Attali : l’Europe est une première puissance mondiale qui s’ignore
Par : Daniela Vincenti à Davos | EurActiv.com - 20 janv. 2017
Les
autres puissances mondiales seraient ravies de voir l’UE se morceler,
assure Jacques Attali, qui estime que, pour éviter la catastrophe, il
faudrait mettre en place une Union de la défense.
Jacques Attali est un économiste, écrivain, conseiller politique et
haut fonctionnaire français. Il a notamment conseillé François
Mitterrand et Nicolas Sarkozy. De 1991 à 1993, il a également été le
premier président de la Banque européenne pour la reconstruction
et le développement (BERD). Il a été interviewé par EurActiv à
l’occasion du Forum économique mondial de Davos.
Il y a dix ans, vous
publiiez Une brève histoire de l’avenir, dans lequel vous faisiez déjà
des projections pour 2030, à 50 ans.
En effet, en cinq phases : déclin relatif de l’empire américain,
tentative d’organisation du monde autour de plusieurs puissances
indépendantes et hostiles les unes aux autres (ce qui ne fonctionne
pas), domination par le marché en l’absence de régulations mondiales,
guerre et ordre après la guerre.
Où nous situons-nous ?
À la fin de la deuxième phase et au début de la troisième, c’est-à-dire
au sein d’une tentative de régulation. Les États-Unis ont décidé de ne
plus être une puissance dominante, de ne plus gérer le monde. Donc on a
tout d’abord une tentative de trouver un remplaçant pour les
États-Unis, qui ne marchera pas.
Vous ne croyez pas que la Chine pourrait remplir ce rôle ?
Non, la Chine ne le veut pas. Elle veut être puissante, mais pas
gouverner le monde comme les États-Unis le souhaitaient. L’Histoire
chinoise est une Histoire de puissance et d’influence chinoise, mais
pas de domination mondiale. Pékin veut tout ce qui est nécessaire à la
croissance chinoise, au bien-être des Chinois.
Les Chinois rêvent d’avoir le niveau de vie [actuel] des Américains en
2050. Ils auront alors une immense influence dans la région, mais ne
sera pas le pays le plus peuplé du monde, et nombre d’autres enjeux
seront apparus.
Revenons un instant
à la fin de l’empire américain. Vous parliez de la fin d’un empire il y
a dix ans, deux ans avant l’élection de Barack Obama, qui semblait
pouvoir retourner cette situation.
Pas vraiment, parce qu’Obama lui-même a toujours répété que l’Amérique
n’était qu’une puissance relative, qu’elle ne devait pas intervenir, ce
qu’il n’a d’ailleurs pas fait, et qu’il ne pouvait pas porter le
fardeau du monde. Ça lui a même été reproché, notamment dans le
contexte de la Syrie. Il n’est pas intervenu dans le Moyen-Orient, à
l’égard de la Russie il a été ferme, mais sans plus. Il a beaucoup
poussé les Européens à faire les choses entre eux.
Et Donald Trump est dans la continuité d’Obama de ce point de vue, il va plus loin que lui sur le thème du retrait américain.
Analysons un peu
Donald Trump. À la veille de son inauguration à Washington, il a
exprimé des propos très durs vis-à-vis de l’Europe, et d’Angela Merkel,
par exemple. En se renfermant sur eux-mêmes, les Américains
tournent-ils donc le dos à l’idée d’hégémonie ?
Donald Trump a en tout cas une hégémonie médiatique, mais c’est normal,
c’est l’élection. Je pense que son discours s’inscrit dans l’idéologie
dominante du moment, c’est-à-dire « moi d’abord »,
« moi, maintenant, tout de suite, d’abord », sans s’occuper
des autres ou penser qu’ils peuvent être utiles.
Ce qu’il veut, c’est une Amérique forte, qui doit être « la plus
forte », mais sans s’occuper de gouverner le monde,
l’Amérique latine, etc. Si une idéologie hostile à l’Occident
s’installait en Afrique ou en Amérique latine, il ne voudra pas
intervenir.
Il y a deux scénarios du pire. Le premier serait que la Chine contrôle
Taïwan. Il s’est exprimé en faveur de l’indépendance de Taïwan, mais
fera-t-il la guerre pour Taïwan ? Première question. La deuxième
question est de savoir ce qui se passera en cas d’invasion des pays
baltes par la Russie, qui s’assurerait ainsi un accès à [son enclave
de] Kaliningrad.
L’armée américaine interviendra-t-elle dans ces deux cas ? Je
ne le pense pas. Cela pourrait d’ailleurs donner envie à d’autres de le
faire à sa place, mais Donald Trump n’interviendra pas, comme, je
pense, Barack Obama ne serait pas intervenu.
Comment voyez-vous les relations entre les États-Unis et l’Europe ?
Nous sommes dans une période très particulière, où les Américains, les
Chinois et les Russes ont tous un président fort pour les quatre années
à venir. Des présidents qui considèrent que l’Europe n’est pas un
allié, mais une proie, un gibier, et qu’il faut reprendre tout ce qui
est en Europe. Tous les trois ont donc objectivement intérêt à la
faiblesse de l’Europe. C’est la première fois que ça arrive. Avant, ce
n’était ni le point de vue d’Obama ni celui des Russes. Tous les trois
ont donc intérêt à ce que l’Europe se casse.
