"Dotons l'Europe d'institutions efficaces !" Avec Le Monde
Par Josef Ackermann, président du directoire et du comité exécutif du groupe Deutsche Bank AG.
La crise, jusqu'aux dernières turbulences autour du référendum en
Grèce, a montré les limites de la structure institutionnelle actuelle
de l'Union européenne, plus précisément de la zone euro. Après le
sommet à Bruxelles la semaine dernière, d'autres étapes en faveur de
l'intégration européenne doivent suivre si nous voulons préserver
l'euro. L'idée européenne ne suscite plus aujourd'hui un engouement et
un soutien aussi larges que jadis. Au contraire : la crise de la dette
souveraine a miné l'adhésion de la population à une Europe unie et
ravivé les égoïsmes nationaux. Nous devons de toute urgence y mettre un
frein : par une action politique déterminée et collective, comme la
semaine dernière à Bruxelles, mais aussi par des efforts conjoints de
sensibilisation du public.
La réussite économique repose toujours sur des bases politiques. Cela
s'est particulièrement vérifié dans le secteur financier au cours des
derniers mois. Par exemple, l'évaluation des banques n'avait plus
grand-chose à voir avec leur performance, leur solidité financière ou
encore leur exposition au risque, mais était presque exclusivement
dictée par des signaux politiques et se concentrait surtout sur le
risque d'une crise systémique.
J'en suis convaincu : l'unité européenne a besoin d'une nouvelle raison
d'être. De nombreux observateurs voient dans la grande diversité de
l'Europe un obstacle fondamental au succès de son unification. Mon
pays, la Suisse, est cependant un bon exemple de la richesse et de la
force que peut représenter la diversité culturelle. Pour réussir,
l'Europe n'a pas plus besoin que les Etats-Unis d'uniformisation ou de
nivellement. L'intégration, y compris monétaire, est parfaitement
compatible avec des différences de revenus, de structures économiques
et même de modèles sociaux.
Mais la Suisse comme les Etats-Unis nous montrent qu'il existe deux
conditions à une intégration profonde : une vision acceptée par tous,
une idée commune, un esprit fédérateur capable d'enthousiasmer et de
rassembler autour d'elle ; et l'incarnation de cette idée dans un ordre
institutionnel viable et efficace.
"La tradition, disait Thomas More, ne consiste pas à conserver les
cendres mais à transmettre la flamme." Aujourd'hui, nous sommes tenus
de transmettre la flamme d'une Europe unie. Ce sont avant tout les
jeunes, qui n'ont connu que la paix et la prospérité sur ce continent
et pour qui l'idée fondatrice de l'Union européenne ne signifie plus
grand-chose, qui doivent être amenés à prendre l'intégration européenne
autant à coeur que la génération des fondateurs.
Si l'importance du processus d'intégration pour le rapprochement des
peuples reste un bon argument, l'idée européenne a indéniablement perdu
de son pouvoir fédérateur. Le projet européen n'a pourtant rien perdu
de son importance au fil des décennies.
Les Etats européens, y compris la France et l'Allemagne, sont trop
petits par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine pour exercer à eux
seuls encore une réelle influence, et ce qui leur en reste diminuera
peu à peu. Le déplacement du poids économique et aussi politique,
culturel et civilisationnel dans le monde est indéniable. La poursuite
de l'unification européenne n'est donc plus tant une question de guerre
ou de paix, ni surtout d'argent et de prospérité, mais plutôt de
liberté et d'autodétermination, de préservation de la richesse
culturelle unique de l'Europe et donc de notre identité.
J'en viens au second élément indispensable pour une intégration
profonde, la structure institutionnelle. La crise a mis en évidence que
nous ne parviendrons à une stabilité durable de l'union monétaire,
voire de toute l'unification européenne, qu'en renforçant les
fondements institutionnels et constitutionnels de l'Europe.
En particulier, l'union monétaire européenne ne peut fonctionner qu'à
condition de limiter la marge de manoeuvre discrétionnaire des
gouvernements et Parlements nationaux. Il n'y a pas de stabilité
européenne sans solidité financière de ses Etats membres, que ce soit
dans le secteur public ou privé. Au besoin, cette solidité doit pouvoir
être imposée de force par la communauté monétaire. Il est donc
indispensable de fixer le cadre institutionnel de l'Union de manière à
réduire les incitations à l'endettement et, au contraire, renforcer
celles en faveur d'une gestion rigoureuse.
