Costa-Gavras : "Aucun régime d’extrême droite n’a jamais réussi quoi que ce soit"
Par Baptiste Thion pour le JDD
INTERVIEW
– Le réalisateur français Costa-Gavras se confie dans un long entretien
consacrée à sa vision de la politique et du monde tel qu’il va. Il nous
parle de son engagement, de ses espoirs et de ses colères.
Son regard
sur le monde n’a pas changé d’un iota. Toujours aussi aiguisé. Du haut
de sa longue silhouette qui s’achève sur ses éternelles chaussettes
rouges, Costa-Gavras vous accueille avec cordialité dans l’un des
salons du Centre des Congrès, à Angers, où il s’est rendu cette semaine
à l’occasion du Festival Premiers Plans, dédié aux premiers films
européens, pour participer à une table ronde sur le pouvoir dans sa
diversité. Rencontre avec un réalisateur qui a inventé un style de
cinéma engagé
Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération de cinéastes qui s’emparent de sujets politiques ?
Elle tourne des films formidables, mais tous les cinéastes sont
engagés, même ceux qui racontent des histoires éloignées des questions
politiques. A partir du moment où on s’adresse à des milliers ou des
millions de gens, c’est un engagement. La politique ne concerne pas
seulement le pouvoir, mais aussi la vie quotidienne. Il faut être
sincère avec soi-même et ce en quoi on croit. Je trouve qu’il y a quand
même un changement radical par rapport à l’époque de Z. Quand on
parlait de longs métrages engagés ou sociaux, ça irritait un certain
nombre de gens. Il fallait soit du divertissement, soit une écriture
esthétique. Aujourd’hui, la politique n’est plus bannie : elle est
présente partout. Il y a eu une libération.
Quand Z est sorti, il y avait davantage d’espoir chez la jeunesse.
A l’époque l’avenir était ouvert. Comme il y avait des dictatures un
peu partout, c’était plus simple de mener un combat. Aujourd’hui, il y
a moins d’ouverture sur le futur, même si l’ouverture, on se la créée :
il ne faut pas attendre que d’autres le fassent à notre place. Les
dictatures d’aujourd’hui sont celles de l’économie, des banques, des
groupes financiers. Quand on voit que huit personnes dans le monde
possèdent autant d’argent que la moitié de la population, c’est
effarant. Peut-être que la France ne répond pas entièrement aux besoins
de la jeunesse. Le chômage, c’est épouvantable pour quelqu’un. Regardez
les banlieues, je ne suis pas étonné que ça explose. Avant, il y avait
de l’espoir, on se révoltait pour quelque chose ; aujourd’hui, on casse
une vitrine pour avoir une satisfaction momentanée et puis plus rien.
Il y a du désespoir mais pas d’idées. C’est la chose la plus dangereuse
au monde.
«Il y a beaucoup de gens bien parmi les élites»
Il y a un désenchantement, mais on a vu certaines initiatives émergées, comme Nuit debout en France.
Ça montre qu’on cherche d’autres voies. Je suis allé plusieurs fois sur
la place de la République. C’était intéressant, mais ça n’aboutissait à
rien. Ça allait dans tous les sens, chacun témoignant de son angoisse
ou de ses problèmes. Il y a une nécessité d’union pour pouvoir
affronter les difficultés, mais la société se tribalise de plus en
plus. On ne peut pas agir en étant divisé en petits groupes.
Comprenez-vous la défiance du peuple à l’égard des élites?
Elles ne jouent plus le même rôle qu’à une certaine époque. Après la
guerre, elles donnaient une impulsion vers l’avenir, ouvraient des
chemins, qu’ils soient bons ou mauvais. Désormais, c’est le règne du
chacun pour soi : le moi à la télévision, à la radio… On ne fait plus
confiance aux hommes politiques qui mentent ou sont impuissants face à
la finance. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup de gens bien
parmi les élites : des philosophes, des profs, des cinéastes qu’on ne
voit pas beaucoup dans les médias.
Il y a une montée inquiétante du populisme en Europe.
Ça fait peur. On se demande comment il est possible qu’un quart des
Français veuille voter pour Marine Le Pen, qui a vécu dans une famille
de racistes. Ils disent vouloir sortir de l’Europe. On serait alors un
tout petit pays entouré de colosses. Aucun régime d’extrême droite n’a
jamais réussi quoi que ce soit. Le problème, c’est qu’on n’a plus
confiance en les institutions. Des gens comme Barroso ont fait des
choix épouvantables. Quand il a quitté la présidence de la Commission
européenne, madame Merkel a dit qu’il y avait eu une erreur de casting.
Dix après sa prise de fonction, c’est un peu tard. Peut-être que face à
Trump, les pays de l’union vont finir par bâtir une Europe que nous
aimerons tous. J’étais en Allemagne il y quelques jours. Les Allemands
sont terrorisés : ils sentent qu’il va tout casser économiquement, et
le marché américain est essentiel pour eux.
"Il se passe des choses très bizarres en politique aujourd’hui"
Beaucoup d’anciens communistes votent aujourd’hui pour le FN.
Ils cherchent un pouvoir autoritaire. C’était un peu pareil avec le
communisme malgré des idées, dans sa philosophie, très intéressantes
pour la société. Mais on en a fait une sorte de militarisme politique
pour imposer ce qu’il fallait penser sur tel ou tel sujet.
Un homme politique français trouve-t-il grâce à vos yeux?
Il y en a un, mais nous sommes dans une période pré-électorale, donc je
ne dirai pas de nom. Et puis je veux voir et écouter tout le monde.
