Europe, et si on changeait le contexte ?, par Bronislaw Geremek
Après le non irlandais au traité de Lisbonne, l'Union européenne a
évité de prendre des décisions à la hâte. Mais il semble qu'il y ait
déjà un plan : faire aboutir la ratification du traité de Lisbonne dans
tous les pays qui ne l'ont pas fait et obtenir de la part de l'Irlande,
isolée dans son refus, la répétition du référendum sur le même texte.
Le plan qui consiste à pousser l'Irlande à organiser un deuxième
référendum a plusieurs précédents dans l'histoire de l'Union et n'est
pas en contradiction avec les règles juridiques. Tout de même on ne
peut pas nier que c'est un peu humiliant pour les Irlandais (oserait-on
le demander aux Français ?) et que la culture démocratique des
Européens en souffrirait aussi. Et imaginons ce que l'Europe ferait si
des Irlandais s'obstinaient dans leur refus et répondaient non encore
une fois ?
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AP/Niall Carson
Une affiche prône le "non" au référendum sur le traité de Lisbonne, à Dublin, le 10 juin 2008. |
Il
faut se rendre compte que les Européens du XXIe siècle craignent
l'avenir et ne font pas confiance à l'Union européenne. Ils sont las de
ses élargissements, ils la croient bien éloignée de leurs soucis
quotidiens et inefficace pour relever les défis actuels. Les taux de
croissance stagnants dans la plupart des pays membres de l'UE, ainsi
que la cherté de la vie contribuent aussi à la morosité générale des
Européens : c'est un facteur fondamental dans le climat psychologique
européen.
Dans un tel climat, les grands projets visionnaires
n'ont pas de chance de réussir. Le traité constitutionnel ainsi que le
traité de Lisbonne étaient bien ce genre de projets visionnaires et
supposaient un climat de confiance et de satisfaction à l'égard de
l'UE. Il faut se rendre à l'évidence que ce n'est pas le cas
aujourd'hui. La morosité psychologique est un obstacle de taille à des
projets constitutionnels courageux.
Les historiens du
constitutionnalisme savent bien que les Constitutions sont proclamées
soit quand le peuple aspire à un tel acte (on parle d'un "moment
constitutionnel"), soit par surprise. Les huit années passées ne
coïncidaient pas avec un "moment constitutionnel" et toute tentative de
prendre l'opinion publique par surprise n'aurait aucune chance. Les
projets constitutionnels arrivaient au mauvais moment. Pour faire
passer ces projets, il fallait expliquer aux Européens l'urgence des
réformes constitutionnelles et c'était impossible sans que les
Européens se réconcilient d'abord avec l'Europe. Cette "réconciliation"
n'a pas eu lieu. Les derniers sondages d'opinion dans plusieurs pays de
l'Union (y compris la France) ne sont pas réconfortants.
Que faire ?
Les
trois mois d'école buissonnière que l'Union européenne s'est donnés
servent l'idée de faire revoter les Irlandais. Est-ce vraiment la seule
solution possible ? Et si l'on suivait le conseil de Jean Monnet en
cherchant à "changer le contexte" et à formuler un autre plan ?
Il
est indiscutable que les gouvernements nationaux doivent faire tout
leur possible pour que le traité qu'ils ont déjà tous signé soit
maintenant ratifié. Le Royaume-Uni a donné l'exemple et il faudrait que
les sept autres pays fassent de même. Ils y sont obligés, la Convention
de Vienne sur les traités le dit explicitement. C'est alors que le
Conseil européen devra examiner la situation et décider de ce qu'il
faut faire. Puisqu'une majorité de pays et de citoyens a approuvé le
traité, le Conseil peut de manière tout à fait légitime procéder de
concert avec la Commission européenne et le Parlement à la mise en
oeuvre de tout ce qui n'exige pas d'amender les traités.
Le
Conseil pourrait décider ainsi que le haut représentant pour la
politique étrangère prend la présidence permanente du Conseil des
affaires étrangères et qu'il se voit attribuer la responsabilité de la
politique étrangère ainsi que la direction d'un "service d'action
extérieure". Voilà le ministre des affaires étrangères - le nom de la
fonction importe peu - dont l'Union a tellement besoin.
De même,
rien n'empêche le Conseil européen de prendre la décision que ce soit
le président de la Commission européenne qui préside les réunions du
Conseil. Sans être le représentant officiel de l'UE à l'extérieur, il
représenterait par la force des choses les institutions européennes. Le
Conseil européen pourrait proposer au Parlement de prendre la
responsabilité du droit à l'initiative législative populaire (un
million de signatures). De même, le Parlement européen pourrait
lui-même prendre des mesures nécessaires pour renforcer la coopération
avec les Parlements nationaux dans l'élaboration de la législation
européenne. L'élargissement des droits et prérogatives du Parlement
européen pourrait, par contre, se faire par des décisions (à
l'unanimité) du Conseil.
Je ne donne que quelques exemples où il
n'est pas nécessaire d'avoir recours à un nouveau traité. Mais il y a
aussi des changements que l'on ne peut pas introduire sans un traité.
Cela concerne en premier lieu le système du vote. Pour la santé de
l'UE, il est urgent d'abandonner le principe de l'unanimité, dont le
fonctionnement rappelle trop le liberum veto en Pologne, qui avait
amené mon pays au désastre à la fin du XVIIIe siècle. Il est aussi
nécessaire de remplacer le système du vote pondéré établi à Nice par un
vote à double majorité (de pays et de citoyens).
Ce qui ne peut
pas être réalisé à la base des traités existants peut être soumis à une
consultation populaire à l'échelle de l'Union européenne, organisée le
même jour dans tous ses pays membres. Une ou deux questions précises
concernant le système de vote européen, une campagne d'information sur
le sujet, un débat dans l'Europe entière sur le problème, et les
Européens seraient appelés aux urnes (cela pourrait se faire en même
temps que les prochaines élections au Parlement européen) : le Conseil
et le Parlement sauraient quoi faire après une telle consultation. L'Europe
doit se doter d'une dimension politique, elle doit être capable de
parler d'une seule voix, elle doit avoir la capacité de formuler et de
réaliser des politiques de solidarité. Le traité donnerait cette
possibilité et en même temps créerait un bond en avant spectaculaire.
Les trois non consécutifs de la part de la France, des Pays-Bas et de
l'Irlande exprimaient une mésentente entre les institutions européennes
et les citoyens.
Dans les sociétés démocratiques, on n'a pas
besoin que les institutions soient aimées, mais on a besoin qu'elles
soient efficaces et légitimes et qu'elles suscitent la confiance.
Soyons attentifs au message de Saint-Simon : "L'Europe unie doit être
celle des citoyens." Pour répondre à la demande "faisons les
Européens", il faut donner aux Européens l'occasion de "prendre la
parole" comme le proposait Jacqueline de Romilly. Il ne faut pas
craindre le peuple, il faut craindre le populisme, qui exploite
l'absence du peuple sur la scène publique.
L'Europe est donc
face à un choix important. Elle peut avoir recours aux sentiers battus,
qui consistent à faire revoter ceux qui ont dit non. Et même si l'on y
réussit, cela restera toujours une opération menée par les
gouvernements nationaux, évitant de faire parler les citoyens
européens. Ou bien, en utilisant les traités existants, l'Europe peut à
la fois procéder aux réformes institutionnelles nécessaires et demander
l'avis des citoyens européens. La première solution constitue la
routine européenne, la seconde annonce une nouvelle étape de l'unité
européenne.
Bronislaw Geremek était historien et député européen.
Juillet 2008
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