Philippe Demenet : "Le 9 novembre 1989, l'impossible est arrivé"
Pour le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin,
Touteleurope.fr a demandé à plusieurs témoins, hommes politiques,
journalistes ou historiens, de nous livrer leurs commentaires sur cet
évènement déterminant qui, pour beaucoup, marque la fin du XXè siècle.
Philippe Demenet, journaliste et auteur du livre J'ai Vécu Le Mur de
Berlin, se rappelle des réactions qui suivent l'effondrement du Mur.
Comment la chute du Mur a-t-elle été vécue par les Allemands de l'Est ?
C'était
il y a 20 ans, mais je me souviens de cette chute du Mur comme du fait
que "l'impossible est arrivé"! Personne, deux ou trois jours avant, ne
pensait que c'était possible. Pas seulement les Allemands de l'Est qui
vivaient enfermés derrière ce mur depuis 28 ans, mais aussi les
Allemands en général, les Européens, et leurs dirigeants. C'était
l'imprévisible, on pensait que ce mur était là pour l'éternité, que
derrière ce mur des sociétés, des Etats s'étaient constitués. Certes il
y avait des mouvements de contestation, de colère, il y avait des
dizaines de milliers de manifestants dans les villes de Berlin ou de
Leipzig, mais personne n'y croyait.
Et
quand c'est arrivé, c'est arrivé presque par le détour d'une phrase. Le
porte-parole du gouvernement de la RDA, après une réunion, passe à la
télé et déclare au journal de 20h : "A partir de maintenant"
("absofort" en Allemand), on peut passer le Mur sans papiers
particuliers.
|
|
Dans
J'ai Vécu le Mur de Berlin, aux éditions Bayard Presse, Philippe
Demenet raconte trois destins marqués par cette frontière en plein
coeur de leur ville et par l'immense espoir qu'a représenté sa
destruction : un creuseur de tunnels de la RFA, un garde-frontière et
une femme pasteur à l'Est. |
Au
départ, les gens d'Allemagne de l'Est qui voient ça n'y croient pas.
Ils vont faire un tour, ils s'agglutinent. Et les garde-frontières
n'ont pas vraiment d'instructions, alors au début ils demandent des
papiers. Puis on leur répond : "Non, on a entendu à la télé, c'est 'à
partir de maintenant'". Et puis petit à petit, vers 10h ou 11h du soir,
ça s'ouvre ! Et là, on passe en masse, il y a une espèce de flot de
gens, qui partent par centaines ou milliers, vont voir ce qui se passe
de l'autre côté, vers la station de métro où on ne s'arrêtait jamais,
de l'autre côté de la place, tout simplement de la ville, qu'on avait
appris finalement à ne plus penser. On voyait la nuit les éclairages,
on voyait cette ville opulente de Berlin Ouest, qui éclairait, qui
émettait des sons et des bruits, mais la plupart des Berlinois de l'Est
avaient fait une croix dessus.
C'était l'impensable, l'endroit
où on n'irait jamais. C'était l'endroit d'où l'on venait, parce que les
Allemands de l'Ouest avaient, eux, depuis la détente et Willy Brandt
[chancelier de la RFA de 1969 à 1974], obtenu le droit de passer dans
l'autre sens. Mais quand ils repartaient on leur disait "Adieu". Et
tous ceux qui avaient eu le droit d'émigrer (parce qu'avec les
manifestations, le régime était tout de même obligé de s'entrouvrir)
tous ceux qui fuyaient (surtout après l'ouverture de la frontière entre
la Hongrie et l'Autriche, des dizaines de milliers de jeunes fuyaient
chaque semaine, chaque mois), on leur disait Adieu, parce qu'on pensait
ne plus jamais les revoir.
Ils partaient pour toujours, ils
changeaient d'univers, ils allaient reconstruire leur vie ailleurs, en
finir avec cette vie bloquée, cette vie amputée : on était obligé
d'adhérer aux organisations communistes, de faire des exercices de tir,
on était surveillé, on était barré pour peu qu'on soit issu de la
mauvaise classe, on ne pouvait pas aller à l'Université... tous ces
gens qui partaient du pays le quittaient pour toujours, et leur famille
leur disait Adieu. Et quand on allait raccompagner un ami ou un parent
à ce qu'on appelait le "Palais des larmes", à côté de la station de
métro Friedrichstrasse, c'était pour pleurer et pour lui dire Adieu, en
espérant qu'il revienne, mais on ne pouvait pas aller le voir.