Reste qu’il se passe des choses très bizarres en politique aujourd’hui.
En quoi la fiction est-elle un bon moyen de comprendre le réel?
Plutôt que de le comprendre, c’est un moyen de faire sentir le réel, ce
qui nous échappe. Quand on voit des gens qui passent dans la rue, on ne
les regarde pas. Dans un film, oui. Le cinéma apporte un autre regard.
On parle beaucoup d’objectivité, notamment concernant les journalistes,
mais tout le monde est subjectif. Nos réactions sont subjectives parce
qu’on agit avec notre culture, ce que nous sommes, d’où nous venons.
Cet ensemble de choses qui constitue le moi.
«Le cinéma est un spectacle qui raconte la vie»
Si votre cinéma est engagé, c’est aussi un spectacle.
Le cinéma est un spectacle qui raconte la vie. Le mot est banni, mais
les anciens grecs, Shakespeare ou Molière ont tous fait du spectacle.
On ne va pas dans les salles obscures pour assister à un cours
académique. J’essaye de tourner des films comme je les aime. Il faut
trouver une forme, un style, un rythme qui emportent le spectateur. On
raconte des histoires, comme lorsqu’on est entre amis autour d’une
table, sauf qu’on a la chance de s’adresser à des milliers ou des
millions de personnes.
Au cinéma, les Américains ont plus de facilités à revenir sur les heures sombres de leur histoire que les Français.
C’est vrai, prenons la guerre d’Algérie par exemple. Il est difficile
de financer des films sur le sujet, ainsi que de trouver des
spectateurs. Les Américains le font à leur manière, avec une fin
toujours satisfaisante ou plus ou moins satisfaisante. Avec un bon d’un
côté, et un méchant de l’autre aussi. Mais quand un film comme Platoon
sort aux Etats-Unis, il y a dix millions de personnes qui le voient, et
200 millions qui détestent.
Z, votre premier
film politique, est le fruit de la collaboration entre deux immigrés,
Jorge Semprún et vous. Quel sera l’impact de la crise migratoire sur
les prochaines élections?
Les électeurs voteront pour les hommes politiques qui rejettent les
réfugiés. En Allemagne, leur arrivée a pourtant boosté l’économie. Tout
le monde le dit. Et ça assure le futur du pays, car parmi eux, il y a
beaucoup de jeunes. Madame Merkel savait très bien ce qu’elle faisait.
Il y a toujours eu et il y aura toujours des réfugiés. Je me souviens
qu’à une époque, quand on parlait des Africains qui migraient en
France, on disait qu’il fallait améliorer leurs conditions de vie dans
leurs pays. On n’a rien fait. Ou plutôt le contraire : on les a pillés
et mis en place des hommes politiques à notre service. Ils se sont donc
déplacés. C’est normal de vouloir une vie meilleure. Personne n’a envie
de quitter sa famille et sa langue.
"Je me suis aperçu qu’on pouvait faire de grandes œuvres classiques"
Vous écrivez un livre. Vos mémoires?
Je suis en train de le finir. Comme pour mon coffret DVD, je montre
comment est né chaque film. J’y parle aussi des raisons qui m’ont
poussé à choisir la France plutôt que les Etats-Unis, de la vie d’un
immigré qui arrive dans un pays où il ne connait personne, et comment
il a été accepté.
Quel sont votre meilleur et votre pire souvenir de cinéma?
Le meilleur, c’est mon premier choc cinématographique. A l’époque où
j’étais à la Sorbonne, j’ai suivi un groupe d’étudiants qui allait à la
cinémathèque pour voir Les Rapaces d’Erich Von Stroheim. J’en suis
tombé par terre. Je me suis aperçu qu’on pouvait faire de grandes
œuvres classiques, comme au théâtre, qu’il y avait là une manière
différente de voir les choses. Le pire, c’est quand on fait un film qui
ne marche pas, comme Un homme de trop. Les critiques étaient contre, le
public n’est pas venu le voir. On se dit qu’on s’est trompé quelque
part. C’est un choc épouvantable, surtout pour un deuxième film. Avec
le temps, on s’habitue. A mon âge je pense que le plus important est
que le film existe. Le reste, on ne peut pas le contrôler. Ma position
est plus philosophée si je puis dire.
Le festival a
projeté en avant-première A mon âge, je me cache encore pour fumer,
premier film engagé de Rayhana qui se déroule dans un hammam algérien
en 1995, et que produit votre femme Michèle. Il a été tourné en Grèce.
Vous, vous aviez tourné Z en Algérie.
Je pense qu’avec ce film, certains Algériens vont râler. A l’époque de
Z, personne ne voulait en entendre parler. J’ai donc dit à Jacques
Perrin, qui jouait le journaliste, que le film ne se ferait pas. Il m’a
alors demandé si on pouvait le réaliser en Algérie. Il avait tourné un
court métrage là-bas et connaissait bien les metteurs en scène
Lakhdar-Hamina et Ahmed Rachedi, des anciens résistants proches du
pouvoir. Il n’y a pas très longtemps, Rachedi m’a raconté une anecdote
: le film ne s’est pas fait de la manière dont je le pensais. Ils ont
beaucoup insisté pour que Houari Boumédiène lise le scenario. Il leur a
répondu : "Vous voulez que j’accepte qu’un film sur des colonels qui
s’emparent du pouvoir par un putsch se tourne ici, mais c’est nous,
ça!" Puis finalement il a accepté pour montrer qu’il était différent
des colonels grecs.
De quel sujet brulant d’actualité aimeriez-vous vous emparer?
L’Europe, la Grèce, mais c’est difficile.
15 Mars 2017
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