Au niveau national, les freins à l'endettement sont un bon instrument.
Il faut saluer la démarche des pays qui ont suivi l'exemple allemand.
Le président français a lui aussi proposé un mécanisme de ce type,
baptisé "règle d'or", mais n'a malheureusement pas obtenu la majorité
nécessaire pour pouvoir l'inscrire dans la Constitution.
Au niveau européen, un accord a été trouvé sur le renforcement du pacte
de stabilité. Une avancée importante mais insuffisante à mes yeux. Je
pense que l'idée d'un commissaire européen au budget doté de réels
pouvoirs d'intervention et de sanction mérite d'être vivement
encouragée. La solution élaborée à présent reflète les limites
constitutionnelles actuelles. Les gouvernements s'en sont jusqu'à
présent tenus à des propositions de réformes n'impliquant aucune
modification du traité sur l'Union européenne ni des Constitutions
nationales. Je crains que l'Europe n'ait très vite à se demander si
cela suffira.
La solution actuelle promet, certes, un transfert suffisant de pouvoirs
au niveau européen pour imposer une discipline budgétaire réelle. Je
m'en réjouis car je ne vois aucune bonne raison politique, économique
ou morale s'opposant à une plus grande discipline fiscale. Le droit des
Parlements nationaux à décider des recettes et des dépenses ainsi que
de leur composition respective ne serait pas fondamentalement remis en
cause par l'existence d'un commissaire européen au budget, mais
seulement soumis à des limitations quantitatives.
Mais cet accord sera-t-il jugé acceptable par les peuples européens ?
Le droit budgétaire n'est pas seulement le droit suprême du Parlement.
Toucher à ce droit des Parlements nationaux ramène à des questions
fondamentales de nos communautés démocratiques. C'est dans le budget
d'un Etat que la politique trouve son expression concrète. Imposer une
discipline budgétaire, même lorsque celle-ci laisse des marges de
manoeuvre pour fixer les taux d'imposition et les dépenses, va donc
nécessairement de pair avec une limitation de la politique nationale.
Nous devrons, j'en suis sûr, nous soumettre très rapidement à un débat
sur la légitimation constitutionnelle de l'unification européenne, dont
il faut espérer qu'il permette également d'attribuer des mandats clairs
et immuables aux différentes institutions européennes, ce qui
apporterait de la transparence aux processus de décision et de
coordination, éviterait les fausses attentes et renforcerait ainsi la
confiance des peuples dans les institutions et dans l'avenir de
l'Europe.
Le principe reste le même pour les marchés financiers : seule une
Europe unie et prospère pourra atteindre la taille permettant à nos
banques, nos assurances et nos Bourses d'être et de rester compétitives
à l'échelle mondiale. Désormais, la concurrence ne vient plus seulement
de New York ou de Chicago, mais aussi de Singapour, de Hongkong, de
Shanghaï ou de Dubaï. Ces villes sont devenues des places financières
influentes et leurs établissements financiers pèsent de plus en plus
sur la scène internationale. Seule une Europe forte et unie est à même
de participer activement à la définition des règles et de ne pas se
laisser réduire à un rôle passif d'exécutant.
Malgré la multitude de défis internes et externes auxquels l'Europe
doit faire face, je reste confiant, mais si et seulement si les
différents Etats, pleinement conscients de l'enjeu, se montrent
solidaires : les forts d'aujourd'hui, en aidant ceux qui sont
actuellement faibles à se prendre en charge, et les faibles, en ne se
reposant pas sur cette assistance mais en la mettant à profit pour
devenir forts à leur tour. Car c'est bien de cela qu'il s'agit : non
pas de transferts permanents qui sapent toute motivation à faire
soi-même des efforts et épuisent la bonne volonté des payeurs, mais
d'accords solidaires dans lesquels s'exprime notre volonté d'un avenir
commun et d'une union qui fait la force.
Ce texte est extrait d'un discours sur "L'Europe et les marchés
financiers" prononcé à Paris par Josef Ackermann le 3 novembre à
l'hôtel de Beauharnais, résidence de l'ambassadeur d'Allemagne.
Novembre 2011
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