Brusquement,
et le lendemain et les 2-3 jours qui ont suivi, toute l'Allemagne de
l'Est (et pas seulement les Berlinois) est passée à l'Est, tout
simplement pour aller voir. Au départ, ils ne savaient pas très bien
s'ils pourraient revenir, ils étaient inquiets. Et finalement ils ont
pris le risque de passer.
Je suis arrivé le surlendemain en tant
qu'envoyé spécial, et j'ai vu ces flots d'Allemands de l'Est passer
l'impensable, traverser ce qui était la frontière d'un monde, et
arriver de l'autre côté. Ce qui m'a frappé c'est que, physiquement, ils
étaient un peu différents des Allemands de l'Ouest (comme quoi un
régime politique peut façonner aussi le physique des gens) ! Un peu
plus petits, plus méfiants, plus réservés… et en même temps habillés
aussi très différemment, ils étaient en jeans délavés (enfin cet espèce
d'uniforme qu'avaient les Allemands de l'Est dans leurs moments de
loisirs), très différents des habits cossus des Allemands de l'Ouest.
Et puis aussi la taille ! Les Allemands de l'Ouest étaient probablement
mieux nourris, mieux traités, plus autonomes, plus individualistes…
Donc, ces Allemands de l'Est arrivaient et découvraient, fascinés, les
milk-shakes, les vitrines, la presse, les distributeurs d'argent
(qu'ils tapaient, en rigolant et en se disant "peut-être que ça va
tomber tout seul") !
Et en même temps, ils se sentaient, ce jour
là ou les suivants, à la fois chez eux et pas chez eux, parce que tout
ce qui était derrière les vitrines leur était inaccessible. Ils
recevaient 100 Marks de l'Allemagne de l'Ouest, qui s'appelait l'
"argent d'accueil". Cet argent, c'était tout ce qu'ils avaient, leurs
Marks à eux ne valaient rien. Et ils dépensaient cet argent en achetant
une revue, un bouquin, une cassette de rock qu'on ne trouvait pas
là-bas, du dentifrice "Colgate" parce que c'était meilleur que chez
eux, des bananes parce qu'il n'y en avait pas chez eux…
C'était
donc l'incrédulité, la fascination, et la joie, une joie incroyable… et
puis une petite inquiétude pour l'avenir. On se demandait : "qu'est-ce
qu'on va devenir", parce qu'on a grandi avec certaines valeurs, qui
étaient certes les valeurs d'une dictature, mais aussi des valeurs
sociales. On ne connaissait pas le chômage, il y avait des crèches, on
avait très peu mais on ne travaillait pas beaucoup non plus. Et là,
qu'allait-on devenir ? Est-ce qu'on allait tout simplement être
englobés, phagocytés par une "Anschluss" [annexion] qui allait nous
transformer en Allemands de l'Ouest ?
Les séquelles du Mur sont-elles toujours visibles ?
Oui,
et elles sont nombreuses, en Allemagne en tout cas. Tous les sondages
le montrent, les ex-Allemands de l'Est n'ont pas atteint le niveau de
leurs homologues de l'Ouest. Ils se sentent toujours, pour une grande
part d'entre eux, des citoyens de seconde zone. Donc le Mur n'est pas
effacé dans nos têtes.
J'ai été frappé d'ailleurs en
interviewant un ancien garde-frontière de l'Est. Au même moment
j'interviewais un Allemand de l'Ouest qui, lui, a percé des tunnels
pour faire passer à la liberté des gens de sa famille ou qu'il ne
connaissait pas, au péril de sa vie. Je lui propose ainsi de rencontrer
ce dernier, et le garde m'a dit : "Non, je ne veux pas y aller". J'ai
fait la même proposition à mon perceur de tunnels, donc un Allemand de
l'Ouest et lui aussi m'a dit non, "parce qu'on n'a pas le même langage,
on n'a presque pas la même langue, on n'a pas eu la même enfance, pas
les mêmes valeurs, pas les mêmes mots pour exprimer ce qu'on a vécu et,
finalement, on n'a rien à se dire". Et ces gens-là, presque vingt ans
après, considéraient qu'ils ne pouvaient pas se parler parce qu'ils
n'avaient rien à se dire. Les Allemands ont-ils tous vécu la chute du Mur comme une victoire ?
