"Les trois "temps" de l'Europe" Avec Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman
La
crise met en évidence que l'intégration européenne est "inachevée",
incomplète, dans un état intermédiaire entre union et désunion. Le
statu quo ne paraît plus tenable .La crise actuelle doit être à nouveau
une occasion de progrès voire de "saut qualitatif" pour l'Union. A
l'opposé du discours des Cassandre qui se sont empressées de prédire
avec des accents millénaristes l'éclatement de la zone euro, le
démantèlement de l'Union européenne, bref la faillite du continent, les
diverses contributions contenues dans le rapport Schuman 2012 tendent à
montrer que la crise actuelle doit être à nouveau une occasion de
progrès voire de "saut qualitatif" pour la construction européenne. Il
existe pourtant un problème autour duquel converge l'ensemble du
rapport : la tension entre "Les temps de l'Europe", selon l'expression
de Michel Foucher - temps des marchés, temps de la négociation entre
Etats et temps de la démocratie. Cette problématique court comme un fil
rouge tout au long de ce rapport, dont les principaux messages peuvent
être résumés autour de cinq points clés.
1. S'il est un acquis de la crise, c'est que le terme de « gouvernance » est en train de devenir obsolète.
Longtemps utilisé pour décrire un système de coordination faible et
préféré parce qu'il évitait de poser la question du fédéralisme, il
donne de plus en plus le sentiment de ne pas permettre de penser des
solutions à la hauteur des enjeux. Il est en tout état de cause associé
au passé. La crise a révélé les faiblesses de ce modèle, à la fois du
point de vue de son efficacité et de sa légitimité. Le temps des
négociations diplomatiques est trop lent. Ce mode de fonctionnement est
anxiogène et déstabilisateur : l'issue des négociations est toujours
incertain, les positions des différents gouvernements semblent
régulièrement soumises aux calendriers électoraux, les décisions prises
par les gouvernements peuvent ensuite être remises en cause au niveau
national, surtout dans un contexte où de nombreux gouvernements sont
très fragilisés politiquement dans leurs pays. Ainsi, ce n'est pas tant
la lenteur du processus démocratique qu'il faudrait pointer du doigt
que les atermoiements et les hésitations de certains Etats membres à
l'égard des mécanismes d'aide et de soutien aux pays en difficulté qui
ont contribué à fragiliser la réponse de l'Union face à la crise de la
dette.
Au-delà des mesures d'urgence indispensables prises tout au long de
l'année 2011 pour tenter d'éteindre l'incendie et de restaurer la
stabilité financière de la zone euro, une réforme fondamentale des
institutions européennes est nécessaire pour dessiner les contours d'un
véritable gouvernement économique de la zone euro. Pour une partie des
réformes, des changements du traité seront nécessaires. Ils prendront
du temps mais le chemin sera clairement tracé. Il est normal qu'ils
soient validés démocratiquement par les Parlements, ou directement par
les citoyens. C'est ce passage du "fédéralisme de crise" à un
"fédéralisme de projet", non idéologique mais pragmatique, qui doit
permettre à l'UE de prendre la crise de vitesse...
2. Vers un triptyque "discipline", "croissance" et "solidarité".
Sur un registre plus directement économique, le rapport Schuman met en
évidence qu'une stratégie de sortie de crise doit s'organiser autour
d'un triptyque composé des volets "discipline", "croissance" et
"solidarité". Mais là encore, une tension est également au cœur d'un
tel programme entre le temps du politique, soumis à la règle
démocratique et le temps court des marchés. Quand les décisions prises
par le politique ne prennent pas suffisamment en compte la contrainte
du long terme, c'est le temps court des marchés qui en vient à dominer.
Les défauts de la gouvernance de la zone euro étaient bien connus, et
cela, depuis fort longtemps. Près de dix années se sont écoulées avant
que la crise éclate, durant lesquelles les marchés avaient laissé au
politique le temps de réagir. Aujourd'hui, les Etats de la zone euro se
voient obligés, avec beaucoup de retard, de remédier à ces
insuffisances. A l'inverse, les marchés formulent des demandes
contradictoires : retour rapide à l'équilibre des finances publiques,
d'un côté, et impatience vis-à-vis du ralentissement de la croissance,
de l'autre ; or, une telle contradiction est source d'instabilité.
Si les Etats membres de la zone euro doivent mettre de l'ordre dans
leurs affaires et organiser le retour à l'équilibre de leurs finances
publiques à une échéance relativement brève, ils doivent aussi inscrire
leur action dans le temps long et investir : l'Europe fait face à une
croissance potentielle très faible et la crise a entraîné un recul très
fort de l'investissement. Certains investissements sont
particulièrement importants et méritent d'être soutenus au niveau
européen, et notamment les secteurs à forte économie d'échelle : à
titre d'exemples, les industries de défense, l'industrie aéronautique
et les infrastructures de réseaux - comme l'énergie - font ici l'objet
d'une attention particulière.
En dernier lieu, dans le contexte de crise actuel, la renégociation du
budget européen actuellement en cours ne peut plus être détachée de la
question fondamentale : comment rendre crédible la solidarité des Etats
membres au sein de l'UE ? Est ici proposé un pacte européen de
solidarité qui consisterait en un accord politique venant s'ajouter au
traité de Lisbonne. Il viserait à assurer la solidarité financière et
la solidarité budgétaire. S'agissant de la solidarité financière, il
formaliserait l'engagement de chaque Etat en faveur de la
responsabilité budgétaire et, réciproquement, l'engagement de l'Union
européenne à apporter l'aide nécessaire à un Etat connaissant des
difficultés. En ce qui concerne la solidarité budgétaire, ce pacte
fixerait le principe selon lequel ce sont les ressources propres de
l'Union qui doivent couvrir les dépenses européennes engagées afin de
réaliser des projets européens.
