principe de l'économie collaborative. Certaines font
des profits et d'autres non comme Wikipedia.
N'est-ce pas une vision
idéaliste du monde que de dire que tout le monde va devenir producteur
et proposer des services presque gratuits ?
Non, c'est ce qui est en train de se produire. L'Allemagne est un
parfait exemple. En 2005, juste après être entrée en fonction, j'ai
rencontré Angela Merkel. Elle m'a demandé de l'aider à transformer
l'économie allemande pour la rendre plus durable. Résultat: en l'espace
de 10 ans, le pays produit lui-même sa propre énergie avec
l'installation de milliers de mini-centres de production d'énergie
solaire et éolienne sur les bâtiments et habitations. Nous en sommes à
27% d'énergies renouvelables, et l'objectif est de passer à 35% d'ici
2020, et même 100% en 2040! Nous n'utiliserons alors plus de pétrole ni
de nucléaire. Et tout ça avec l'idée de partager, pas de faire des
profits.
Autre exemple: le covoiturage. Grâce à Internet, il est possible de
voyager à un coût très faible. Avec le développement des voitures
électriques et de l'impression 3D, on peut même imaginer que voyager
sera gratuit car le coût marginal d'utilisation de la voiture sera
quasi-nul. C'est très intéressant car les nouvelles générations ne
veulent plus devenir propriétaires de voitures mais veulent avoir accès
à la mobilité. Dans les années à venir, la demande va donc se tarir.
Tant mieux: nous avons 1 milliard de voitures, bus et camions en
circulation. C'est la 3e cause du changement climatique. Je prévois que
dans les 25 prochaines années, 80% des véhicules vont disparaître grâce
au covoiturage et à l'auto-partage.
Vous travaillez depuis
2012 avec la région Nord-Pas-de-Calais pour y développer la 3e
révolution industrielle. Qu'est ce qui a changé dans cette région ?
Quand j'ai été contacté par le président de la région Daniel Percheron
et le président de la CCI Nord de France Philippe Vasseur ils
m'ont dit: "nous avons été à la tête de la 1ère révolution industrielle
en France mais nous avons raté la 2e. Nous ne voulons pas manquer la
3e!" Nous avons donc commencé à collaborer ensemble pour construire
l'avenir de la région et transformer cette vieille région industrielle
en terre d'avenir pour la jeune génération. De grandes entreprises
comme EDF, RTE, Alstom et Renault ainsi que 3.000 TPE et PME nous ont
rejoint pour élaborer ce plan. L'implication de la région est
d'ailleurs formidable. Plus de la moitié des propositions dans le plan
émanent de la région et pas de mes équipes.
Nous avons mis un an à construire ce plan. Désormais, nous sommes en
train de chercher des financements pour le mettre en oeuvre. Mais
d'ores et déjà, sur les 12 derniers mois, nous avons pu faire
bénéficier à 12.500 logements sociaux d'un programme de rénovation
thermique. Dans les 6 ou 7 prochaines années, l’objectif est de
porter ce nombre à 100.000 logements sociaux dans la région. Après ça,
l'objectif est que ces habitations puissent produire leur propre
énergie avec l'installation de panneaux solaires un peu partout et
d'éoliennes.
Nous travaillons aussi à un programme ambitieux avec les 7 universités
de la région. Nous voulons créer la 1ère université zéro carbone.
L'idée est de travailler sur la rénovation des bâtiments et la
production de leur propre énergie. Mais il y a aussi des innovations
pédagogiques avec de nouveaux programmes d'enseignements basés sur le
travail collaboratif entre différentes filières. Il n'y aura plus de
note individuelle mais des notes collectives.
Il se passe réellement plein de choses dans cette région. Par exemple,
nous allons créer un centre commercial avec zéro émission de CO2.
Pensez-vous qu'il est possible de transposer ce qui est en train d'être fait dans le Nord-Pas-de-Calais à toute la France?
Je pense que chaque région devrait s’inspirer de ce modèle là
et l’adapter pour qu'il corresponde aux spécificités de chacune
d'elles. Il y a une vraie carte à jouer pour les régions en France,
pays où le pouvoir est très centralisé comparativement à l'Allemagne.
Mais Internet favorise le pouvoir des régions car leur rayonnement peut
être décuplé et dépasser les frontières. Je pense que la nouvelle carte
régionale va dans le bon sens en créant des super-régions mais il faut
que le gouvernement central réfléchisse à la manière dont il
redistribue le pouvoir aux régions.
Le gouvernement par le biais de la ministre de l'Ecologie Ségolène
Royal dispose depuis quelques semaines d'un rapport de Corinne Lepage
qui reprend mes thèses et appelle la France à prendre exemple sur le
Nord-Pas-de-Calais. J'espère qu'il s'en servira pour mettre en place
une nouvelle économie verte, capables de dynamiser les
entreprises, de créer des emplois et d'améliorer la productivité. Le
rôle du gouvernement est dorénavant de mettre en place les lois pour
aider les régions à mettre en place cette 3e révolution industrielle.
Qu’est-ce que vous attendez de la COP21 ?
Je suis vraiment inquiet. Je pense que nous sommes dans une situation
délicate et que nous ne sommes pas prêts pour faire face à l’urgence
climatique. Je travaille sur les questions du climat et de
l'énergie depuis 1973. Au départ, quand j’ai commencé à
étudier tout ça, je n’avais pas vraiment conscience de la gravité
de la situation. Maintenant, tout va de plus en plus vite et c’est ça
qui est grave. Je l’ai mal jugé. Je pensais que l’on avait plus de
temps pour faire face à tout ça mais en fait ça va trop vite. Ce qui me
fait le plus peur c'est la vitesse à laquelle le cycle de l'eau se
dérègle car cela créé des phénomènes climatiques de grandes ampleurs:
de violentes tempêtes de neige, de fortes chutes de pluie provoquant
des inondations, des ouragans de catégorie 4 ou 5... Il y a
également de plus en plus de périodes de sécheresse prolongée. Cela va
s’empirer avec le temps. Notre écosystème ne peut pas s’adapter à un
tel dérèglement climatique. Il y a une étude récente qui montre qu'il
n'est pas impossible que dans 50 ans nous ayons tous disparu. Si
on se maintient dans la 2e révolution industrielle, on aura beau faire
toutes les réformes que l’on veut ça ne marchera pas. C’est vraiment le
passage à la 3e révolution industrielle qui nous sauvera.
Lors de ce sommet sur le climat, j'espère que l'on ne parlera plus de
sanctions mais de nouvelles opportunités. Je m'explique: l’idée est de
tout transformer plutôt que de rester sur l’ancien modèle et d’essayer
de l’amender. Il faut entièrement passer au modèle de la 3e
révolution industrielle. François Hollande et Ségolène Royal semblent
aller dans ce sens. J’ai beaucoup d’espoir et j’espère que le
gouvernement va répondre favorablement à ce rapport en favorisant un
nouvel écosystème propice pour les nouveaux entrepreneurs qui n’auront
plus qu’à se greffer dessus. En France on a plein d’entreprises et
d’infrastructures pour lancer cette 3ème révolution industrielle.
L’Allemagne le fait et il faut que la France rejoigne
l’Allemagne. Il faut que François Hollande et Angela Merkel
unissent leur forces..
25 Juillet 2015
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