Curieusement,
un jour ou deux après la chute du Mur, je rencontre des dissidents que
j'avais l'habitude d'interviewer à Berlin Est. L'écrivain Lutz Rathenow
est à Alexanderplatz, et je lui demande pourquoi il n'est pas passé à
l'Ouest comme tout le monde. Celui-ci me dit : "Non, il y a trop
d'"Ossis" (Allemands de l'Ouest) !". Ce qui est une façon humoristique
de dire : mon pays, c'est ici, avec ses valeurs.
Et puis, chose
surprenante également, Bärbel Bohley, une femme artiste-peintre qui est
un peu l'égérie des manifestations contre la Stasi, elle non plus n'est
pas allée à l'Ouest. Le surlendemain de la chute du Mur, elle est
toujours à l'Est, dans une petite salle paroissiale d'une banlieue
ouvrière, et elle est en train de créer un nouveau parti. Et elle me
dit : "le combat n'est pas fini. Nous on se bat non pas pour un pays
ultra-consommateur (tel qu'on le perçoit de l'Allemagne de l'Est), mais
pour un pays où on pourrait allier les avancées sociales qu'on connaît
chez nous et la démocratie".
Et en effet, il y a beaucoup
d'Allemands de l'Est, parmi les plus militants de la liberté, qui ne
veulent pas de cette "Anschluss", de cette annexion, qui en fait va se
produire : l'Allemagne de l'Ouest va phagocyter l'Allemagne de l'Est.
Et malgré les milliards de marks et d'euros qu'elle va investir, elle
va pratiquement effacer ou tenter d'effacer les valeurs qui étaient les
valeurs de l'Allemagne de l'Est.
C'est peut-être un peu ce qui
peut nous aider à comprendre pourquoi il y a tant d' "Ostalgie", de
nostalgie de l'Est, parce qu'on a voulu pratiquement éradiquer,
effacer, tout le passé et toutes les valeurs, y compris les bonnes, qui
avaient cours avant la chute du Mur.
Tous les Européens sont-ils concernés par la chute du Mur ?
C'est
peut-être le moment d'essayer de réveiller ce qu'a pu être le
traumatisme de l'Europe, sa cassure, ce lieu de confrontation qu'a été
l'Europe de 1945 (dans la suite de la guerre) jusqu'en 1989 et dans les
années qui ont suivi. L'Europe était une ligne de front, nous vivions
sous la menace directe de fusées nucléaires qui promettaient de
détruire la planète des deux côtés. Et c'est cela qui assurait le statu
quo. C'est ce qui a fait qu'ensuite on a accueilli très rapidement les
pays de l'Est, les pays qui s'étaient libérés du communisme, parce
qu'on considérait à juste titre que c'étaient des Européens à part
entière et qu'ils avaient le droit de "rattraper" un peu cette histoire
qu'ils n'avaient pas connue avec nous. C'est peut-être ça qu'il faut
rappeler à des gens qui ne l'auront pas vécu, ou pour qui ce sera
impensable.
J'aimerais aussi qu'on rappelle, à cette occasion,
tous ceux qui, au moment de la chute du Mur, ont rêvé d'une Europe un
peu différente, peut-être un peu plus sociale. Tous ceux qui parlaient
d'une "troisième voie". Il se trouve que les militants de la liberté,
dans les pays qu'on appelait les pays de l'Est, de l'autre côté du
rideau de fer, n'étaient pas des farouches défenseurs du capitalisme ou
de la société de consommation. Ils avaient une autre réflexion :
c'étaient souvent des pasteurs, des gens d'Eglise, des artistes aussi
comme Bärbel Bohley, à Berlin est. Et eux redoutaient que ce grand vent
de liberté emporte tout, y compris les valeurs sur lesquelles ils
avaient fondé leurs protestations.
Effectivement cela a tout
emporté, et ces gens là, on les a bien oubliés. C'est peut-être le
moment de rappeler que des gens comme Vaclav Havel ou Bärbel Bohley,
avaient mis non seulement leur vie en jeu, mais aussi des valeurs,
peut-être un petit peu différentes de celles que nous vivons
aujourd'hui, pour faire tomber ce mur.
Août 2008
Abonnez-Vous au Monde
Retour à l'Europe
Retour
au sommaire
|