Et dans le même temps, il y a des élections aux Pays-Bas, en France, en
Allemagne, et probablement en Italie. Ce qui veut dire qu’avant
octobre, l’Europe ne sera pas capable de prendre la grande initiative
qui est nécessaire aujourd’hui. Aujourd’hui, il faudrait prendre une
grande initiative en faveur de l’intégration européenne en matière de
défense.
Pourquoi pensez-vous qu’ils pensent comme cela ?
Les autres veulent casser l’Europe, pourquoi ? Parce qu’ils
sentent bien qu’à long terme, si l’Europe s’unit, elle deviendra la
première puissance du monde. Si l’Europe a un ministre de la Défense,
elle sera la première puissance au monde.
Non seulement ça, mais le modèle européen deviendrait une force
d’attraction. Quand on dit que les États-Unis ont défini un modèle pour
le monde, ce n’est pas juste, il s’agit d’un modèle européen. Le monde
ne s’américanise pas, il s’européanise, c’est l’Europe qui est le grand
modèle de l’Amérique. Ils ont donc intérêt, à tous points de vue, du
point de vue de la puissance douce, de l’économie, de la défense, à
affaiblir l’Europe. Ils sont donc très heureux du Brexit. Tant les
Russes que les Américains vont souffler sur les braises d’un possible
« ital-exit », d’un « frexit ».
Ils voient bien qu’au 21ème siècle, la grande puissance, avec
550 000 à 8 millions d’habitants, le plus haut niveau de vie,
la meilleure position géographique, la meilleure attraction des
talents, le meilleur niveau culturel, les meilleurs systèmes de santé,
c’est l’Europe.
Comment croyez-vous que l’Europe peut réagir à ça tout en ayant des calendriers assez chargés du point de vue électoral ?
Il faut voir si les institutions fonctionnent indépendamment des
calendriers électoraux. Nous sommes à Davos, j’aurais rêvé d’entendre
un discours de François Hollande et Angela Merkel qui seraient venus
tous les deux et qui auraient dit : « face à Xi Jinping, face
à Theresa May, face à Donald Trump, nous affirmons qu’il y a une
continuité en Europe et que quelles que soient les élections, nous
avons décidé de lancer une Europe de la défense et de la sécurité
ensemble ». C’est ça que j’aurais aimé entendre ici à Davos.
L’Europe n’a donc
pas de leadership ? Mr Hollande et Mme Merkel sont-ils les bons
leaders pour l’Europe pour les dix prochaines années ?
On verra bien, François Hollande a décidé de ne pas se présenter et je ne suis pas sûr qu’Angela Merkel se présente.
Alors de quel genre de leadership avons-nous besoin ?
Nous avons besoin de leaders qui se souviennent, qui incarnent les
dangers d’une fragmentation de l’Europe. L’Europe peut retourner à la
guerre, supposons que l’Italie sorte de l’euro, que la France aussi,
que l’Allemagne parte dans une autre direction : dans trente ans
il y aura une guerre franco-allemande. Il faut se souvenir de ce risque
qui existe dans le cas d’une rupture de la construction européenne. Il
faut des leaders qui ont le sens du tragique, ce que l’on n’a pas. Il
ne faut pas des leaders de temps heureux, ni de la neutralité.
Croyez-vous que l’Europe peut avoir un leader comme Trump ?
Oui, il peut y avoir un Trump en France avec Marine Le Pen ou Jean-Luc
Mélenchon. En Allemagne, ça peut arriver si Angela Merkel n’est plus
chancelière ou si elle cède dans la coalition face aux membres de la
CSU. En Italie, il peut y avoir Beppe Grillo.
Si on se dirige vers
ce scénario de petits Trump surgissant en Europe, craignez-vous que
cela accélère le risque de guerre, la désintégration de l’Europe ?
Nous sommes dans une période qui ressemble beaucoup à 1910 où il y a eu
une vague de progrès techniques, une grande globalisation et une vague
de démocratie….
Et il y a eu une crise financière, du terrorisme, et on a choisi le
protectionnisme et la guerre. Le 20ème siècle aurait pu être un
siècle très heureux, tout était réuni pour qu’il soit heureux. Au lieu
de cela, on a eu deux guerres mondiales, de la barbarie jusqu’en 1989.
Ca fait seulement 25 ans qu’on est sortis des erreurs de 1910 et on
peut faire les mêmes aujourd’hui. On a tout pour avoir un
21ème siècle très heureux : progrès techniques, augmentation
des classes moyennes, demande de démocratie partout dans le monde,
naissance d’États stables, tout est en place mais en même temps on peut
partir vers le pire, c’est même à mon avis vraisemblable.
Est-ce qu’on part vers le pire ?