3. Il faut relancer le débat sur la "puissance" européenne.
Sur le plan international, le rapport appelle à surmonter le risque du
retour à l'introversion et à relancer le débat sur la "puissance"
européenne. A ce sujet, nous semblons être passés d'un questionnement
sur les ressorts de la "puissance européenne", que l'on imaginait
reposer sur son pouvoir normatif, à un questionnement sur
l'"impuissance européenne". C'est dire que la notion de puissance
européenne paraît, de nouveau, appartenir au domaine du virtuel. Force
est ainsi de constater que, après dix ans d'accroissement de sa
puissance stratégique, l'Union européenne éprouve des difficultés à
peser sur les évolutions géopolitiques. Toutefois, deux facteurs, au
moins, invitent à donner un nouvel élan à la réflexion sur la nécessité
d'une contribution de l'Union européenne à la gestion des crises de
sécurité. Le premier est le relatif déclin de la puissance des
Etats-Unis auquel nous assistons et qui appelle l'Union européenne à
jouer un rôle plus important sur la scène mondiale. Le second est la
coïncidence entre la vision stratégique de l'Union européenne et les
évolutions du monde actuel. A titre d'exemple, les expériences récentes
mettent en évidence l'insuffisance de stratégies basées uniquement sur
l'outil militaire lorsqu'il s'agit d'apporter des réponses durables aux
crises de sécurité. La mondialisation conforte en effet, de multiples
façons, le cadre et la vision stratégique de l'Union, qui reste l'un
des laboratoires de la modernité.
4. Il faut prendre le contre-pied de la tendance actuelle à l'autodénigrement.
Ce rapport est réaliste. Il ne s'agit pas de minorer les difficultés
auxquelles les Européens doivent faire face. Pourtant, il ne faut pas
succomber à la tentation de noircir le tableau à l'envi et il faut
d'abord rappeler ce que l'Union européenne a construit et consolidé
depuis 60 ans, et qui a bien résisté à la crise que nous vivons depuis
quatre ans : un marché unique, le plus grand marché mondial couronné
par une monnaie unique que l'Allemagne et ses partenaire s'emploient en
ce moment à sauver des périls qui la menacent. Par ailleurs, dans un
contexte de retour des discours protectionnistes, il n'est pas inutile
de rappeler que l'Union européenne reste le principal acteur de la
mondialisation : elle est la première économie mondiale et le principal
acteur des échanges commerciaux comme des flux d'investissements. Dotée
de bonnes infrastructures et de systèmes d'éducation solides, l'Union
reste en effet le premier bénéficiaire des investissements directs
étrangers dans le monde. De surcroît, la zone euro dispose d'une
monnaie internationale crédible. Enfin, et en dépit de la demande
légitime de justice sociale et de réduction des inégalités qui
s'exprime dans les sociétés européennes, tous les indicateurs de
développement humain (pauvreté, éducation, santé, espérance de vie,
etc.) placent l'Europe au premier rang et justifient que l'Europe
demeure un modèle et une "voie prometteuse" en ces temps incertains.
5. Les leaders politiques européens, qui agissent comme des « pompiers » doivent redevenir des « bâtisseurs »...
Nous entrons dans une période de refondation qui suppose un engagement
dans un projet de renouveau de la construction européenne qui, par sa
projection, nécessite de s'inscrire dans une perspective de moyen-long
terme. Si la tendance naturelle des leaders européens est de gérer
l'urgence, le risque serait de repousser la mise en œuvre de leurs
idées les plus ambitieuses dans un contexte où la crise semble pousser
à une accélération de l'histoire. Comme le formule, on ne peut plus
clairement, l'une des contributions de l'ouvrage : "La gouvernance de
la zone doit tout à la fois, en ces temps instables, être plus simple,
plus visible, plus réactive et plus démocratique. Vaste programme qui
ne peut être réalisé en un jour mais la direction vers un fédéralisme
économique, budgétaire et aussi financier respectant nos traditions
démocratiques doit être indiquée rapidement et fermement. Faute de
quoi, nous passerions notre temps à courir après les marchés, à vivre
dans l'obsession de dégradation, à désespérer nos partenaires
asiatiques, américains ou moyen-orientaux qui, paradoxalement, nous
demandent de mieux nous organiser, de mieux nous défendre afin d'être
digne de la confiance mise dans l'euro. Quelque part, ils nous
demandent d'avoir confiance en nous".
In fine, le message porté par ce rapport est que l'Europe a encore
quelque chose de spécifique à apporter. Elle a une identité propre à
affirmer. Ce n'est qu'en développant une "conscience de soi" que les
Européens n'abdiqueront pas toute ambition en matière aussi bien
économique, politique, internationale mais aussi intellectuelle.
Thierry Chopin, directeur des études de la Fondation Robert Schuman est
co-directeur, avec Michel Foucher, du Rapport Schuman sur l'Europe.
L'état de l'Union 2012, Paris, Lignes de repères, 2012.
Pour en savoir plus : www.robert-schuman.eu
Mars 2012
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