Oui, la seule chose qui est différente de 1910 et qui est positif c’est
qu’à cette époque les peuples voulaient la guerre en Europe : les
Français, les Anglais, les Allemands, tout le monde voulait la guerre,
ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Dans votre livre,
vous parlez de neuf grandes puissances. On a le G20 donc on est dans
une autre dialectique, mais dans ces neuf puissances vous voyez l’UE
comme une grande puissance possible.
Les grandes puissances de demain restent la Russie, la Chine, l’Inde,
le Brésil, les États-Unis, le Nigéria et l’Indonésie. Le G20 pour moi
c’est une photo et rien d’autre, ça n’existe pas. Dès le premier G20
j’avais dit « il faut écrire le G vain ». Maintenant,
l’Europe est la plus grande puissance du monde, elle est la seule à ne
pas le savoir et la seule à ne pas le vouloir. Les Suisses ont fait
ça : créer un État du bas vers le haut, mais en général un État
est créé par un conquérant : la Russie c’est un conquérant, la
Chine aussi, les États-Unis aussi. Les puissances sont toujours créées
par un conquérant. Là, on essaie de créer un pays du bas vers le haut,
ce que les Suisses ont fait en trois siècles. Ils se sont unis
progressivement face à des ennemis. Nous pouvons nous unir, un peu
comme les Suisses, face à nos ennemis. C’est pour ça que la menace
extérieure est une bonne nouvelle parce que ça va nous forcer à nous
unir. Ce qu’il faut faire crève les yeux : il faut faire une
Europe de la défense, de la sécurité, qui gère la politique des
frontières, qui gère le problème des migrants, qui gère la menace
terroriste et qui se prépare à prendre le relais du retrait américain
de l’OTAN.
Est-ce que la démocratie est en crise aujourd’hui dans l’Europe et dans le monde ?
Les pays les plus efficaces ne sont pas les démocraties à l’heure où
nous parlons. Les trois gouvernements les plus efficaces sont le
chinois, le russe et le Vatican. Mais ce ne sont pas des
démocraties.
Deuxièmement, il y a un grand ennemi de la démocratie en ce
moment : le marché devient mondial et la démocratie reste locale.
On a donc toutes les conséquences d’un marché tout puissant qui rend la
démocratie dérisoire et les citoyens s’en rendent bien compte. Il y a
huit milliardaires qui ont une fortune supérieure à 40 % de la
population de la planète et le peuple est amené par toute une série de
contraintes ou de persuasion à voter en faveur de l’intérêt des
milliardaires, ce qui vient de se passer aux États-Unis. Ce n’est pas
nouveau, ce n’est pas exceptionnel. Tous les résultats des élections
sont les votes en fonction de l’intérêt des plus riches. Ça discrédite
la démocratie qui a perdu son pouvoir.
La seule solution c’est aller vers le haut, qu’on me dise pas que ce
n’est pas possible d’aller vers le haut, c’est possible. Et qu’on ne me
dise pas qu’une gouvernance mondiale c’est impossible, on essaye de le
faire, la COP21 en est un exemple. Il y a des domaines où il y a une
gouvernance mondiale, où il y a une instance mondiale qui décide avec
une extrême puissance partout dans le monde. Prenez la FIFA pour le
football, elle gouverne le football dans le monde entier. Pourquoi
quelque chose qu’on fait pour un sujet aussi important que le football,
on ne pourrait pas le faire pour des sujets moins importants comme
l’égalité fiscale ou l’harmonisation fiscale, la lutte contre le trafic
ou la prostitution.
Vous envisagez ça par thématiques, ou envisagez-vous une gouvernance mondiale ?
Non, il faut que ça soit par thématiques. C’est un peu comme la
construction de l’État au Moyen-âge : des corporations se sont mis
ensemble pour gouverner leurs corporations et puis ensuite les
corporations ensemble ont formé l’État. En Europe c’est comme ça que ça
s’est fait. Dans le secteur bancaire, il y a Bâle qui règne, il y a
énormément de secteurs où il y a des normes mondiales, il n’y a
simplement pas de cohérence d’ensemble. Même sur la fiscalité, l’OCDE
fait un travail formidable. L’OCDE et la Commission européenne font un
très bon travail d’harmonisation. On peut donc y parvenir, ce n’est pas
hors de portée.
Quel est votre souhait à l’aube d’une année très difficile ?
Pour que ça réussisse à l’échelle mondiale il faut d’abord que ça
n’échoue pas à l’échelle européenne. Car si on n’est pas capables de le
faire à l’échelle européenne, on ne le fera jamais à l’échelle
mondiale. L’Europe doit être un modèle. Mon souhait pour 2017 c’est
d’abord que l’Europe tienne le coup et que malgré l’absence de leader,
on avance de façon crédible vers une Europe de la défense et de la
sécurité qui à mon avis est la clé de la survie de l’Europe et de la
paix.
On aurait dû commencer par ça, non ?
On ne pouvait pas car on avait le parapluie américain et les Allemands
étaient trop près de la guerre et ne voulait pas avoir une armée, à
juste titre. Aujourd’hui, personne ne remet en cause la démocratie
allemande et les Américains sont plus là, donc il faut absolument
l’avoir.
21 Janvier 2017
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